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C HAPITRE I A U PAYS DU COMMANDEUR DES

I. L E M AROC PRÉCOLONIAL ( AVANT 1912)

I.1. Un Islam marocain

Très rapidement, les tribus berbères « tentent d’obtenir l’indépendance vis-à-vis de l’Orient arabe. Elles l’obtiennent en 740, après une révolte armée contre Damas, capitale du Califat omeyyade »P P(Belhaj >2003@, p. 122). Fait important à retenir, cette révolte s’est déroulée

sous l’étendard du kharidjisme, la doctrine la plus orthodoxe et révolutionnaire de l’Islam et

136 la plus hostile à la doctrine sunnite majoritaire et officielle. Un tel fait signifie que « c’est dans le cadre de l’islam lui-même que les Maghrébins devaient désormais s’organiser » (Laroui >1975@, p. 89), et c’est en son nom qu’ils allaient essayer de libérer leur territoire de la domination arabe (Rousset, p. 10). Nous pourrions faire un pas important vers une explication fiable de cette attitude contradictoire en opérant une distinction entre le message et ses porteurs, en d’autres termes, entre les Arabes et l’IslamP77F

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P. En plus de la révolution

kharidjite, un autre incident majeur de l’histoire de ce pays confirme la thèse de la formulation du noyau d’une identité politique et religieuse indépendante du centre du pouvoir califal en Orient. Cet incident nous renvoie à l’arrivée au Maroc d’un certain Idriss, un homme qui représente à merveille la figure de l’étranger dans les récits anthropologiques. Celui qui vient de loin et qui, bien que seul et inconnu, change à jamais le destin de sa communauté d’accueil.

Connu chez les historiens sous le nom d’Idriss IP

er

78F

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P, ce prince alaouite, descendant d’Ali

(cousin et gendre du prophète de l’Islam et grande figure de l’Islam chiite) arrive au Maroc à la fin du VIIIP

e

Psiècle après avoir fui les massacres que perpétraient les Abbassides contre

les Alaouites. Idriss IP

er

P incarne la figure du fondateur non seulement de la dynastie

monarchique Idrisside, mais aussi de l’un des premiers noyaux d’un État marocain indépendant, vis-à-vis des centres du califat islamique en Orient, et ce, depuis les Abbassides jusqu’aux Ottomans. « Profitant d’une situation géographique à la périphérie du monde musulman, les tribus réunies au sein de l’alliance Aouraba fondent en 791 autour d’Idriss IP

er

P

, descendant d’Ali, le premier État marocain. L’héritage d’Idriss IP

er

P

marquera l’histoire du Maroc jusqu’à nos jours » (Belhaj, p. 122). De même que la révolte kharidjite, l’accueil et l’intronisation de ce prince alaouite par des tribus d’Aouraba (tribus berbères du nord du Maroc) sont parfaitement représentatifs de l’attitude contradictoire des Berbères vis-à-vis de la conquête arabo-musulmane de leur territoire (l’acceptation de l’Islam, mais le refus de la domination arabe). L’historien Français Bernard Lugan souligne à juste titre que, Idriss IP

er

P fut un homme doublement important pour les Berbères « car en plus d’être de

78 Par ailleurs, l’islamisation de ce pays «introduisit la langue arabe, langue de culte et bientôt de communication et de lecture » (Lugan, p. 18). Ainsi, la thèse postulant que l’Islam incarne l’apport principal et original de la conquête arabo-islamique dans au Maghreb y compris le Maroc et qu’ « il n’y a pas non plus à prêter aux Arabes une capacité d’innovation qu’ils n’ont pas eue, car ils n’ont introduit au Maghreb qu’une façon particulière d’adopter Dieu » (Laroui >1980@, p. 82) ne tient pas. L’effet de cette islamisation ne s’arrêtait donc pas au religieux d’autant qu’elle représentait une introduction d’une transformation culturelle majeure.

137 la famille du prophète, il était l’ennemi des Abbassides contre lesquels il avait combattu » (Lugan, p. 57).

Ayant reçu « le commandement et la direction des cultes, de la guerre et des biens » (Vermiren >2002@, p. 16), Idriss IP

er

P fut proclamé sultanP79F

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P (leader politique et militaire),

mais également imam du Maroc de l’époque. Cette formule trouve sa traduction dans le cadre religieux, voire islamique, qui a dominé le statut de ce premier sultan du Maroc post- islamique. Les récits historiques à ce sujet nous rapportent qu’Idriss 1P

er

P va « s’employer en

consacrant la majorité de son temps à des œuvres de prosélytisme, en envoyant dans toutes les régions des émetteurs chargés de répandre les enseignements du prophète » (Méchin, p. 60). Suivant l’œuvre d’Idriss 1P

er

P, « ce Maghreb Al-Aqsa (Le Maroc), cette périphérie de

dar al-Islam a connu de nombreux vrais ou faux prophètes et des dizaines de fois

l’application réussie ou pas de la da’wa (prédication) » (Tozy >1985@, p. 5). L’Islam représente le cadre général d’action de la plupart de ces prophètes et la source ainsi que la référence de leur da’waP80 F

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P. « Dans la plupart des cas, les changements dynastiques >allaient@

procéder d’une volonté de rétablir la vraie foi et la pureté des mœurs » (Rousset, p. 11). Toute application se présentait ainsi au nom d’une pureté de l’Islam dont on assure qu’elle était entachée et trahie par les représentants de l’application précédente.

La dynastie Idrisside ne constitue ainsi que l’une des étapes du début de l’histoire islamo- monarchique du Maroc. Ce pays connaîtra la succession d’une multiplicité de dynasties depuis les Idrissides (780-974) jusqu’à la dynastie alaouite qui gouverne le Maroc depuis 1666, incarnant l’une des plus anciennes dynasties monarchiques du monde, en passant par les Almoravides (1073-1147), les Almohades (1147-1269), les Mérinides (1258-1420), les Wattassides (1420-1554), ainsi que les Saâdides (1545-1659)P81F

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P. Le trait le plus saillant de

cette longue histoire monarco-marocaine sera la formulation « d’une doctrine singulière du pouvoir (califat) et de l’identité nationale » (Tozy >2009@, p. 64). Qu’est-ce que caractérise cette doctrine sur les plans religieux et politique?

80 Dans le mot sultan l’on trouve sulta qui signifie autorité.

81 Mentionnons à ce propos que des siècles avant l’adoption et la constitutionnalisation du titre de Commandeur des Croyants par Hassan II en 1962, l’un des fameux Sultans de la dynastie Almoravide, Youssef Ibn Tachafine (1006-1106) s’autoproclama amir al-mouslimine (prince/Commandeur des musulmans).

82 Pour plus de détails au sujet de l’histoire des dynasties marocaines, voir l’ouvrage d’Abdellah Laroui :

138 Sur le plan religieux, explique Tozy, « le MakhzenP82F

83

P se débarrasse des doctrines

hétérodoxes comme le Kharijisme et le Chiisme, qui avaient marqué les premières tentatives d’indépendance vis-à-vis de l’Orient arabe sunnite, pour privilégier le Malékisme, l’Acharisme et le Soufisme comme fondements symboliques de la culture marocaine » (Belhaj, p. 123). Pour Mohamed Tozy, il s’agissait d’une nationalisation de l’Islam à la marocaine (Tozy >2003@, p. 65), nationalisation qui donnera naissance à ce que Clifford Geertz appellera the Moroccan Islam (Geertz >1969@). Un islam issu d’un compromis entre l’islam orthodoxe provenant de l’Orient et l’anthropologie de cette région du monde, compromis respectant l’une des règles fondatrices du registre anthropologique déployé sur l’IslamP83F

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P, selon laquelle cette religion s’est toujours soumise aux différents

contextes dans lesquels elle s’inscrivait (id.). Toutefois, ce processus « d’une religion territorialisée tournant >…@ le dos à l’Islam d’Orient » (Tozy >2009@, p. 64) ne signifiait d’aucune manière qu’un processus de renouveau théologique aurait été déployé dans ce pays.

Certes, explique Tozy, la réorientation vers l’école malikite implique l’adoption de principes de raisonnements théologiques et juridiques plus avancés (ibid.). Cependant, « les fouqahas (juristes) malikites peuvent être portés vers un conservatisme qui découragerait toute innovation et toute velléité de progrès » (ibid.). Ce projet ne débouchera ainsi que sur un autre conservatisme plus local cette fois-ci. En d’autres mots, le

83 Appellation courante du régime traditionnel du pouvoir au marocain.

84 Dans cet esprit, bon nombre d’anthropologues livreront des distinctions approfondies entre le religieux et la culture au sein de l’islam. Les propos de l’anthropologue français Gilbert Grandguillaume vont dans ce sens : « Si l’islam pour des millions de croyants, représente une religion, pour un anthropologue, il est avant tout une culture. Cette perspective inclut le domaine religieux, mais elle l’étend à ce qu’est réellement l’islam pour les musulmans : une foi, mais aussi un remodelage de l’environnement matériel et moral, s’ouvrant sur un repère de l’identité spécifique.

Ce qui est à considérer avant tout dans une culture, c’est son caractère normatif. Une culture représente à tout individu le code auquel il doit se soumettre, dans sa vie matérielle et spirituelle, pour permettre son ajustement à l’environnement humain dans lequel il doit vivre. En ce sens, une culture est une loi qui s’impose à l’individu, la soumission à cette loi représente le processus de la socialisation, par lequel l’homme renonce à son individualité « sauvage » pour accepter le conditionnement social qui est la clause de son intégration. C’est pourquoi il trouve un avantage dans cette acceptation : celui d’être reconnu par le groupe dont il accepte la loi, d’en recevoir une identité.

Une loi n’est pas une entité autonome : dans la vie réelle, toute loi est la loi d’un groupe. D’une communauté, ou d’un individu qui l’incarne. La loi fait référence au pouvoir, et à celui qui en est le détenteur. On dit que l’islam est la loi d’Allah, et signifie « soumission » à sa puissance. Mais dans une perspective historique, la loi de l’islam est toujours référée à un représentant (khalif) ou à une communauté. L’absence d’autorité suprême du type de la papauté a eu pour résultat de multiplier les lieux concrets où s’incarne la loi. L’Islam aime se référer à l’assemblée des croyants, garante de son orthodoxie (ijma’) : sur le terrain, il se réfère à la multiplicité des communautés concrètes et de leurs représentants » (Grandguillaume >1982@ p. 26).

139 conservatisme de l’islam de l’Orient sera confronté à un conservatisme national répondant aux exigences anthropologiques de cette périphérie de dar al-islam.

Sur le plan politique, la doctrine formulée dans le cadre de ce Moroccan Islam pose que « le ressort religieux » soit un « élément fondamental du pouvoir » (Rousset, P. 11). Ce n’est pas ainsi sans raison, explique Michel Rousset dans son ouvrage Le Royaume du

Maroc >1978@, que « les souverains marocains prendront le titre de Califes; après avoir récusé l’autorité des Califes d’Orient, ils substitueront la leur à celles des Califes de Cordoue et se pareront du titre d’amir al-mouminine (XIIe siècle) » (ibid.). Mettant ainsi ce « ressort religieux » en perspective, les dynasties monarchiques marocaines « vont asseoir leur pouvoir soit sur la descendance du prophète, comme les Idrissides et les Saadiens, soit sur un élan religieux et guerrier, comme les Almoravides et les Almohades » (Belhaj, p. 122). Dans les deux cas, explique Belhaj, « les mécanismes d’un État marocain central et puissant s’organisent autour du roi, commandant des croyants, à la tête du Makhzen » (id.). Pourtant, le statut de ce roi/sultan ne lui aurait pas permis de monopoliser la représentation du religieux que ce soit en association ou en dissociation avec le politique. Ce statut reposait, explique Geertz dans Islam Observed >1969@ sur deux fondements : le subjectif et le contractuel (p. 74). Or, aucun de ces deux fondements ne fait du sultan un religieux,

stricto sensu.

Au niveau subjectif, explique Malika Zeghal, « le sultan n’est pas un “religieux” au sens des oulémas ni un saint, il n’a donc pas de qualité divine, et la monarchie qui se définit autour de sa personne n’est pas une monarchie “de droit divin” » (Zeghal >2003@, p. 5). Sa légitimité religieuse se résume en une qualité issue « de sa généalogie, qui explicite sa parenté avec la personne du Prophète » (ibid.), mais qui demeure fragile pour au moins deux raisons. D’abord, elle ne s’appuie pas sur un savoir religieux comme dans le cas des oulémas. Ensuite, la proximité généalogique avec la figure prophétique n’est pas exclusive au sultan et à sa famille. Ainsi, d’autres individus et groupes la réclament, la mettent en avant et en gèrent les attributs et les pouvoirs en fonction des situationsP84F

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P (ibid.). Cette

qualité issue de l’appartenance à la généalogie prophétique « n’est donc qu’un facteur – bien fragile – de légitimité politique » (ibid.). Dans cette perspective, « la “sacralité” de la monarchie n’est qu’en partie fondée sur le facteur religieux. Bien plus, l’efficacité du sultan

140 n’est soutenue que par le monopole de la violence légitime » (ibid.). Au niveau contractuel, le statut politique du sultan lui permet de contrôler la violence légitime qui demeure à son tour fragile et dépendante d’un système de compromis avec d’autres acteurs qui « peuvent former des alliances ou se faire concurrence pour capter la légitimité religieuse » (p. 4). Les plus notables parmi ces acteurs sont les oulémas et les zaouïas.