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Le chaos-germe, notion développée par Deleuze, fait l’objet d’une recherche sur l’existence et la validité d’un rapport entre la peinture et la philosophie. C’est-à-dire créer des concepts qui sont en rapport direct avec la peinture. C’est à partir de la notion de « catastrophe »358, opérée chez chacun des peintres Turner, Cézanne, Van Gogh,

Klee, Kandinsky et Bacon, que Deleuze aboutit dans son raisonnement à cette question : est-ce que l’acte de peindre n’affronte pas, ne comprend pas cette référence à une catastrophe ? Ici, il peut sembler paradoxal de voir dans cette notion de catastrophe une résonance avec les pratiques oulipiennes de G. Perec ou encore les figures d’indexations et de taxinomie qui caractérisent ma pratique. Car si le chaos-germe est une catastrophe, la liste n’est-elle pas plutôt ordre, code ou programme ?

« Il est vrai que les traits libres, spontanés, voire accidentels que trace la main de Bacon paraissent à première vue aux antipodes de la pratique oulipienne. Le diagramme de Bacon a pourtant la même visée que la contrainte oulipienne : tracer un ensemble de lignes opératoires qui pourront ensuite être actualisées dans une œuvre »359, répond Alison James. Avec F. Bacon il y a toute une lutte dans la toile entre le peintre et les données. « Il y a donc un travail préparatoire qui appartient pleinement à la peinture et qui pourtant précède l’acte de peindre. Ce travail préparatoire est invisible et silencieux, et pourtant très intense. Si bien que l’acte de peindre surgit comme après-coup (hystérèsis) par rapport à ce travail. Or cet acte, suppose qu’il y ait déjà sur toile (comme dans la tête du peintre) des données figuratives, plus ou moins virtuelles, plus ou moins actuelles. Ce sont précisément ces données qui seront démarquées, ou bien nettoyées, balayées, chiffonnées, ou bien recouvertes, par l’acte de peindre. C’est ce que F. Bacon appelle un diagramme »360, explique Deleuze. Par ailleurs, avec Turner il

358 « Le diagramme est bien un chaos, une catastrophe, mais aussi un germe d’ordre et de rythme. C’est

un violent chaos par rapport aux données figuratives, mais c’est un germe de rythme par rapport au nouvel ordre de la peinture. » Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, op. cit., p. 95. Pour la philosophie deleuzienne de la peinture, je me base dans cette thèse sur Francis Bacon, Logique et

la sensation ainsi que les cours sur « la peinture et la question des concepts » donnés à Vincennes par le

philosophe en 1981. Ces cours me permettent de comprendre la logique – au-delà de la pratique picturale de Bacon – du concept de diagramme.

359 Alison James, « Pour un modèle diagrammatique de la contrainte », Ibid., p. 59.

s’agit du passage d’une peinture qui représente dans certains cas des catastrophes de type avalanche, tempête mais aussi à une catastrophe infiniment plus profonde, qui concerne l’acte de peindre au plus profond. Dans l’acte de peindre, cette catastrophe est inséparable d’une naissance de la couleur.

Chez Cézanne et Klee la nécessité d’une catastrophe dans l’acte de peindre est en rapport avec la genèse de la chose, une cosmogénèse. Cela correspond au style : « le diagramme n’est pas une idée générale, il est daté et c’est ça qui fait le style d’un peintre »361. Le style offre une norme à l’œuvre, lui permet d’être classée dans ce qui fait l’histoire de l’art. Le style, comme une unité de mesure, régule les œuvres selon des critères de formes, de normes et de gestes. Le diagramme chez un peintre moderne est alors ce qui détermine son style, il est l’embrayeur d’une invention. Ce concept de catastrophe créatrice ou de chaos-germe, Deleuze affirme pouvoir en dater l’apparition dans l’acte de peindre de chacun des artistes cités plus haut. Une sorte de pronostic des différents processus de création. De cette datation basée sur les récits et écrits des peintres on peut définir la synthèse du temps proprement pictural. Il s’agit de traiter la peinture non pas en rapport avec l’espace – bien que le diagramme peut être une question topologique – mais en rapport avec le temps, un temps propre à la peinture. L’acte de peindre doit affronter la condition pré-picturale de telle manière qu’il en ressorte quelque chose : la couleur ou encore la Figure362. En d’autres termes, il y a une temporalité propre à chaque tableau, à chaque œuvre d’art. À travers ce concept de diagramme, Deleuze donne sens à sa question première : quel rapport la peinture entretient-elle avec la philosophie ? le diagramme est-il une invention proprement picturale ? on peut désormais catégoriser le diagramme de chaque artiste et s’éloigner ainsi de la question du style. À travers cette diagrammatique de l’art, le philosophe dégage trois moments de la peinture où le diagramme demeure un milieu d’entre-deux, entre le donné et le fait, entre le chaos et la figure. Le diagramme est une possibilité de fait, un devenir.

361 Gilles Deleuze, « La peinture et la question des concepts », op. cit.

362 Deleuze écrit Figure avec un F majuscule pour signifier le mode d’exposition des forces invisibles qui

Désormais, il est possible à mon avis d’associer le diagramme à une fonction opératrice mais aussi à un régime de pensée qui permet de saisir les forces et les tensions qui conjuguent deux techniques ou dispositifs pour exposer l’état processuel qui les noue. Photographie/peinture, photographie/cinéma, art/sociopolitique, art/philosophie, mais aussi analogique/digital, actuel/virtuel, écriture/dessin, le diagramme semble puiser dans les différences pour ouvrir les limites entre les multiples disciplines et formats par un agencement des forces qui les animent. Est-il possible de dater la pratique diagrammatique, et celle plus récente de la visualisation de données ? C’est une question que j’ai posée à Pierre Paliard lors d’un entretien sur le choix du terme « modernité » évoqué dans le titre de son article Une modernité diagrammatique, il répond : « par modernité, je désigne comme tout le monde en effet la période historique courante depuis Manet et Baudelaire jusqu’aux années 60 et 70. Mais la chronologie est toujours imprécise quand on évoque de grands mouvements d’idées »363. En effet, et comme l’a fait Gilles Deleuze en nommant et datant les diagrammes des artistes remontant jusqu’à Michel Ange, Pierre Paliard évoque la notion de geste dans ses propos sur le diagramme et prolonge dans ce sens la pensée de Gilles Châtelet. On peut par ailleurs les rapprocher de ce que Alain Badiou désigne par acte : « tendanciellement l’art du XXème siècle se centre sur l’acte plutôt que sur l’œuvre, parce que l’acte, étant puissance intense du commencement, ne se pense qu’au présent »364. Il ajoute : « l’idée directrice est que commencement et fin viennent à coïncider dans l’intensité d’un acte unique »365. Le philosophe fait de cette fascination de l’acte un trait du siècle moderne. D’une certaine manière, le diagramme comme geste qu’évoque Paliard dans l’article s’inscrit dans cet aspect de la modernité sans l’élargir à toute la modernité comme semble le faire Badiou.

Il est nécessaire à ce stade de définir ce concept à travers une approche étymologique et historique. Le terme « diagramme » est emprunté (1584) au latin diagramma, entendu

363 Pierre Paliard, op. cit., entretien réalisé entre le 27 février et le 5 mars 2013.

364 Alain Badiou, Le siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 191. 365 Ibid., p. 192.

au Moyen-âge au sens d’ « échelle des tons » en musique et plus largement au sens étendu de « tracé, dessin ». Lui-même est emprunté au grec diagramma désignant toute chose écrite en détail par le dessin ou l’écriture : dessin, figure de géométrie, tablature de musicien, et plus tardivement tracé d’une carte de géographie, etc. Diagramma est le déverbal de diagraphein, de dia préfixe signifiant « à travers », « en divisant » d’où « en traversant » et graphein « écrire » (graphe, graphie)366. La notion du diagramme est associée de façon généraliste et pluridisciplinaire aux mathématiciens, urbanistes, architectes, géographes et statisticiens à des fins instrumentales. Mais cette notion a évolué en concept avec la philosophie de Gilles Deleuze. Il l’a développé essentiellement dans son analyse de la peinture de Francis Bacon dans Francis Bacon. Logique de la sensation, (1981) où il lui consacre tout un chapitre. Il l’a aussi analysé plus amplement dans ses cours sur la peinture à l’Université de Vincennes dans la même année. Antérieurement, il se l’est approprié en l’empruntant à Surveiller et punir (1975) de M. Foucault une première fois dans Critique n° 343, (1975) ensuite dans Foucault, (1986). Mais il existe également d’autres écrits sur ce concept dans Mille Plateaux (1980) en collaboration avec Félix Guattari. Enfin, nous avons trouvé chez Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit (1964) une mention du diagramme ainsi que chez Bachelard dans La Poétique de l’espace (1957). Cette notion est à l’origine développée par Charles S. Peirce dans Écrits sur le signe (1978). Enfin, le « diagramme » est aussi un langage de l’art chez Nelson Goodman d’après une théorie relayée par l’anthropologue Jacques Goody dans La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (1979) comme technologie intellectuelle.

Dans cette configuration de pensée historique que j’esquisse à grands traits au prix d’inévitables raccourcis, on distingue alors différents types ou lectures de ce concept. Chez Foucault, il est un « dispositif politique », chez Deleuze et Guattari une « machine abstraite », dans les travaux de Peirce ou encore de Wittgenstein, il se situe entre « écriture et image » ou « icône de relation », enfin, le diagramme de Gilles Châtelet est un « geste et dispositif » ou encore « sourire de l’être ». Le diagramme a la fonction de représenter, de clarifier, d’expliciter quelque chose qui tient aux relations entre la partie

et le tout et entre les parties entre elles, mais encore d’exprimer un parcours dynamique, une évolution et la suite des variations d’un même phénomène. Il immobilise alors un geste pour instaurer une opération d’amplification et d’intuition367. Il suggère l’invisible, Châtelet parle d’une technique d’allusion en se référant à Simondon qui autorise à parler d’une lignée technique, le mathématicien conclut : « il y a donc des lignées de diagrammes aux allusions de plus en plus ajustées et de plus en plus ambitieuses, comme il y a des lignées de plus en plus autonomes et de plus en plus concrètes, et, pas plus que l’objet technique ne vient après un savoir, le diagramme n’illustre ou ne traduit simplement un contenu déjà disponible. Les diagrammes ont donc à voir avec l’expérience et se révèlent capables de s’approprier et de véhiculer "tout ce parler avec les mains" (qu’il faudrait peut-être mieux appeler ce parler dans les mains) dont les physiciens sont si fiers et qu’ils réservent bien sûr aux initiés »368. Qu’il

soit outil ou technique, il est une expérience de pensée qui oriente le geste d’intention. Néanmoins, le diagramme est aussi l’élément logique, l’outil technique de traduction des données vers la genèse de la Figure auquel s’est livré le peintre Francis Bacon afin de traduire ces photographies-documents en figures picturales en signant un style. « Le diagramme, c’est donc l’ensemble opératoire des lignes et des zones, des traits et des tâches asignifiants et non représentatifs. Et l’opération du diagramme, sa fonction, dit F. Bacon, c’est de "suggérer" »369, ajoute Deleuze. Enfin, le diagramme est autant un moment dans la durée de l’œuvre, qu’un objet technique au sens de Simondon ou encore un dispositif de pouvoir chez Foucault avec le dispositif carcéral du Panopticon. Aussi « le camp, c'est le diagramme d'un pouvoir qui agit par l'effet d'une visibilité générale. Longtemps on retrouvera dans l'urbanisme, dans la construction des cités ouvrières, des hôpitaux, des asiles, des prisons, des maisons d'éducation, ce modèle du camp ou du moins le principe qui le sous-tend : l'emboîtement spatial des surveillances hiérarchisées. Principe de l'encastrement. Le camp a été à l'art peu avouable des

367 Gilles Châtelet, Les enjeux du mobile, op. cit., p. 33.

368 Ibid., p. 34. (Souligné par l’auteur)

surveillances ce que la chambre noire fut à la grande science de l'optique »370. Ici Foucault fait référence à la photographie et son caractère diagrammatique comme objet synoptique et panoptique. Et ce n’est pas en tant qu’objet de la reproduction technique par excellence, mais, comme dispositif optique ou d’emboîtement spatial.

On peut considérer que ce moment/outil qu’est le diagramme – pictural, photographique ou institutionnel – peut prendre la forme de multiples objets techniques de pouvoir, dans le sens où ils orientent et dirigent l’intention et le désir du créateur à travers la mesure et la norme et auxquels l’artiste fait appel afin de traduire ses données d’un langage vers un autre. Le diagramme est autant élément temporel que topologique. Temporel car il représente un moment dans le processus de création, et topologique car il incarne l’outil de passage d’une zone vers une autre. Parmi ces outils de traduction on peut citer : le calque, le scanner, l’imprimante, l’ordinateur, l’appareil photographique ou encore le vidéoprojecteur. Mais en effet, cette liste est la séquence d’un très long et cætera, car on peut citer tous les outils de reprographie, de communication et d’information mais aussi bureautiques qu’utilise l’artiste aujourd’hui directement ou indirectement afin de réaliser son œuvre. C’est dans une orientation topologique et dynamique du diagramme en tant que lieu de mutation, que s’opère la traduction plastique. Par ailleurs, le diagramme s’est révélé comme une légende insaisissable, contée par le peintre dans une interview371, traduite plus tard par le philosophe français

de l’anglais « graph » pour construire le concept qui va résonner avec une pensée philosophique à caractère poétique et politique, rapport à la machine abstraite non- représentationnelle. En effet, c’est à travers une forme pragmatique que Deleuze engendre une nouvelle composante dite diagrammatique.

Le diagramme existe dans un rapport photographie/peinture, parce qu’il y a au moins deux langues, deux techniques. Comme le diagramme baconien, les outils

370 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, Bibliothèque des

histoires, 1975, p. 175.

371 « Des interviews basées (…) sur des transcriptions de bandes magnétiques sont aux interviews basées

sur la mémoire et sur des notes ce que la photographie est à la peinture. La bande, comme l’appareil photo, ne peut pas mentir et ne peut pas discriminer. », David Sylvester, Francis Bacon. L’art de

techniques de traduction sont à l’origine du préfixe dia qui signifie la translation - une opération, un mouvement ou encore un geste - d’un moment vers un autre, d’une langue vers une autre on encore d’un lieu vers un autre. Translation au sens anglophone de translation signifie traduction372. Si on considère que l’art est un langage, on ne peut ignorer cette forme de « l’image de pensée » qu’est le diagramme : « ce qui importe dans un diagramme, comme avec le cadran d’un instrument, c’est la manière dont on doit le lire »373. Car avant d’être un simple schéma ou gribouillis sur une feuille de papier ou encore un tableau noir, le diagramme constitue un langage de l’art, et dans certains cas et chez quelques artistes un outil majeur de traduction d’un format vers un autre ou encore d’une langue de l’art vers une autre. C’est ce qu’on peut entendre dans cette phrase d’Antoine Berman qui résonne parfaitement avec celle de Deleuze sur la fonction du diagramme Baconien : « la langue est un médium, un milieu. Le langage est le milieu de toutes les communications, mais n’est pas communication lui-même. Ce médium n’est pas indifférencié : il contient des ‘zones’ plus au moins denses, et le passage d’une zone plus dense à une zone moins dense, c’est la traduction »374. Il s’agit d’une opération de suggestion d’une nouvelle langue, d’une nouvelle Figure, d’un nouveau motif, ce n’est en aucun cas une opération de ressemblance mais d’invention. Le diagramme permet – comme le travail du traducteur dans la conception de Walter Benjamin développée dans La tâche du traducteur – une extériorisation du plan de travail, qui n’est autre que celui de l’original, afin de pouvoir procéder aux métamorphoses nécessaires des données originales pour en inventer de nouvelles. Ce milieu est aussi celui du diagramme chez Francis Bacon.

372 Charles Alunni, « Traduction et transduction », l’Atelier Simondon, séance du 20 décembre 2010.

373 Nelson Goodman, Langages de l’art, op. cit., p. 205. 374Antoine Berman, L’âge de la traduction, op. cit., p. 22.