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C HAPITRE I A U PAYS DU COMMANDEUR DES

III. L E M AROC POSTCOLONIAL ( DEPUIS 1956)

III.2. Transformation de la zaouïa

Les zaouïas connaitraient-elles un sort meilleur que celui des oulémas dans le Maroc postcolonial? Cette question du sort des zaouïas avait interpellé la première génération des sociologues et des anthropologues du « vieux Maroc » qui ont livré des ouvrages importants sur les zaouïas et les saints au MarocP98F

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. Ainsi, en plus d’analyser la formation de ces institutions, leur mode de fonctionnement interne et externe et leur apport culturel et sociopolitique dans le Maroc précolonial, les études consacrées aux zaouïas marocaines et à leurs saints se sont interrogées sur le devenir de ces institutions dans un contexte condamné à la modernisation et l’urbanisation. La réponse fut presque consensuelle, la mutation des systèmes sociaux de ce pays sous l’effet de la modernisation et de l’urbanisation aboutira à ce que Clifford Geertz appellera plus tard « la fin d’un monde » (Geertz >1969@, p. 213). Les anthropologues qui ont étudié le champ religieux du Maroc précolonial furent si confiants dans leurs analyses qu’ils ont même généralisé leurs conclusions concernant les zaouïas sur le champ religieux marocain dans sa globalité, confirmant ainsi que, dans ce pays, le « pouvoir structurant de la religion est voué à disparaître » (Belal, p. 20). Or, la réalité contemporaine du pays du commandeur des croyants contredit manifestement cette prophétie.

Les décennies qui ont suivi l’élaboration de ces travaux n’ont fait que confirmer et valider le pouvoir structurant du religieux dans le domaine du politique. Pour ce qui est de la zaouïa, cette institution ne cesse de démontrer que ses mécanismes de défense et de persistance s’avèrent beaucoup plus forts et efficaces que ne le supposaient les grandes figures de l’anthropologie et de la sociologie du Maroc précolonial. « Plus de quarante ans après ces travaux majeurs, des valeurs telles que la sainteté et la baraka – effectivement en

161 déclin dans les années soixante – jouent un rôle important dans le Maroc moderne », constate Youssef Belal dans son ouvrage Le Chikh et le Calife (ibid.). Certes, les zaouïas en tant qu’institution religieuse, sociale et politique se marginalisèrent, sous l’effet de l’urbanisation et de l’expansion du salafisme (ennemi juré de l’islam soufi), peu à peu dans un aspect purement spirituel. Cependant, cette disparition de l’influence de la zaouïa de la sphère politique du Maroc postcolonial n’est valide que sur le plan institutionnel. La zaouïa en tant que mode de gestion des rapports entre les différentes constituantes d’une organisation ne semble pas avoir totalement disparu de la société marocaine.

Des études historiques et anthropologiques plus contemporaines témoignent de ce que l’influence des saints et des zaouïas sur le politique au Maroc ne se limite pas au passé, mais se perpétue dans le présent et se perpétueront probablement dans le futur, et ce, en changeant tout simplement de formes et de structures. Cette problématique attira l’attention d’un anthropologue marocain contemporain, Noureddine Zahi, qui a rédigé une thèse de doctorat pertinente portant sur l’influence de la zaouïa sur les modes de fonctionnement des institutions politiques modernes au Maroc. Comme point de départ de cette thèse, présentée par la suite dans un ouvrage intitulé la zaouïa et le parti >1993@, l’anthropologue marocain pose la question suivante :

Aurait été-il possible pour le parti politique au Maroc de se constituer en dehors des valeurs d’honneur et de la baraka, des comportements (sacralité du respect dans les relations et les structures sociales), des représentations (conceptions de la maison de l’islam et celle d’impiété et donc du moi et de l’autre) et des manières d’organisation de l’individu et du groupe, que les confréries mystiques avaient implanté au fil des siècles? (p. 5).

Quelques éléments de réponse à cette question se trouvaient déjà inscrits dans les travaux de l’historien Abdellah Laroui. Celui-ci confirme dans son ouvrage intitulé Les origines

sociales et culturelles du nationalisme marocain >1977@, que la société marocaine a été tellement traversée par les confréries mystiques, tant au niveau horizontal que vertical, qu’il est devenu impossible de percevoir l’émergence d’une institution, même moderne, dissociée de ce modèle de la zaouïa (p. 154). À son tour, Najib Mouhtadi constate dans son ouvrage Pouvoir et religion au Maroc >1993@, que « la zaouïa a enfanté des pratiques aujourd’hui bien enracinées et qui ne disparaîtront vraisemblablement pas de sitôt » (p. 164). En effet, explique Mouhtadi, « la sacralisation du chef hiérarchique et la création

162 de zones d’influence concentriques au sein des administrations (publiques et privées) impliquent un rituel d’abnégation et de dévouement, est un legs du système des zaouïas » (ibid.). Ce modèle s’applique aussi au politique. Ainsi, « même le parti politique, organisation fondée sur une idéologie, un programme et poursuivant une stratégie pour parvenir au pouvoir, n’échappe pas dans sa structuration interne et dans l’imbrication de ses composantes au schéma de l’agencement de la zaouïa » (ibid.). Voilà pourquoi nous préférons parler de transformation que de la fin des zaouïas.

Qu’importe, la transformation de cette institution clé de l’histoire politique et religieuse du Maroc profitera largement à la monarchie. L’isolement des corps traditionnels des zaouïas dans le spirituel marginalise son influence politique et facilite aussi sa manipulation au profit de la politique religieuse officielle. Par ailleurs, l’élaboration des institutions politiques et sociales (partis, syndicats, associations) à la manière centralisée et hiérarchisée de la zaouïa, mais aussi de la monarchie elle-même, confère à cette dernière un avantage de plus dans son contrôle de la vie politique de ce pays.