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P REMIÈRE PARTIE

III. L ES PARTIS ISLAMISTES CHIITES : DÉFENDRE LA COMMUNAUTÉ

III.1. Parti de la prédication (Hizb Ad-Da’wa)

Si l’on considère sa date de naissance, le parti pourrait être considéré comme l’une des conséquences de la révolution irakienne de 1958 dirigée par Abdelkrim Al-Kassem. En effet, explique Lazar, « le nouveau leader de l’État irakien n’avait d’autre choix pour consolider son pouvoir que de s’appuyer sur le soutien du Parti irakien le plus organisé de l’époque, le Parti communiste irakien (PCI) » (p. 4). Celui-ci avait sa propre conception de la gestion du fait religieux, en particulier chiite. Il mena ainsi une forte propagande contre « l’établissement religieux chiite, décrite comme étant un obstacle réactionnaire à la modernisation et au progrès économique » (ibid.). Par ailleurs, une compréhension adéquate de l’émergence de l’islamisme chiite dans le cadre de l’expérience du parti de la Da’wa nécessite de le situer dans son contexte intellectuel et théologique.

À ce niveau d’analyse, il faudra s’attarder à une autre organisation qui a marqué le paysage religieux chiite dans les années 1950. Le parti de la Da’wa fut en fait une facette plus activiste et militante de la Jama't al-‘Ulama (la Société des oulémas). Ce groupe représentait un rassemblement des oulémas chiites qui fut fondé également autour de 1958 avec à sa tête le grand marji’ (référence) irakien Muhsin al-Hakim et qui réunissait les grandes familles religieuses chiites comme Al-hakim, Bahr al-Ulum et Al-Sadr (ibid.). L’action de la Société des oulémas « s’est dirigée exclusivement vers le plan social, par des actions d’aide de la communauté chiite et de réactualisation des enseignements chiites, dans le contexte de l’agression des messages laïques et communistes » (ibid.). Le groupe investira ainsi les ressources financières de la hawza (l’institution religieuse chiite) dans le développement des centres médicaux et sociaux en plus de la promotion de l’enseignement religieux. Fut ainsi fondé un grand réseau d’écoles, de librairies, de bibliothèques et de maisons d’édition, qui vont contribuer très efficacement à la récupération d’une partie

52 importante de la jeunesse chiite dans un contexte de répression communiste et panarabiste contre tout ce qui est religieux, mais spécifiquement chiite.

Curieusement, les documents du parti de la Da’wa, formulé dans leur majorité par Sadr, ne se distingua que peu celle du groupe des Frères musulmans renvoyant en particulier aux écrits d’Hassan Al-Banna et de Sayyed Qutb. Ainsi explique Lazar :

La vision d’al-Sadr s’inscrit, ainsi, dans la ligne classique des systèmes islamistes qui plaident pour une réislamisation des sociétés musulmanes et même pour l’impératif d’expansion du message islamique au niveau global. Il propose le modèle d’un État doctrinal, dawla fikriya, dans lequel les principes de la Shari’a servent comme repères pour la vie de la cité. Mais, bien qu’on évoque ici le principe chiite de soumission envers l’autorité religieuse suprême, en fait, le mouvement islamiste Da’wa, par son caractère mondain, présuppose encore un centre de pouvoir, représenté par l’élite du parti. La relation entre les deux centres de pouvoir est assurée surtout par l’intermède du jurisconsulte du parti; après sa retraite de Da’wa, en 1961, et jusqu’au sa mort, en 1980, Muhammad Baqer al-Sadr a accompli lui-même cette fonction, validant et conférant une consistance théologique aux décisions prises par la direction « laïque » du parti (p. 9).

Dans cette perspective, Sadr propose quatre étapes que le parti et ses adeptes doivent accomplir avant d’accéder à leur objectif ultime à savoir :

(i) al-marhala al-fikriya, dans lequel les idées et les concepts islamiques sont construits, disséminés, et consolidés par l’intermédiaire d’un groupe de missionnaires dévoués;

(ii) al-marhala al-siyasiya, l’étape politique, dans laquelle le parti Da’wa, ayant construit ses bases et ayant accueilli un soutien de masse suffisant d’adeptes, doit passer au niveau politique et doit lutter pour obtenir le pouvoir;

(iii) al-marhala al-thawriya, l’étape révolutionnaire, concentrée sur le changement de l’élite au pouvoir, considérée comme étant non- islamique;

(iv) al-marhala al-hukmiya, la phase d’un régime de gouvernement islamique, dans lequel sont construites la société et la politique islamique idéales (p. 8).

Comme c’était le cas du groupe des Frères musulmans en Égypte, le parti de la Da’wa fut « le premier mouvement islamiste irakien à activer dans une dimension régionale élargie, en vertu de son option panislamique initiale » (ibid.). Ainsi, le parti créa durant les

53 années 1960, des divisions au Liban, en Syrie, au Koweït, en Iran. Ces divisions furent dirigées par un organe de commandement central constitué de leaders de divisions.

Vers la fin des années 1960, le parti jugea pertinent de passer à la deuxième étape de son projet (la période politique) qui consistait à lutter pour accéder au pouvoir après avoir formé les ressources humaines et logistiques nécessaires. En fait, le parti avait déjà réussi à installer un nombre considérable de cellules dans les villes et les régions les plus importantes de l’Irak (Baghdad, Basra, etc.). Pourtant, explique Lazar, « cette stratégie doit affronter, après le coup d’État de 1968, un régime politique, toujours sunnite, mais beaucoup plus violent dans son désir de préserver ses privilèges et qui ne tardera pas à éliminer tout candidat au pouvoir, qu’il soit chiite, kurde, voire de l’élite propre » (p. 16). Le parti deviendra la cible par excellence des appareils sécuritaires irakiens. Celles-ci engagent une campagne d’arrestations et de poursuites contre les membres et les leaders du parti de la Da’wa. Cette campagne conduira à l’exécution de cinq des leaders du parti en 1975. D’autres leaders furent obligés de quitter l’Irak pour s’exiler dans d’autres régions du monde islamique, particulièrement, le Golfe, l’Iran et la Jordanie.

Suite aux agitations populaires de 1975, le gouvernement interdit les célébrations religieuses chiites des rites d’Achura qui jouissent d’une importance capitale dans la pratique rituelle de l’Islam chiite, ce qui provoqua des réactions très violentes dans les villes saintes chiites en Irak (Najaf et Karbala). Ce sont ces réactions qui mèneront au soulèvement populaire de 1977, connu dans la littérature chiite sous le nom d’« Intifadate

safar » (le soulèvement de Safar). Un autre fait qui marqua profondément l’engagement

politique chiite en Irak. Ainsi, écrit Lazar :

La révolte populaire de 1977, la première manifestation politique urbaine de masse, après deux décennies marque un moment décisif dans le déroulement des rapports entre le chiisme irakien et le pouvoir Ba’th. Elle a été le résultat du sentiment puissant de marginalisation politique, économique, culturelle et identitaire de la population et l’élite chiite, dans un Irak dont la modernité et la prospérité étaient sélectives, ainsi que des successives agressivités contre les différentes instances ou différents membres de la communauté. En dépit de sa répression, son importance réside dans la valeur symbolique enracinée dans la conscience chiite, anticipant les futures démonstrations contre le Shah, en Iran, qui ont conduit au déclin de la dynastie Pahlavi (ibid.).

L’arrivée des islamistes chiites au pouvoir en Iran, pays voisin, et le sentiment de soutien manifesté par les chiites irakiens vis-à-vis du régime de Khomayni aggrava davantage les

54 rapports entre le parti de la Da’wa et le régime irakien. La révolution iranienne inspira profondément le parti. En effet, « faisant de Muhammad Baqir al-Sadr le leader religieux de la projetée révolution irakienne, le parti Da’wa se propose maintenant de reproduire en Irak aussi le même scénario iranien, par de grandes mobilisations des masses et par la lutte contre les institutions du pouvoir ba’thiste » (p. 21). Cependant, « la réaction du gouvernement ba’thiste est extrêmement violente : exécution ou l’arrestation des membres du clergé activistes, des membres des mouvements islamistes ou des participants aux protestations de masse anti-gouvernementales » (ibid.). En 1980, le régime irakien exécuta, dans un acte sans précédent dans le monde islamique, le grand marji’ Muhammad Baqir al- Sadr et parvint à détruire l’infrastructure du parti à l’intérieur du pays. Il faudra attendre la chute du régime de Saddam en 2003 pour que le parti réémerge sur la scène politique irakienne. Dès lors, il participe activement à toutes les opérations politiques menées dans le pays. Nouri Maliki, un des leaders du parti de la Da’wa n’est autre que l’actuel premier ministre irakien.