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Comme on l’a vu dans la pratique de Robert Smithson, la langue est avant tout une « demeure »128, un seul édifice de mots. Elle dépasse le simple moyen de communication ou système de signes. À travers cette conception spatiale de la langue, celle-ci n’est ni moyen ni instrument, mais un médium. Un milieu pour toutes circulations de communication, mais qui n’est pas communication lui-même. Cette demeure contient des zones (brique = mot, phrase = salle, paragraphe = groupe de salles) qui diffèrent dans leur densité. Le passage d’une zone dense vers une autre moins dense définit la traduction129. Penser la traduction dans l’art, c’est penser l’acte de la création en train de se faire, c’est la rendre visible en traçant sa trajectoire, comme une " pensée au travail ", une image de pensée au-delà des frontières d’un lieu.

La lecture est d’abord cet affranchissement de la barrière de la langue. Le rapport à la traduction comme une pensée de l’écart, comme une pensée en acte. La traduction pense une activité en cours et qui nous met en cause. Elle est une occasion de réflexion à travers la pratique. Il y a pour la traduction une forme de clairvoyance, un savoir propre à la pratique, qui vient de la pratique. Walter Benjamin dit qu’elle se retrouve à mi-chemin de la poésie et de la théorie, comme l’esthétique serait à mi-chemin entre pratique et théorie, entre art et philosophie. La traduction, comme l’esthétique, est aussi affaire d’expérience. Expérience de la langue étrangère, de la sonorité, de la tonalité et d’une prononciation particulière. Mais également de tout ce que véhicule une langue, en termes d’histoire, de culture, récits, mythes, et écart qui, malgré la connaissance plus ou moins grande d’une langue autre, est maintenue entre les deux bords. Cet écart est espace de possible, de rencontre et de transformation. Écart qui devient art ou écriture, une forme. Cela correspond au sens où l’entend Benjamin lorsqu’il déclare que « la

128 Antoine Berman, L’âge de la traduction. « La Tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, DL, Intempestives, 2008, p. 22.

traduction est une forme »130. Il entend par forme une organisation, un organisme, ou encore un ensemble. Elle révèle le passage d’un état à un autre, une traversée réelle des frontières. C’est dans l’expérience de l’étrangeté d’une langue, qu’on ne parle pas et qu’on ne comprend pas, que sa propre langue et écriture se transforment. Avant d’être une transformation, la traduction est translation, idée d’une « équivalence sans identité »131.

Technique mixte se détache de son origine sans s’en soucier et instaure un autre mode de circulation du sens. Pourtant elle garde un lien avec son origine. Elle constitue en quelque sorte un territoire de regroupement d’éléments dispersés où se réalise une confrontation entre origine et dispersion absolue. L’origine des légendes se trouve ailleurs, dans un autre espace-temps. Les légendes restées identiques à leur forme primaire retrouvée sur leur site d’origine, se trouvent engagées dans un « processus de traduction »132. C’est-à-dire qu’elles donnent à lire dans une autre langue leurs origines dont le lecteur ne prendra connaissance qu’en traduction. Ainsi la translation se fait vers le lecteur. C’est à lui que revient la possibilité de transformer la forme (langue) d’origine. C’est lui, par sa lecture, qui viendra perturber les règles posées comme immuables qui contraignent les œuvres d’art d’origine. La traduction suppose une certaine abstraction, un détachement du réel, pour donner à l’imagination un rôle décisif et provoquer en parallèle un transfert ou une translation d’une réalité vers une autre comme avènement d’une nouvelle langue, d’une dimension nouvelle pour les mots et les images. L’opération de traduction est proche du concept simondonien

130 Walter Benjamin, « La Tâche du traducteur », op. cit., p. 245. Antoine Berman, dans son commentaire

précise que par forme, « la traduction est un certain organisme », in L’âge de la traduction, Ibid., p. 54.

131 Yves Abrioux, Traduction(s), confrontations, négociations, création, TLE n° 25, Saint-Denis, Presses

Universitaires de Vincennes, 2008, p. 8.

132 Cette formule est utilisée par Stuart Hall qui définit le processus de traduction comme forme hybride

de l’ancien caché dans du nouveau : « il faut donc nous habituer, non pas à la pureté traditionnelle des formes culturelles, mais à leur hybridation, il faut nous habituer au fait que ces formes culturelles sont brouillées, il faut nous habituer au mélange de l’ancien et du nouveau. (…) L’idée de forme pure est totalement anhistorique ». Stuart Hall, Entretien avec Stuart Hall, in Mark Alizart et al., Amsterdam, 2007, p. 84-85.

d’individuation. Pour Simondon133 individuation désigne la genèse de l’individu. C’est au niveau de la genèse de l’individu et de sa relation avec les autres que résident ses propriétés. L’individuation est capable d’opérer au niveau physique, vital et psychosocial et se définit alors comme un processus par lequel un individu advient. Pour penser le concept d’individuation Simondon a recourt à un autre concept qu’il nomme « transduction » à travers l’exemple concret du processus de cristallisation. Celle-ci est individuation physique du cristal, qui une fois qu’il est formé est définitivement figé. Cette image fournit un schéma simple de l’opération transductive. Ces deux notions interagissent ensemble car l’une permet de penser l’autre. En effet, « la pensée de l’individuation est elle-même une individuation »134, et la transduction est la seule opération qui permet cette « pensée de la pensée » par opération mentale contrairement aux opérations classiques de déduction ou d’induction.