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Fig. 26 Diagrammomètre du colonel Kozloff, La Nature, n° 896, 1890.

La nourriture visuelle quotidienne des artistes modernes légitime l’analyse de certains auteurs et historiens de l’art quant à son impact sur certaines conceptions picturales et sémantiques. Les images graphiques qui renvoient aux tracés, graphes ou encore diagrammes se caractérisent par leur mode d’enregistrement et diffèrent du mode de représentation des formes ou des volumes par le traçage du contour. Ces

enregistrements sont produits généralement par les appareils, traceurs ou enregistreurs (fig. 26)338, ou produits manuellement par un résultat de calculs et de quantifications telles que les statistiques ou encore les représentations liées à des observations d’ordre physique ou biologique : « il est, dès lors, légitime de décrire en termes d’ "action d’une force" la forme de toute parcelle de matière, vivante ou morte, tout comme les modifications de cette forme qui se traduisent dans ses mouvements et dans sa croissance. En résumé, la forme d’un objet n’est qu’"un diagramme de forces", du moins au sens où il nous est possible de déterminer ou de déduire, à partir de ce diagramme, les forces qui ont agi ou agissent encore sur cette forme : c’est donc dans ce sens strict et tout particulier que la forme d’un objet est bien le diagramme de forces »339. Il en découle que les notions comme image, diagramme, forme ou force qui

sont présentées ici sont à considérer dans leur contexte terminologique à la fois proches et distinctes de leur usage scientifique, poétique ou philosophique.

Les mots jouent le rôle palimpsestique d’une réécriture nouvelle. Ils visent les choses sans les toucher. C’est à partir des mots que se fabriquent mentalement les images. Je trouve dans les mots que j’exploite poétiquement et plastiquement cette capacité à évoquer les choses sans les montrer. Je cherche alors quelque chose de semblable, suggérer sans fixer, sans illustrer mais simplement répéter dans une autre langue pour dire la même chose. Procédé tautologique certes, mais c’est à travers cette translation du verbe et de l’image d’un milieu dans un autre, dans cette insertion vertigineuse, que se définit mon rapport au monde. À travers ces figures palimpsestiques, je mets en avant les éléments périphériques de l’œuvre. J’expose au regard des mots et des légendes qui se livrent au spectateur entre écriture et image mentale, entre lecture et écoute, interrogeant l’unicité de la lecture et de la parole, la place des mots et celle du catalogue dans l’œuvre et sa monstration. Les mots lus permettent une interprétation qui devient ainsi autant leur partition que leur mémoire. Une œuvre lue génère des figures sagittales pour être racontées et décrites, traduites à l’oral. Dans Technique mixte – comme dans le

338 Le diagrammomètre du colonel Kozloff est un instrument de calcul à partir de diagrammes. Dans la

partie haute, les diagrammes sont concrétisés par des fils de couleur liés à des anneaux auxquels sont suspendues des chaînes dont les différents poids fournissent des éléments de calcul et de statistiques.

document ou le cartel – il y a une forme de sacrifice. Ce sacrifice est avant tout celui de la figure illustrative et représentative, mais pas seulement. Les légendes des œuvres – bien qu’elles jouent le rôle d’identifiant – ne donnent aucune indication ressemblante. Elles réduisent l’œuvre à une simple suite de lemmes et de grammes à travers lesquels celle-ci se trouve distillée. Des choses, des matériaux ou des objets familiers, nommés et isolés sont donnés à reconnaître au lecteur. Ma population taxinomique est constituée d’objets définis et de matériaux indéfinis. Une suite de mots de catégories différentes constituée de pronoms personnels et de conjonctions, de ponctuations, des chiffres et des lettres. Pourtant les légendes intériorisent une forme complexe, des gestes et des objets. Leur lecture est similaire à celle d’un diagramme de physique ou de philosophie, composé de mots et de flèches, signifiant la dynamique des particules quantiques ou encore la théorie du chaos. Mais il ne faut pas entendre le terme diagramme uniquement comme un synonyme de schéma ou de graphique, de flèches ou de symboles.

D’après Pierce, le diagramme est icône abstraite ou de relation et elle englobe aussi bien les visualisations d’organisation topologique (mathématique) que l’image photographique. Le diagramme ou icône abstraite d’après Pierce est une mise en relation du plan de l’expression (signifiant) et du plan de contenu (signifié). Contrairement à la définition de la forme d’après D’Arcy Thompson, chez Deleuze et Guattari et d’après le modèle linguistique et philosophique, la forme n’est pas le diagramme de forces. D’après eux, le diagramme est l’agencement entre plan de contenu (signifié) et plan d’expression (signifiant) où chacun des deux se compose de forme et de substance. Le croisement entre contenu et expression est un plan de consistance ou de matière340. Dans ce cas la matière est diagramme et non pas force à travers l’enchevêtrement du corps avec les signes d’expressions dans son rapport de fonctionnalité. Le diagramme est un outil du non-encore-pensé, de l’indécidable. « Une nouvelle pensée de la science qu’inaugure une conception de la compréhension qui associerait au concept les conditions de son engendrement »341. Le geste de traçage et d’inscription par toute technologie de notation permet à la fois la manifestation visuelle de la pensée devenue saisissable et d’orienter la conduite d’une pensée.

340 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 58. 341 Noëlle Batt, Penser par le diagramme, op. cit., p. 24.

Dans Querelle de dispositifs, Raymond Bellour, sur le rapport entre photographie et cinéma dans le film de Harun Farocki Ein Bild nomme « Photo-diagramme » l’image- signe qui ponctue le film, révèle, cache et agence à la fois l’artistique et le sociopolitique : « La photographie devient par là aussi bien le photogramme du cinéma, sa plus petite unité́ décomposable, que sa règle de conscience, son instance de formation historique, sa condition proprement archéologique » 342. Lorsque l’image-mouvement est articulée dans le film à travers le montage elle participe d’un agencement entre l’oreille et l’œil, où les données de l’image s’éclairent latéralement à ce qui en est dit. Filmer une scène d’une prise de vue réelle et des arrières plans comme l’éclairage et les préparatifs d’une prise photographique, dévoilent la nature des contraintes machiniques qui régulent et norment l’image dans l’invisibilité même qui la forme. Le cinéaste dévoile l’appareillage de la fabrication fantomatique de l’image photographique réalisée en studio et introduit sur son film une série de diagrammes composés de flèches et des mots industrie et fotografie comme « image-signe ponctuant le film tel un leitmotiv, fixant les paradoxes de ce que la photographie supposément révèle mais aussi bien cache et surtout agence »343. En filmant l’arrière plan de la captation du référent photographique par l’appareil et ses opérateurs, il révèle mais aussi sépare l’art de l’industrie de l’image. Comme une archéologie de la photographie, le cinéaste propose un point de vue qui se rapproche de celui que Michel Foucault a développé dans Les Mots et les Choses, sur la manière dont la société réfléchit la ressemblance des choses et la manière dont les différences entre les choses s’organisent en réseau et tracent ainsi un schéma relationnel. Mais aussi, en filmant la scène d’une prise de vue réelle, le cinéaste incarne les puissances du regard et du contrôle de la surveillance à travers une fascination pour « une intelligence en réseau qui saisit l’inhumanité du temps par les abstractions de l’espace et fait de toute saisie du réel une exposition de ses propres processus »344. Et en ce sens Raymond Bellour affirme que la photographie est le diagramme du cinéma sitôt que le cinéaste est capable de penser l’un par l’autre.

342 Raymond Bellour, Querelle de dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris, P.O.L, 2012, p.

237-238. Dans une analyse du film de Harun Farocki, Ein Bild, 1983, 16 mm, couleur, 25'.

343 Ibid., p. 231. 344 Ibid., p. 235.