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P REMIÈRE PARTIE

I. I SLAMISME : GÉNÉALOGIE D ’ UN CONCEPT

Sur le plan historico-linguistique, le vocable « islamisme », qui demeure le plus utilisé, serait de création française. C’est, semble-t-il, à Voltaire que l’on doit ce terme. Le philosophe et homme de lettres s’est en effet toujours montré intéressé par l’Islam, que ce soit dans ses œuvres artistiques ou dans ses ouvrages philosophiques. Outre sa tragédie Le

13 de son ouvrage Essai sur les mœurs et l’esprit des Nations [1756]. Pourtant, l’usage du terme « islamisme » chez cet homme de lettres n’avait rien à voir avec la signification que l’on attribue aujourd’hui à ce concept. Le philosophe des Lumières utilisait ce terme comme synonyme de « mahométanisme » utilisé à l’époque pour désigner ce que l’on appelle aujourd’hui l’Islam. Apparemment, il s’agissait d’une tentative d’adaptation de la religion de MohammadP14F

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P au cadre conceptuel général des religions. Le concept

« islamisme » n’était dans l’esprit de Voltaire qu’un équivalent linguistique du judaïsme, du christianisme ou du bouddhisme, servant à mentionner l’Islam en tant que religion et culture.

C’est ce que constate Bruno Étienne dans l’un de ses écrits L’Islamisme comme idéologie et

comme force politique [2003] : « Il faut tout d’abord rappeler que le terme « islamisme » a

changé de sens deux fois en deux siècles : avant la période coloniale, il signifie tout simplement l’Islam comme « mahométisme » (p.45). Cet usage du vocable « islamisme » comme équivalent à celui d’« Islam » persistera jusqu’au XXP

e

P siècle et « ce n’est que

plusieurs décennies après les indépendances nationales qu’il va prendre le sens actuel » (ibid.). Pour ce qui de ce sens actuel, il renvoie particulièrement à ce que François Burgat [2006] qualifie de « mobilisations politiques à référent islamique » (p. 79), ou bien tout simplement à la vague de mouvements politico-religieux d’obédience islamique qui ont connu une expansion excessive dans les sociétés musulmanes et ailleurs à partir des années soixante et soixante-dix.

Avec ce nouveau sens, le terme « islamisme » signe un retour spectaculaire dans les milieux académiques, plus particulièrement françaisP15F

16

P

. Quelques auteurs l’ont utilisé isolément (Kepel [1984], Burgat [1988]), d’autres ont choisi de l’associer à un adjectif (radical, politique…). Le plus célèbre de ces choix d’association demeure celui de « l’islamisme radical » qui représente le titre de l’un des principaux ouvrages de Bruno Étienne [2003] et dont celui-ci en demeure tenant jusqu’à ses derniers écrits. Il souligne d’ailleurs à ce sujet ce qui suit :

15 Il existe plusieurs variantes du prénom du prophète de l’Islam dans la langue française dont la plus courante est celle de « Mahomet ». Cependant, nous choisissons d’adopter celle de Mohammad, qui représente, de notre point de vue, la forme la plus proche de l’origine arabe de ce prénom (ﺪﻤﺤﻣ).

16 La période s’étendant de la Première Guerre mondiale aux années soixante-dix aurait connu un déclin de l’utilisation de l’islamisme en tant qu’équivalent de l’Islam.

14 Il est certain que la lutte pour l’interprétation hégémonique du répertoire musulman, actuellement réparti entre plusieurs groupes sociaux, va se poursuivre en s’intensifiant. Or, depuis quelque temps, cette lutte a changé de terrain et délaisse les grands débats théologiques d’antan. Elle s’est modernisée tout en passant à la violence politique, en particulier en raison de la répression étatique systématique. En effet, depuis les années 1970, la réaffirmation du religieux comme marqueur identitaire dans le monde islamique a relayé le nationalisme puis le « socialisme arabe ». C’est pourquoi je préfère encore aujourd’hui parler d’« islamisme radical » c’est-à-dire que la doctrine orthodoxe est prise au sérieux sur tous les plans, y compris dans le passage à la violence politique (ibid.).

Le débat conceptuel accompagnant la montée de ces mouvements engendra l’élaboration d’une pluralité de concepts dont l’adoption ou la réfutation dépend, d’un côté, des choix propres aux chercheurs à ce sujet, et de l’autre, de ceux des acteurs de ces mouvements eux-mêmes. Dans son article Islam et politique les termes du débat [2003], Mohamed- Cherif Ferjani livre une formulation pertinente de ce débat, de la pluralité conceptuelle qui en a découlé et de la tendance méthodologique consistant à se situer par rapport à cette pluralité.

Depuis les années 1970, le monde musulman est confronté à ces mouvements qu’on a désigné par différentes appellations : l’« islamisme », l’« Islam radical », l’« intégrisme musulman », le « fondamentalisme » ou le « néo- fondamentalisme islamique », sans parler des appellations à caractère péjoratif que leur réservent leurs adversaires qui les traitent de « terroristes », d’« extrémistes », d’« obscurantistes », etc., ni des noms qu’ils se donnent eux- mêmes en guise de faire-valoir par rapport à ces mêmes adversaires (tels que le « Parti de Dieu » par opposition au « Parti de Satan », le parti de la Réforme, de la Renaissance, du Réveil avec toujours le qualificatif « islamique », etc.). Je préfère pour ma part parler de l’Islam politique dans le même sens où l’on peut parler de christianisme politique, de judaïsme politique ou toute autre religion associée à un projet politique (p. 2).

Par ailleurs, cette mutation objective de l’utilisation du concept d’« islamisme » allait de pair avec une mutation conceptuelle interne, laquelle concernait également la manière dont les acteurs des mouvements islamistes se percevaient. Cherchant ainsi à se démarquer des

mouslimoun (musulmans), pratiquants ou non et se caractérisant par une simple

identification dans l’Islam, ces acteurs se désignèrent sous le terme d’islamiyyoun (islamiques). Leurs mouvements sont appelés, dorénavant, harakate islamiyya

15 (mouvements islamiques) et prétendent être porteurs de lectures nouvelles de l’IslamP16F

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P.

Ainsi affirme le leader islamiste tunisien Rached Ghannouchi, un des leaders islamistes contemporains les plus notables : « Par mouvement islamique, j’entends pour ma part l’action en vue de renouveler la compréhension de l’islam. J’entends aussi l’action qui a débuté avec les années 1970 et qui appelle au retour de l’Islam en ses sources »P P(Ghannouchi in Burgat [1988], p. 16). Certes, ces islamiyyoun (islamiques) sont des

mouslimoun (musulmans), mais ils sont toutefois « résolument engagés dans une action

politique, individuelle ou collective, en vue de réformer ou de changer radicalement la société »P P(Lamchichi [1998], p.11). C’est exactement de cette manière que Ahmed

Raissouni, l’un des grands idéologues du Parti de la justice et du développement [PJD] au Maroc, explique la différence entre al-mouslim (le musulman) et al-islami (l’islamique). Dans son ouvrage Le Mouvement islamique : Montée ou déclin? [2003], Raissouni estime que « l’islamique (al-islami) signifie aujourd’hui un musulman (mouslim) avec un plus. Un musulman, mais qui se distingue du musulman ordinaire avec des prises de positions déterminées, une appartenance politique >…@ et un militantisme politique » (p.17). Bref, un musulman engagé en faveur d’un projet politique.

Pourtant, certaines racines de ce terme d’islamiyyoun (islamiques) remontent à la lointaine histoire de l’Islam, et ce, dans l’œuvre de l’un des grands théologiens classiques de cette religion à qui l’on doit l’élaboration de l’une des grandes écoles théologiques (kalam) de l’Islam sunnite, à savoir Abou Al-Hassan Al-Ach’ari, le fondateur de l’école théologique ach’arite. L’un de ses ouvrages les plus célèbres s’intitule Maqalate al-islammiyyine (Les dires des islamiques). Paradoxalement, le terme « islamique » dégage une connotation péjorative dans l’ouvrage d’Ach’ari. Celui-ci utilise le qualificatif d’islami (islamique) pour désigner des groupes dénombrés comme appartenant à l’Islam, mais selon des modes de représentation critiqués et contestés de la part de l’orthodoxie islamique officielle (ibid.). En d’autres termes, la qualification d’« islamique » qui renvoie aujourd’hui, notamment, à un musulman à un degré supérieur (plus orthodoxe) revêt une tout autre signification dans l’ouvrage d’Ach’ari, et donc à son époque, à savoir celle de musulman moins orthodoxe. Bien qu’ils aient, au fil du temps, multiplié leurs modes d’actions et d’organisation, ainsi que leurs références idéologiques et doctrinales au point de contester la légitimité des uns et

16 des autres, les acteurs des mouvements d’obédience islamique continuent à se rejoindre volontiers sous ces appellations d’islamiyyoun (islamiques) et de haraka islamiya (mouvement islamique)P17F

18

P. Cette auto-désignation incarne en elle-même un refus et une

réfutation des concepts islamisme/islamistes utilisés dans le contexte francophoneP18F

19

P. Dans

son ouvrage Pour un Maroc moderne et authentique [2006], l’idéologue-leader du PJD marocain Saaddine Othmani explicite ce refus : « Je n’aime pas beaucoup le mot « islamiste » que je voudrais ici réfuter. C’est un mot forgé en Europe. J’ai coutume de dire que le PJD n’est pas un parti islamiste. C’est un parti politique à référence islamique » (Othmani [1998], p. 9). Cette qualification du PJD en tant que parti de référence islamique fait de lui, selon l’analyse d’Othmani, un parti islamique et non islamiste, et donc de ses acteurs des islamiques et non des islamistes. Ainsi, affirme-t-il, « Je ne veux pas entrer dans les nuances de la langue française, nous sommes un parti islamii. En d’autres termes, un parti islamique » (ibid.).

Par ailleurs, ce choix entraine de plus une confusion conceptuelle. En effet, écrit François Burgat dans L’islamisme au Maghreb, la voix du sud [1988], « le terme choisi par les islamistes pour se désigner (al-islamiyoun) ne renvoie pas nettement à l’une (islamiste) plus qu’à l’autre (islamique) de ces deux traductions possibles » (p.11). Ainsi, si dans les langues française et anglaise, le problème semble résolu, car c’est bien « islamiste/islamisme » en français et « islamist/islamism » en anglais qui sont utilisés presque unanimement, il persiste néanmoins encore dans le contexte linguistique arabe. Visant ainsi à se démarquer des termes adoptés par les islamistes pour se désigner eux- mêmes, les chercheurs arabophones ont largement eu recours pendant les années quatre- vingt et quatre-vingt-dix au concept d’« islam politique »P1 9F

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P que l’on retrouve également

dans la littérature francophone, en particulier chez Olivier Roy dans son ouvrage L’Échec

de l’Islam politique >1992@P20F

21

P

. Nous citons ici, à titre d’exemple de ce recours, le fameux

18 Ces appellations ont été adoptées surtout par le grand idéologue des Frères Musulmans Sayed Qutb dans son fameux ouvrage Jalons sur le chemin [1965].

19 Le fondateur et chef du Groupe Équité et Bel-Agir ne s’adapte pas à cette règle. Dans son ouvrage Islamiser

la modernité [1988], il adopte les concepts islamisme/islamiste.

20 Autre que al-islam as-siyyasi (l’islam politique), nous trouvons d’autres concepts moins utilisés comme al- islam al-hizbi (l’islam partisan) (Al-Hamad [2000]) ou encore al-islam al-haraki (l’islam militant) (Bouhaha [2003]).

21 Dans cet ouvrage, Roy s’intéresse à nuancer son choix conceptuel. Ainsi explique-il, « Il ne s’agit pas ici de l’islam éternel et intemporel, jugé à l’aune de sa capacité à « penser le politique », à s’intégrer dans les systèmes politiques modernes, à accepter la démocratie. Ce sont les mouvements islamistes contemporains qui sont en cause, et ce qu’ils disent, eux, de l’islam censé légitimer leur action. Comment justifient-ils leur

17 ouvrage de l’auteur égyptien Mohamed Saïd Al-Achmaoui intitulé al-Islam as-siyyasi (l’Islam politique) [1988] et celui de l’auteur soudanais Haydar Ali Azmate al-Islam as-

siyyasi (Crise de l’Islam politique) [1991]. Dans cette même perspective, cette période

verra la traduction de l’ouvrage de François Burgat, L’Islamisme au Maghreb, la voix du

sud [1988] vers la langue arabe [1994]. Curieusement, l’ouvrage traduit porte le titre

suivant : Al-Islam as-siyyasi fi al-Maghreb, sawt al-janoub, qui signifie « L’Islam politique au Maghreb, la voix du sud ». Cette traduction du terme « islamisme » en « Islam politique » témoigne explicitement de la domination de cette deuxième expression dans les milieux scientifiques arabophones de l’époque, mais atteste implicitement de la difficulté qu’éprouvaient les chercheurs arabophones pendant cette période à fonder un équivalent fiable du terme francophone « islamisme » dans la langue arabe.

De même, le concept d’« Islam politique » ne semble pas être bien accueilli par le camp islamiste. Les acteurs de ce camp le critiquent chaque fois que l’occasion se présente. Un exemple saisissant de ces critiques se trouve à nouveau dans les écrits du leader PJDiste marocain Saaddine Othmani. Dans l’un de ses ouvrages, Dans la jurisprudence de la

religion et de la politique >2011@, le leader/auteur islamiste formule une critique de ce concept qui s’appuie sur trois arguments. Premièrement, ce concept reflèterait, selon l’auteur, une vision segmentaire de l’Islam découpant cette religion en des segments séparés dont chacun est adopté par des groupes distincts de musulmans (p, 56). Deuxièmement, l’utilisation de ce concept réduit, explique Othmani, le mode de penser et d’agir des « mouvements islamiques » au domaine politique, chose qui ne traduit pas fidèlement, explique-t-il, l’état de la situation de ces mouvements dont le champ d’action ne s’arrête pas exclusivement au politique (ibid.). Troisièmement, le concept de l’« Islam politique » semble dégager, une connotation péjorative qui renvoie à une instrumentalisation opportuniste de la religion pour des fins exclusivement politiques (ibid.).

activisme politique ? Quelles ruptures et quelles continuités par rapport à la tradition de l’islam politique peut- on lire dans leurs textes théoriques et leurs discours politiques multiples? Comment fonctionnent effectivement les « modèles islamiques » déjà proposés (républiques « islamiques », Iran, Afghanistan…)? Quelles sont les raisons sociales de leur succès apparent ? Par rapport aux systèmes politiques modernes, ils prétendent à une « supériorité » : y a-t-il là plus qu’une rhétorique fondamentaliste? » (p. 258)

18 Vers la fin des années quatre-vingt-dix, les milieux académiques arabophones intéressés par la question élaborent un nouveau concept que l’on a présenté comme l’équivalent fiable du concept d’« islamisme », permettant plus précisément de connoter l’aspect idéologique de ce phénomène et donc de le distinguer de l’Islam en tant que religion. De nombreux chercheurs arabophones utilisent de plus en plus le terme islamawiyya pour désigner ce phénomène (l’islamisme) et islamawiyyoun pour désigner ses acteurs (les islamistes). À titre d’exemple de cet usage, citons l’ouvrage de l’auteur saoudien Turki Al-Hamad As-

siyasa bayna al-halal wal-haram (La Politique entre le licite et l’illicite) >2000@. Toutefois, ce nouveau concept n’a pas eu beaucoup de succès au sein du milieu universitaire en raison peut-être de sa lourdeur linguistique. Par contre, il deviendra très manifestement le concept le plus utilisé dans le discours des acteurs de la gauche et des organismes de défense des droits de la personne qui perçoivent nettement anti-islamistesP21F

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P.

Plus de trois décennies après les premiers écrits élaborés autour de l’islamisme, le débat conceptuel sur ce phénomène ne semble pas vouloir prendre fin. Même si l’utilisation des concepts islamisme/islamiste est de plus en plus consensuelle dans les milieux académiques francophone et anglophone, les études les plus récentes se trouvent encore dans l’obligation de justifier leurs choix conceptuels et de se situer par rapport à ce débat (Lacroix [2010], Belal [2012], Seniguer [2012]). Dans cette même perspective de positionnement conceptuel et théorique, nous choisissons d’adopter dans cette recherche les termes « islamisme/islamiste », mais dans un sens plus large qui soit susceptible de couvrir la diversité et la pluralité qui caractérisent le paysage de ce phénomène. Nous situons ainsi sous le concept d’« islamistes », tous les individus appartenant à un cadre organisationnel (groupe, mouvement, parti, etc.) déclaré ou clandestin, se réunissant autour de l’objectif de l’installation d’un système social ou politique fondé sur des lectures/interprétations de l’Islam et se mobilisant en vue de la réalisation de cet objectif au niveau de la société et/ou de l’État.

Notre choix conceptuel implique ainsi trois conditions primordiales qui permettent de distinguer un islamiste d’un simple musulman, à savoir : exprimer un mode d’action collective et organisée (appartenir à un cadre organisationnel/groupe), endosser l’objectif de l’installation d’un idéal sensé être promis par l’Islam et finalement se mobiliser en

22 Nous avons nous-mêmes perçu cela lors des discussions que nous avons menées au Maroc avec des journalistes et des acteurs de la société civile au sujet de l’islamisme.

19 faveur de la réalisation de cet objectif dans la sphère publique allant de la société jusqu’à l’ÉtatP22F

23

P

.

Finalement, il importe de souligner que la question conceptuelle n’incarne qu’une des facettes du débat qui se perpétue autour de ce sujet. D’autres questions attirent l’intérêt des chercheurs et observateurs de l’islamisme. Les questions les plus notables concernent les origines et le devenirP23F

24

P de ceux que l’on appelle « les islamistes » (d’où sont-ils venus? où

vont-ils?). De même que dans le cas de la question conceptuelle, les réponses proposées sont multiples et montrent le manque de consensus.