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P REMIÈRE PARTIE

II. A UX ORIGINES DE L ’ ISLAMISME

Une chose demeure, l’intérêt scientifique vis-à-vis de l’islamisme allait de pair avec l’expansion de ce phénomène à partir des années soixante-dix, plus particulièrement avec le grand avènement de la révolution « islamique » en Iran. Mohamed-Cherif Ferjani décrit pertinemment cette expansion dans son article Islam et politique : les termes du débat >2004@ :

N’intéressant que peu de spécialistes avant l’avènement de la République islamique en Iran en 1979, l’Islam politique n’a pas cessé, depuis, d’occuper le devant de la scène internationale suscitant toutes sortes de peur, de fantasme et de fascination. La révolution qui conduit à l’avènement de la « République islamique » en Iran l’a dopé au point qu’il est devenu une réalité politique incontournable dans tous les pays musulmans et un acteur qui compte sur la scène internationale :

— Au Soudan et en Afghanistan, des mouvements qui s’en réclament ont réussi à prendre le pouvoir pour imposer des politiques fondées sur des conceptions qui rappellent les épisodes les plus sombres du Moyen Âge.

— En Turquie, en Jordanie et au Maroc, des partis islamistes ont remporté des élections qui en font des acteurs désormais incontournables du champ politique.

23 Notre positionnement conceptuel rejoint partiellement celui de Stéphane Lacroix dans son ouvrage sur l’islamisme saoudien >2010@. «Tout acteur organisé (formellement ou informellement) agissant, ou désireux d’agir, sur la réalité qui l’entoure dans le but de la mettre en conformité avec un idéal fondé sur une interprétation donnée des injonctions de l’Islam » (Lacroix, p.3). Un tel emploi aura deux implications. Tout d’abord, « l’appartenance à un groupe ou réseau d’individus partageant les mêmes convictions » (ibid.). Ensuite, « la réalité sur laquelle agit l’acteur islamiste peut revêtir différentes formes : il peut s’agir de la société tout entière, ou bien d’une partie de celle-ci, ou encore de l’État » (ibid.).

24 Cette question nous intéresse de près étant donné que notre recherche porte sur un groupe islamiste qui a largement muté et s’est reformulé durant les 30 dernières années.

20 En Algérie, le refus par l’armée, mais aussi par une partie des forces politiques et de la société, de la victoire électorale du FIS, a conduit à une guerre civile qui dure depuis le début des années 1990 (p. 2).

Curieusement, cette expansion ne s’est pas limitée aux frontières des sociétés musulmanes. Ainsi, « même dans les pays où l’Islam est minoritaire, et fut jusqu’ici pacifique et apolitique, nous assistons au développement de revendications et de mouvements à références islamiques » (ibid.), indépendants ou liés à des réseaux internationaux. Les objectifs de leur action s’adaptent et se régularisent avec la spécificité de chaque contexte. Ainsi, explique Ferjani,

dans les pays où les minorités musulmanes font l’objet de discriminations ou de persécutions violentes, comme dans l’ex-URSS, dans les Balkans et dans certains pays asiatiques, ces mouvements prennent la forme d’une résistance armée qui n’hésite devant aucun moyen pour se défendre et attirer l’attention sur leur situation. Dans les pays occidentaux, où l’Islam est d’implantation récente, plusieurs expressions de l’Islam politique se développent : certains pour demander aux pouvoirs publics d’accorder à l’Islam et aux musulmans le même statut et les mêmes droits qu’aux autres religions et au reste de la population; d’autres pour revendiquer un statut et des droits spécifiques tenant comptent des traditions revendiquées au nom de l’islam. En rapport avec l’actualité internationale et avec des mouvements islamistes de tel ou tel pays musulman, ou sans attaches avec un pays précis, certaines organisations mènent des actions de solidarité avec tel ou tel peuple musulman victime d’une agression ou de l’oppression d’une puissance étrangère, voire avec des mouvements avec lesquels elles ont des affinités idéologiques ou politiques. Ces actions peuvent aller jusqu’au recours à des formes extrêmes de violence, comme on l’a vu avec les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis d’Amérique, du 11 mars 2004 en Espagne, et d’autres attentats de moindre importance en France et dans d’autres pays (ibid.).

Les tentatives d’expliquer l’expansion de l’islamisme donnent lieu à une pluralité d’approches que l’on peut catégoriser selon au moins deux grandes famillesP24F

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P. La première

famille comprend des approches totalisantes qui situent l’islamisme dans la doctrine générale de l’Islam en tant que religion qui ne permet aucune distinction entre le

25 Notre schématisation recoupe celle de Stéphane Lacroix dans son ouvrage Les islamistes saoudiens, une

insurrection manquée >2010@. Dans cet ouvrage, l’auteur schématise les lectures les plus notables lorsqu’il s’agit d’expliquer l’émergence des mouvements islamistes selon deux grilles. Alors que l’une est culturelle et cherche l’origine de l’islamisme dans la doctrine de l’Islam, l’autre est psychosociologique et situe ce phénomène dans le cadre d’une réaction sociologique ou psychologique vis-à-vis du contexte de la deuxième moitié du XXe siècle.

21 politiqueP25F

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P

et le religieux. Englobant des approches plutôt contextuelles (sociohistorique et politique, notamment), la deuxième famille situe l’islamisme dans son contexte d’émergence et le présente comme étant une réaction à l’égard de contextes déterminés dans l’histoire contemporaine des sociétés musulmanes.

La première famille d’approches trouve dans l’islamisme « un effet de nature » de l’Islam et dans l’expansion des mouvements islamistes à partir des années soixante-dix, l’indice d’un simple retour à cette religion. Cette vision totalisante dépasse le cadre de l’islamisme pour se focaliser sur l’Islam dans sa globalité. Ainsi explique Ferjani,

Cette actualité, qui dure depuis les années 1970, a inspiré de nouvelles approches de l’Islam remettant en cause certaines conceptions héritées de la période coloniale. Les images d’une « religion fataliste et rétrograde » entretenues par les idéologues de la colonisation civilisatrice, comme celles d’une « spiritualité qui a su résister à une modernité trop matérialiste » défendue par des orientalistes fascinés par leur objet, ont cédé la place à la vision d’un Islam à la fois menaçant et obscurantiste du fait de son essence particulière qui le distingue des autres religions et particulièrement du christianisme et du judaïsme. L’islamologie classique des grands érudits orientalistes comme Louis Massignon, Henri Laoust, Louis Gardet, Jacques Berque, Maxime Rodinson, pour ne citer que les plus célèbres noms de l’islamologie française, a cédé la place aux approches sociopolitiques et anthropologiques dominées par des conceptions essentialistes chères aux spécialistes américains du Moyen-Orient. (Ferjani >2004@, p. 3).

Les écrits de Bernard Lewis seraient très représentatifs à cet égard. Celui-ci deviendra « durant les années 1980 – et pour certains jusqu’à aujourd’hui –, le grand maître à penser d’un grand nombre de spécialistes de l’Islam et des mondes musulmans » (p. 4). Dans les écrits de Bernard Lewis, l’Islam est perçu comme une religion totale, totalisante, et totalitaire qui ne reconnaît aucune distinction au sujet de célèbres dualités comme spirituelle/temporelle politique/religieux, public/privé. Une religion qui conjugue « simultanément et indistinctement FOI (“aqîda) et LOI (mot par lequel on traduit abusivement le terme sharî ‘a), RELIGION (dîn) et ÉTAT (dawla) » (ibid.). Principalement, une religion qui, contrairement au christianisme, ne comporte aucun principe permettant de séparer le religieux et du politique. Ainsi, écrit Lewis, dans Le

Retour de l’Islam >1985@ :

26 Nous utilisons le et non la politique pour faire référence à l’étude du pouvoir au sens large du terme plutôt qu’au temps fort de l’activité politique au moment des élections. Cette distinction sera utile pour la suite de notre propos.

22 "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". Voilà qui est certes de bonnes doctrine et pratique chrétiennes, mais rien n’est plus étranger à l’Islam. Les trois grandes religions du Proche-Orient présentent des différences significatives dans leur rapport avec l’État, et leur attitude envers le pouvoir politique. Le judaïsme, associé originairement à l’État, s’en est dégagé par la suite, son récent face à face avec l’État, dans les circonstances présentes, soulève des problèmes qui ne sont pas encore résolus. Le christianisme lors de ses siècles de formation est demeuré distinct de l’État, voire dressé contre lui, et il ne devait s’y intégrer que bien plus tard. Quant à l’Islam, déjà du vivant de son fondateur, il était l’État, et l’identification de la religion et du pouvoir est inscrite de manière indélébile dans la mémoire et la conscience des fidèles, sur la foi de leurs propres textes sacrés, de leur histoire et de leur vécu. (pp. 374- 375).

Cette idée d’un retour de l’Islam encadre largement les réflexions proposées par Lewis pour étudier l’islamisme. Dans 5TWhat went wrong? : The Clash between Islam and Modernity in

the Middle East 5T>1995@, il situe l’islamisme au sein de l’histoire initiale de l’Islam, quand

« pious ideals clashed with the needs of government, and soon of empire, religious

aspirations were sometimes seen as threatening the stability and continuity of the political society » (p. 99). Ce conflit accompagnera, selon l’analyse de Lewis, l’histoire de l’Islam,

mais s’amplifiera davantage lors de la confrontation de cette religion avec la modernité occidentale. C’est pourquoi, écrit Lewis, les tentatives de laïcisation de quelques pays musulmans par une intelligentsia sécularisée, qui a pu occuper le pouvoir dans beaucoup de ces pays, rencontreront une résistance féroce de la part des gardiens de l’Islam.

More recently, there has been a strong reaction against these changes. A whole series of Islamic radical and militant movement, loosely and inaccurately designated as fundamentalist, share the objective of undoing the secularizing reforms of the last century, abolishing the imported codes of law and the social customs that came with them, and returning to the Holy Law of Islam and an Islamic political orderPP(p. 106).

En fait, estime l’auteur, bon nombre de penseurs islamiques allaient détecter la menace que la laïcité faisait peser sur les valeurs de la religion et y ont réagi par un rejet catégorique.

The minority who were at all aware of European ideas were for the most part profoundly attracted by them. Among the vast majority, the challenge of Western secular ideas was not so much opposed as ignored. It is only in comparatively recent time that Muslim thinkers of stature have looked at secularism, understood its threat to what they regard as the highest values of religion, and responded with a decisive rejection (p. 104).

23 Pour résumer, cette première famille d’approches ne trouve dans les contextes de l’expansion de l’islamisme à partir des années soixante-dix qu’un facteur favorisant et précipitant la refondation de ce que représentaient déjà la nature de l’Islam et l’aspect fondamental de son histoire initiale.

En contrepartie de ces approches totales, une deuxième famille d’études effectuées sur l’islamisme restera fortement liée au contexte historique de l’expansion de ce phénomène. Une des expressions les plus notables de cette tendance est le fameux ouvrage de Gilles Kepel, Le prophète et Pharaon >1984@ qui est au départ une thèse de doctorat soutenue par l’auteur en 1983 sur les mouvements islamistes en Égypte. Le choix contextuel est clairement explicité dans cet ouvrageP26F

27

P

.

Si le mouvement islamiste plonge ses racines dans l’histoire des sociétés musulmanes, il est également un mouvement qui apparait – pour les variétés qui nous occupent — dans la septième décennie du XXP

e

P siècle. Il serait très

préjudiciable à son analyse de le ramener à une des variantes de la secte des kharidjites, comme le font les porte-paroles de l’Islam institutionnel. Tout au long de notre présentation, nous nous sommes efforcés, quant à nous, de le situer en objet dans son champ, la société égyptienne des années soixante-dix, et de faire que dans un va-et-vient constant, le champ révèle l’objet et l’objet le champ. (Kepel >1984@, p. 250).

Selon cette logique, l’auteur se réfère plus spécifiquement au contexte géopolitique du monde musulman postcolonial (principalement arabe). Les mouvements islamistes sont, selon l’analyse de Kepel, le résultat d’un triple échec : « échec dans les politiques de développement, échec du nationalisme arabe, incapacité à vaincre l’ennemi israélien » (Laurent >1984@, p.170). Dans ce sens, l’expansion de ces mouvements dans les années soixante-dix est liée très particulièrement, constate Kepel, à l’effondrement du panarabisme lors de la défaite des armées arabes à l’égard d’Israël en 1967. C’est là où l’idéologie islamiste remplira précipitamment le vide idéologique résultant de l’échec du panarabisme. Ce passage du panarabisme à l’islamisme fut animé, selon Kepel >1994@, par le rôle grandissant des monarchies pétrolières des pays du Golfe dominés par un Islam rigoriste, très particulièrement le royaume de l’Arabie Saoudite. Ainsi, explique-t-il,

27 Dans son ouvrage La Revanche de Dieu. Chrétiens juifs et musulmans à la conquête du monde >1991@, Kepel s’intéresse à analyser le contenu religieux de l’islamisme.

24 la défaite de 1967 modifie le rapport de force, à l’intérieur même du camp arabe, entre (progressistes) et (conservateurs) : l’aura des premiers se ternit, et l’attrait des seconds s’accroît, renforcé par la diplomatie financière que pratiquent les plus riches de ces États à l’instar de l’Arabie Saoudite. Et la monarchie wahhabite contribue à miner l’idéologie arabiste, qu’elle domine mal, au profit d’une conception rigoriste et conservatrice de l’Islam qu’elle s’emploie à diffuser à travers diverses organisations qu’elle contrôle, comme la ligue islamique mondiale, fondée dès 1962 pour lutter contre le nassérismeP P(p.25).

Dans cette perspective d’analyse contextuelle, certains écrits attirent l’attention sur la dimension sociologique de ce phénomène. À titre d’exemple, Olivier RoyP27 F

28

P estime que

l’expansion des mouvements à référence islamique à partir des années soixante-dix serait l’indice et l’œuvre de l’élaboration d’une nouvelle intelligentsiaislamique, « une catégorie des nouveaux intellectuels» qui fournissent l’essentiel des cadres aux mouvements islamistes » (Roy [1990], p. 263). Mais qu’est-ce qui fait que cette catégorie de nouveaux intellectuels islamistes émerge à ce moment exact de l’histoire de la terre de l’islam?

D’abord, un changement sociologique : l’apparition en période d’explosion démographique, d’une nouvelle catégorie d’éduqués issus de l’extension récente de la scolarisation impulsée par l’État et menée selon les modèles occidentaux. Ces nouveaux éduqués ne trouvent de position ou de métier correspondant à leur attente et à la vision qu’ils ont d’eux-mêmes ni dans l’appareil d’État (saturation des administrations) ni dans le système productif (faiblesse du capitalisme national), ni, à plus forte raison, dans le réseau traditionnel (dévalorisation des écoles religieuses) ou universitaire moderne (où les intellectuels occidentalisés se sentent eux-mêmes déclassés) (pp. 263-264). Poursuivant cette analyse, ces nouveaux intellectuels trouveront dans l’islamisme un cadre d’expression de leur contestation de régimes qui les sont marginalisés. Par ailleurs, quelques écrits plus récents soulèvent l’importance du facteur sociologique et économique dans l’analyse de l’expansion de l’islamisme, au point de formuler au sein du registre théorique déployé sur cette question une approche néomarxiste, postulant que l’expansion

28 De même que Gille Kepel dans son ouvrage La Revanche de Dieu >1991@, cette tendance d’analyse contextuelle ne représente qu’une facette des travaux d’Olivier Roy. Dans son ouvrage Généalogie de

25 de l’islamisme dans une société serait plutôt une réponse à la dégradation socioéconomique caractérisant les contextes producteurs des mouvements islamistesP28F

29

P.

De son côté, François Burgat écrit dans son ouvrage L’Islamisme en face >1999@, qu’étudier l’islamisme « n’implique pas nécessairement la mobilisation de toutes les ressources de l’histoire de la pensée religieuse » (p. 11). Depuis son premier livre portant sur le Maghreb >1988@ jusqu’à ses écrits les plus récents, Burgat étudie l’islamisme comme une expression identitaire visant une indépendance culturelle vis-à-vis de l’Occident. Ainsi, explique-t-il, « après le politique et ses indépendances, l’économique et la poursuite plus illusoire encore de l’autonomie, c’est le terrain culturel qui fait les frais du rééquilibrage issu de la décolonisation » (Burgat [1988], p.75). Par ailleurs, il faut noter que l’islamisme incarne, selon l’approche de Burgat, une réaction visant la refondation d’une identité culturelle jugée envahie par l’Occident et trahie par les régimes politiques qui s’y rallient.

Appliquant ses propos théoriques au contexte maghrébin, Burgat constate que les islamistes maghrébins portent la profonde conviction que « les indépendances n’ont pas tenu leurs promesses politiques et économiques, et moins encore leurs promesses culturelles : c’est-à- dire le développement de la francophonie, la permanence des modèles institutionnels et juridiques occidentaux >…@ » (ibid.). C’est cette conviction qui attribue à leur mouvement une portée typiquement culturelle et identitaire et qui fait que l’islamisme est « plus langage que doctrine, manière de représenter le réel qui n’emprunte pas seulement à ce que le dominant a imposé, alternative idéologique : bien plus que des satisfactions mystiques, c’est une idéologie politique capable de concurrencer les grandes idéologies occidentales » (ibid.). En d’autres mots, les islamistes seraient à la recherche de leur propre modernité. Contrairement à la première famille d’approches qui trouve dans l’islamisme une idéologie découlant de l’islam des origines, cette deuxième famille d’approches situe l’islamisme dans son contexte d’expansion et trouve, certes selon des angles différents d’analyse, dans les contextes historiques, sociologiques et politiques des trois dernières décennies des

29 Dans son article « Misère et jihad au Maroc », Selma Belaala resitue les attentats kamikazes de Casablanca (2003) et de Madrid (2004) dans leur contexte socio-économique. Elle constate que « L’enquête ouverte après les attentats de Casablanca comme ceux, d’ailleurs, du 11 mars 2004 à Madrid a révélé que la majorité des groupes takfiristes sont issus des bidonvilles de Casablanca, de Meknès, de Fès et de Tanger ». Ainsi, explique-t-elle, « Ces takfiristes font partie d’une nouvelle génération d’intégristes issus des déclassés des quartiers insalubres de localités désintégrées >...@. La plupart des kamikazes du 16 mai 2003 et des takfiristes sont >...@ issus d’une frange sociale honnie habitant ces bidonvilles infernaux » (Le Monde Diplomatique, novembre, 2004).

26 explications plus ou moins probantes de cette expansion à tel moment de l’histoire et de la géopolitique des sociétés musulmanes.

Pourtant, d’autres auteurs ont tenté d’échapper à cette catégorisation binaire. Leurs approches se singularisent par le fait d’adopter des angles d’analyse plus élargis, en évitant toutefois de tomber dans le piège des approches totales. Dans cette perspective, Bruno Étienne opte pour une approche qui conjugue l’attention aux contextes contemporains d’expansion de l’islamisme avec l’analyse historique et religieuse de contextes plus anciens. Ainsi, explique-t-il dans son ouvrage Islamisme radical >1987@ :

La victoire provisoire du nationalisme et du progressisme développementaliste a pu laisser croire à certains que l’eschatologie sécularisée, c’est-à-dire la constitution d’une société moderne à partir de l’État-nation, allait s’imposer. C’était oublier que, pour des raisons de légitimité historique, les élites, même transculturelles, ne pouvaient éviter de puiser dans le stock arabo-musulman et produisaient ainsi les conditions d’une contradiction que d’autres qu’elles avaient les moyens de contrôler sinon de maîtriser (p. 266).

L’islamisme, constate Étienne, « a mis en avant ce qui est intrinsèque, propre et essentiel à l’Islam, ce qui constitue un facteur d’unité de la communauté arabo-islamique en tant qu’Umma : il proposa un ressourcement et une relecture dans la droite ligne du réformisme » (Étienne >2003@, p. 45). Tenant compte de cette réflexion, le contexte de l’émergence de l’islamisme dépasserait de loin son contexte d’expansion dans les années soixante-dix. Ainsi, si l’on admet, explique Étienne, que « ce mouvement s’articule autour de la critique du fondement laïque de la modernité » (ibid.), on ne manquera pas de constater que « les débats sur ce point en Égypte dans les années 1925 ne furent pas moins violents que ceux des années 1979-1980 » (ibid.). Une telle analyse trouve des tenants parmi les historiens de l’Islam contemporain. Pierre-Jean Luizard, pour ne citer que lui, confirme, dans son ouvrage (sous la direction de) Le Choc colonial et l’Islam >2004@, que « le discours réformiste musulman hostile à la laïcité date du début des années 1920 (c’est