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Fig. 13 Joseph Kosuth, Ni apparence ni illusion, 2010, Installation, Musée du Louvre.

Cette attitude quasi religieuse du savoir dans laquelle se situe le lecteur dans le musée est à mon sens, assez proche de la pensée esthétique simondonienne. En effet, Simondon pense que l’œuvre d’art existe dans une civilisation à travers une impression esthétique qui est une tendance de l’homme à rechercher et à penser. Ce qui implique que cette impression esthétique n’appartient pas à l’artiste mais à toute personne qui entre dans la bulle artistique et culturelle. Le récepteur de l’art en fait partie. C’est dans une cosmogonie dynamique que Simondon intègre l’impression esthétique en la définissant comme impliquant le : « sentiment de la perfection complète d’un acte, perfection qui lui donne objectivement un rayonnement et une autorité par laquelle il devient un point remarquable de la réalité vécue, un nœud de la réalité éprouvée. Cet

acte devient un point remarquable du réseau de la vie humaine insérée dans le monde ; ce point remarquable aux autres, une parenté supérieure se crée qui reconstitue un analogue du réseau magique de l’univers »217. Le caractère esthétique d’une chose devient un point remarquable, des « points d’émergence ou de créativité, de conjonctions inattendues, de continuums improbables »218 pour utiliser les termes de Gilles Deleuze, saillants et saisissables, à qui saura les attraper, les lire et les intégrer dans une autre œuvre en devenir.

« Le discours précède le mur et l’œuvre, puisqu’il est apporté par le lecteur/spectateur »219, déclare Joseph Kosuth. C’est sur les murs d’un sous-sol du musée que l’artiste brode ses mots scintillants. Une suite de murs de pierre médiévaux de pierres qu’on longe habituellement sans s’arrêter pour accéder aux galeries d’exposition situées à l’étage supérieur (fig. 13). Ces murs de fondation du palais du Louvre, constituent l’ « Histoire en tant que telle »220, déclare l’artiste. C’est une œuvre que je vois, ou plutôt que j’aperçois en passant, en me dirigeant ailleurs. Par son caractère discursif et lumineux grâce aux néons blancs, elle attire mon regard sans l’arrêter. C’est d’ailleurs, en marchant le long du mur qu’on la saisit en sa totalité. C’est un fragment poétique qui fait ici l’objet de l’œuvre de l’artiste, une réflexion sur l’espace et celui de notre rapport au langage. En effet, J. Kosuth présente un dispositif de lecture une proposition personnelle221 sur la mise en contact d’un texte sur un mur :

« Je me tiens devant un mur de pierre du XIIème siècle, le mur de fondation du premier palais du Louvre. Je commence avec le matériau de construction cher à Nietzsche. Le mur est la surface de sa

217 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Ibid. p. 180. 218 Gilles Deleuze, Foucault, Ibid., p. 43.

219 Joseph Kosuth, Un dispositif perturbateur, Entretien avec Jacinto Lageira, Joseph Kosuth, ni apparence ni illusion, Exposition, Paris, Musée du Louvre, Musée du Louvre, 22 octobre 2009 - 21 juin

2010, p. 44.

220 Ibid., p. 37.

221 D’après l’artiste, qui se réjouit de le préciser, c’est la première installation où il utilise sa propre

propre histoire enfouie. Tant que les objets restent dessus, le spectateur cache la vue à l’archéologue. Tant l’archéologue que le bibliothécaire y retrouvent leur propre trace. (1. Un iceberg inversé. 2. La plus longue conversation du monde). Nous suivons le passage le long du mur. Il y a du monde, chacun est porteur du terme manquant d’une équation destinée à rester sans solution. À chaque coin, le mur offre des suggestions et des options, mais aussi confusion et désorientation. Le mur derrière nous n’est porteur d’aucune anticipation. Le donjon est quelque part en avant, et le puits sur son chemin La crypte est à la fin Le mur est un support et me sert de tabula rasa. Le mur entre dans le champ du visible juste à l’endroit où une maquette d’ensemble du palais est posée. Une première réflexion, puis un détail se dilate. J’imagine des lignes sur le point d’apparaître, une étincelle est presque visible, le bruit de fond du pouvoir écrit, mais pas son propre nom. Le mur se prépare. On ne peut voir le mur que par parties, la totalité est dans l’esprit. Le texte ne devient complet que lorsque vous arrivez à la crypte. Les pierres du mur sont signées, et pourtant chacune reste anonyme. Qui écrit ici ? C’est moi, dit l’archéologue avec sa pelle. Certains murs nous invitent à demander : qu’y a-t-il de l’autre côté ? Ces murs-ci ne décrivent que leur propre limite. Ils vous saisissent, mais ne vous demandent rien. Des lignes éclatantes forment des mots, à mesure qu’elles s’illuminent d’abord elles-mêmes, puis le mur. Les pierres et les mots s’assemblent pour produire à la fois un mur et un texte. Le souci des apparences ne vous inspire que méfiance, et le mur affiche son indifférence. L’histoire proposée est à la fois profonde et muette. La lumière nous conduit plus profondément dans son autoréflexion, comme une récompense. Mais c’est vous qui apportez le sens, qu’il faudra y retrouver. Quinze pierres en place, toutes sorties de l’ombre, ces mots lumineux rendent visibles à la fois celui qui voit et celui qui est vu. Le mur. Le passage. »222

Le fait de citer le texte de Kosuth dans la totalité sur ces pages-mêmes devrait attirer l’attention du lecteur. Comme une figure, une image d’illustration, ce texte fonctionne dans ces pages en être hybride. Il est à la fois le contenant et la forme d’une œuvre. On le lit comme on regarde une image d’un tableau ou une figure. Le mode de reproduction et de citation d’une œuvre textuelle diffère de celui d’une œuvre visuelle. Pour illustrer mes propos j’intègre des figures, ici c’est un texte qui fait figure. Afin de l’intégrer dans ces pages je dois, à l’aide de mon clavier d’ordinateur, saisir les mots en les retranscrivant comme une réécriture. Mais lorsqu’il s’agit d’une image, je la copie à partir d’un fichier source après l’avoir enregistrée sur mon disque dur d’ordinateur.

Ces mots qui longent le mur comme des lignes de lumière, racontent leur propre histoire, et semblent aussi raconter toute l’histoire des mots qui habitent les murs,

comme les graffitis223. L’artiste précise que ce texte a surgi des travaux de recherches concernant les critiques que Nietzsche adresse à Darwin224. Le texte est ensuite né du processus pour l’installation au Louvre. Il pense l’espace par l’écrit, pour le comprendre et le saisir, et fait de cette étude écrite l’objet même de l’œuvre. La pensée-œuvre, ou l’œuvre pensée, constitue ici le medium. La pensée comme médium, traverse le lieu du musée comme la lumière. Le discours précède le mur et l’œuvre, puisqu’il est apporté par le lecteur/spectateur qui est ici l’artiste lui-même. L’artiste, par sa lecture du lieu de l’exposition génère la matière de son œuvre faite de grammes. Ce qui semble une ébauche, un geste cognitif de réflexion, du point de vue des mots et des tournures de phrases descriptives, devient le message, du point de vue du médium de l’œuvre. Pour l’artiste, ce qui est important dans ce dispositif c’est : « la mise en œuvre d’une entreprise créative, dans un tel contexte, fournissant ainsi un point de vue anthropologique tranchant sur des taxinomies sclérosantes et permettant à la lumière du présent de pénétrer dans des couloirs assombris par les présomptions rigides de beaucoup de gens quant au passé »225. Par cette implémentation du texte écrit par l’artiste dans un site médiéval, il se crée un paradigme temporel qui s’effectue aussi par la lecture. Lire un texte actuel dans un site d’antan est de la même nature que la lecture d’un texte ancien aujourd’hui. La lecture ramène ainsi le passé dans le présent par un geste d’actualisation. Après l’avoir rapproché du catalogue, désormais, le musée devient une bibliothèque.

223 Joseph Kosuth, « Un dispositif perturbateur », op. cit., p. 44.

224 Des recherches effectuées par l’artiste lors de sa résidence à Édimbourg pour travailler sur

l’installation de la Darwin Library. Cf. "An interpretation of this title", Nietzsche, Darwin and the

Paradox of Content 2009, Talbot Rice Gallery, Edinburg International Festival, Édimbourg, UK. 225 Joseph Kosuth, « Un dispositif perturbateur », Ibid., p. 45.

2. Panoptique auriculaire

Le musée se transforme. Désormais, il n’est plus un espace de collection ouvert à quelques privilégiés mais il se définit comme un espace de culture où il met son savoir à disposition du public. L’exposition aussi se transforme et par là-même le rôle et les fonctions du langage. Ces matériaux langagiers anonymes, qui tapissent les murs et habitent les étiquettes, servent au scientifique à nommer et à identifier des objets placés dans l’espace. Le texte dans l’exposition est ainsi devenu un propos d’acteur, une interface entre le médiateur et le visiteur, c’est-à-dire un discours relevant d’une énonciation, puisqu’il y a un rapport entre un locuteur qui s’adresse à un auditeur et qui l’oriente. En effet, s’il n’est pas en train de capturer une œuvre avec appareil photo ou encore caméra, le visiteur d’une exposition dans un musée lit des textes introductifs, des textes de transition d’un espace à l’autre, des textes narratifs, des textes ironiques, des citations rapportées, des interrogations directes, des prises de positions philosophiques, des textes allusifs et des étiquettes dénominatives.

On peut envisager alors l’exposition comme un dispositif sémiotique, texte et discours dont l’objectif est de signifier autant que de communiquer. Elle baigne le lecteur muséal dans le monde conceptuel du commissaire et de l’artiste qui l’orientent dans sa pensée et son savoir, et aiguillent son point de vue. Le lecteur est désormais capable de faire des conjectures à propos de l’exposition. Les dispositifs de lecture dans les espaces d’expositions donnent en quelque sorte le pouvoir de la participation au spectateur/lecteur. Il participe par sa connaissance, par l’action de lire entre les mots une figure du processus de l’artiste. Il tient dans sa langue l’entre-deux d’une œuvre. Il ne s’agit plus d’une scène de théâtre d’illusion et de passivité, mais d’une mise en scène de la connaissance et de l’action « de connaître et de conduire par le savoir »226, comme l’affirme J. Rancière. Ces dispositifs de lectures semblent traduire les œuvres en les dégageant d’une sorte de « machine optique qui forme les regards à l’illusion et à la

passivité »227. Ces lettres semblent donner un point de vue unique à chaque lecteur comme dans l’expérience d’une lecture silencieuse d’un livre. À travers le médium des mots, la barrière de l’auteur et du lecteur s’effondre. Ils semblent presque se toucher.