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P REMIÈRE PARTIE

III. L ES PARTIS ISLAMISTES CHIITES : DÉFENDRE LA COMMUNAUTÉ

III.2. Parti de Dieu (Hezbollah)

En dépit de toutes ses énigmes, le Hezbollah incarne tout simplement le rejet logique de la société et de la vie politique libanaise dominée par le communautarisme religieux et politique. En fait, explique Dominique Avon et Anaïs-Trissa Katchadourian dans leur ouvrage Le Hezbollah de la doctrine à l’action : Une histoire du parti de Dieu >2010@ « plus que d’autre, la société libanaise est fractionnée en groupes — marqués par la confession, le niveau de vie, l’habitat… — qui au cours des siècles, n’a cessé de faire appel à des puissances extérieures pour prendre l’avantage sur leurs adversaires intérieurs » (p. 21). Cette situation, explique les deux auteurs, fut animée historiquement par « une tension libanité/arabité, qui ne couvre pas de manière systématique la tension christianisme/Islam » et qui est rendue « plus complexe encore par la tension Occident/Orient et, dans le cadre de la guerre froide, par la tension Ouest/Est » (p. 23). Une des conséquences de ces tensions fut, en 1958, le débarquement des groupes américains dont le but déclaré était d’empêcher une guerre civile entre les maronites d’un côté et les sunnites et les Druzes de l’autre côté. Ce contexte, expliquent les deux auteurs, recouvrait « un hiatus entre Libanais attachés à une indépendance nationale et Libanais souhaitant leur

55 intégration dans la République arabe unie (Égypte-Syrie) soutenue par l’Union soviétique » (ibid.). Les complications de la question palestinienne animèrent davantage les tensions libanaises internes.

Au début des années 1970, « une droite nationaliste majoritairement chrétienne qui considère que la question palestinienne n’est pas son affaire » (p. 24) s’opposait à « une gauche arabiste majoritairement musulmane qui en fait son cheval de bataille » (ibid.). Par ailleurs, l’arrivée de régime des mollahs au pouvoir de l’Iran venait bouleverser davantage la donne. Ce fait ouvrit « une voie qui n’est celle d’aucun bloc et pouss [a] au déplacement du débat libanité-arabité vers le champ confessionnel en représentant la libération de Jérusalem comme un devoir religieux au nom de l’Islam » (ibid.). À ces tensions internes s’ajoute un effet perturbateur exercé par les deux voisins Israël et la Syrie.

Par ailleurs, le communautarisme libanais n’est pas seulement politique et religieux, il est également économique. Ce n’est pas en effet un hasard que le mouvement de base qui donnera naissance, en réponse à plusieurs évolutions, au Parti de Dieu (le Hezbollah) qu’on connait aujourd’hui fut appelé Mouvement des déshérités (Harakate al-Mahroumin) et qui visait principalement à améliorer les conditions de vie des chiites libanais. En effet, explique les deux auteurs, « plus que d’autres, les Libanais de confession chiite ont combiné les handicaps pour former ce qui a été appelé une tâ’ifa tabaqa (communauté de classe) » (p. 25). Ce constat est justifié autant par les données historiques que géographiques :

Le pouvoir ottoman a négligé et souvent opprimé cette marge musulmane, les riches familles féodales ont dominé une population de nécessiteux, la jabal ‘amil au sud du pays n’a pas entretenu de continuité territoriale avec la plaine de la Bkaa et la dâhiya (bon lieu sud de Bayreuth), trois zones où vivent la majorité chiite (p. 26).

Cherchant à localiser les éléments les plus influents dans la trajectoire de l’instauration de Hezbollah, le chercheur marocain Mohamed Boujdad s’attarde, dans son ouvrage

Trajectoire de Hezbollah >2007@, sur deux faits : d’abord, l’arrivée au Liban de la grande figure chiite Moussa Al-Sadr, puis le retour des oulémas chiites de gros calibre au Liban. Ceux-ci comptaient parmi eux les deux noms les plus importants dans l’histoire de la communauté chiite libanaise, Mohamed Hussein Fadlallah et Mohamed Mahdi Chams Al- Dine.

56 Bien qu’il ait disparu avant l’instauration officielle du Hezbollah, le rôle de l’imam Moussa al-Sadr y demeure incontestable. Il était, explique Avon et Katchadourian, derrière trois initiatives des plus marquantes de l’histoire de la communauté chiite libanaise à savoir : premièrement, « la création du conseil supérieur (libanais), islamique chiite (CSIC, 1967) dont les membres sont élus avec la charge de nommer les muftis et de gérer les waqf-s (fondations pieuses), désormais distincts de ceux des sunnites » (p. 26). Deuxièmement, « une mobilisation populaire à l’origine face à la création par le gouvernement libanais de l’époque, du Conseil du sud » (ibid.). Troisièmement, « l’instauration de Harakate Al-

Mahroumin (le Mouvement des déshérités) en 1974, première organisation politique chiite

de sa branche armée, Amal (les bataillons de la Résistance libanaise) » (ibid.).

Comme dans le cas irakien, « l’engagement dynamique de ce trio (Sadr, Fadlallah, Chams- Al-Din) bouscule les notabilités chiites traditionnelles et provoque un décuplement du nombre de clercs à l’orée des années 1970 » (ibid.). La guerre civile au Liban favorisera davantage la réorganisation et la centralisation politique de la communauté chiite de ce pays autour d’un projet commun qui négocie continuellement avec des enjeux internes (le communautarisme libanais) et externes (les complications de la géopolitique de la région). Les chiites s’impliquent, comme les autres communautés libanaises, profondément dans la guerre, et ce, à travers le mouvement AMAL, bras armé du mouvement sociopolitique instauré par l’imam Sadr en 1974 (Mouvement des déshérités). Cependant, la disparition mystérieuse de cette personnalité clé de l’histoire moderne du chiisme libanais, et l’émulation entre l’Iran et la Syrie sur la loyauté des chiites libanais, engendra une importante scission au sein du mouvement politique chiite au Liban.

De cette scission sortira le Hezbollah (Parti de Dieu) qui a rassemblé le courant le plus radical du Mouvement Amal. Alors que ce mouvement se rapprocha progressivement de la Syrie de Hafiz Al-Assad, le Hezbollah se déclara partie intégrante du régime de la révolution “islamique” iranienne, et ce, en s’inscrivant « résolument dans la double perspective khomeyniste d’une lutte révolutionnaire et d’une lutte contre Israël. Il revendique la marginalité en refusant toute compromission avec le système libanais établi » (p. 38).

Après quinze années de guerre civile, les protagonistes ennemis trouveront une issue dans l’accord de Taëf, signé le 22 octobre 1989 par une grande partie des députés libanais, élus

57 depuis 1972 à l’initiative de l’Arabie saoudite. Un accord qui parvint à réconcilier l’irréconciliable :

La spécificité arabe du Liban est entérinée, une clause y reconnaît l’« intérêt spécial de la Syrie » et les maronites perdent leur prééminence institutionnelle : une partie des attributions du président de la République (maronite) est dévolue au président du conseil (sunnite), et le nombre de parlementaires est revu pour fixer une parité absolue entre chrétiens et musulmans, l’ensemble est présenté comme un rééquilibrage confessionnel, correspondant aux évolutions démographiques, le texte est adopté comme constitution du Liban (ibid.).

La fin de la guerre civile mettra le parti devant une crise existentielle. Des débats sont lancés à propos de l’avenir du Parti de Dieu et de la nature de son existence au sein de la sphère politique libanaise d’autant plus qu’il entend maintenir son bras armé. La crise en question amena le parti à solliciter une fatwa (avis religieux) auprès de sa référence religieuse qui n’est autre que le guide suprême de la République islamique en Iran, Ali Khamenei. On demanda tout simplement « s’il est licite de participer aux élections législatives. La fatwa (mai 1992) est positive, elle explique que l’instauration d’« un ordre islamique » au Liban n’est plus envisagée comme objectif politique proche, mais comme horizon » (p. 56). Pour s’adapter davantage à la vie politique libanaise en tant que parti politique, le Hezbollah fait passer « la thématique de la « révolution » à l’arrière-plan. Sur l’emblème de Hezbollah, l’expression « la révolution islamique au Liban » est remplacée par la résistance islamique au Liban » (ibid.). Dès lors, le parti conjugue l’investissement dans l’action politique interne avec la résistance contre Israël qui occupait jusqu’à l’année 2000 une partie du sud du Liban. Il a ainsi participé à 6 scrutins et réussi à se faire représenter au sein du Parlement du Liban avec un nombre de députés qui varie entre 8 et 12 membres.

IV. L

ES

P

ARTIS DE LA JUSTICE ET DU DÉVELOPPEMENT

:

LE

SOCIOÉCONOMIQUE EN AVANCE SUR LE RELIGIEUX

Étant donné les circonstances de sa naissance, l’islamisme incarne tout d’abord une identité idéologique, mais principalement religieuse. Cette identité trouve une expression idéale dans les grands slogans de l’islamisme de la première génération, slogans du genre de

58 l’islamité de l’État, la souveraineté de l’islam et l’application de la charia. Certes, quelques organisations islamistes ont tenté d’opérer sous la tutelle des régimes « laïques » et dans le respect des institutions en place, comme le cas des partis politiques fondés par Nicemddine Erbakan depuis 1970 en Turquie. Pourtant, ce mode de fonctionnement serait plutôt tactique que stratégique. En effet, explique Hussam Tammam dans son ouvrage Avec les

mouvements islamiques dans le monde >2009@, « tout le monde savait qu’Erbakan voulait en réalité refonder le califat disparu et appliquer la charia et que sa reconnaissance du régime laïque de la Turquie fut sa condition unique d’exister » (p. 215).

Par ailleurs, le souci identitaire et idéologique des mouvements islamistes de la première génération s’inscrivait d’une manière principale dans les appellations adoptées par les partis politiques fondés chaque fois que la sphère politique d’un des pays du monde islamique le permettait. Dans cette perspective, nous citons le Parti islamique (PI) fondé en Malaisie par la division des Frères musulmans de ce pays en 1954, le Front de la Charte islamique (FCI) fondé par les islamistes soudanais en 1959, le Front islamique du salut (FIS) fondé par des islamistes algériens en 1989, le Front de l’action islamique (FAI) fondé par la division jordanienne des Frères musulmans en 1993. Vers la fin des années 1990, le paysage islamiste témoigne de l’émergence d’une nouvelle tendance tant au niveau des appellations que de modes de penser et d’agir.

Au Maroc, les islamistes de Mouvement de l’unicité et de la réforme [MUR], après avoir réussi à pénétrer la vie politique marocaine en 1996 à travers un parti déjà existant (le Mouvement populaire constitutionnel et démocratique [MPCD]), parviennent à dominer totalement leur parti d’accueil. En 1998, le MPCD est rebaptisé Parti de la justice et du développement [PJD] . En Turquie, une scission au sein du Parti de la prospérité (PP) donnera naissance à un nouveau parti qui rassemblera l’aile libérale de la mouvance islamiste d’Erbakan, soit le Parti de la justice et du développement sous la direction de Recep Tayib Erdogan. En Indonésie, un parti est fondé sous le même nom en 2003. En Irak, un groupe marginalisé fonde un petit parti politique portant le même nom en 2005. En Malaisie, Anouar Ibrahim l’ex-chef du Mouvement des jeunes musulmans fonde en 2002 un parti politique portant un nom que l’on peut situer dans la même tendance (Parti de la justice populaire [PJP]). En Mauritanie, pays voisin du Maroc, des islamistes fondent un parti politique qu’ils nomment Rassemblement national pour la réforme et le développement (RNRD) en 2007 (ibid.).

59 Après la chute du régime du Moubarak en 2011, le groupe des Frères musulmans en Égypte fonde un parti politique que l’on peut situer également sous la même étiquette, ne serait-ce qu’en raison de son nom (parti de la Liberté et de la Justice). Cette tendance serait l’indice d’un recul du souci idéologique et identitaire dans les modes de penser et d’agir d’une nouvelle génération islamiste au profit d’un souci plutôt social et économique (ibid.). Étant donné ses résultats positifs au sein du pouvoir turcP45F

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P, l’AKP demeure l’icône par

excellence et le modèle à suivre au sein de cette tendance des partis de la justice et du développement.