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C HAPITRE I A U PAYS DU COMMANDEUR DES

II. L E M AROC COLONIAL (1912-1956)

II.3. Retour du sultan

Pour mieux saisir cette transformation/mutation, il nous faut distinguer deux périodes totalement contradictoires de l’histoire du Maroc colonial. La première débute avec la signature du traité du protectorat en 1912 et s’étend jusqu’au milieu des années quarante. La seconde, quant à elle, s’étend du milieu des années quarante jusqu’en 1956, date de l’indépendance du Maroc. La signature du traité du protectorat par l’un des sultans alaouites, Abdelhafid, lui valut le titre de « sultan des Français » (Belal, p. 58). Afin de faire oublier ce fait et blanchir la légitimité entachée du sultan, le régime du protectorat détrônera Abdelhafid en faveur d’un autre alaouite, Moulay Youssef.

Il fallut néanmoins toute une mise en scène confirmant ainsi une très bonne capacité de manipulation d’une partie importante du champ religieux marocain au profit des intérêts politiques de l’administration française. Ce sont les oulémas de Fès, orchestrés par le protectorat, qui vont retirer leur bay’a (allégeance) prêtée seulement en 1907 à Abdelhafid sous prétexte qu’il a permis « à des non-musulmans de devenir les maîtres d’une terre de

Dar al-islam » (ibid.). Moulay Youssef n’était qu’un sultan intérimaire et à sa mort en

1927, le moment était venu pour l’administration française de désigner, parmi les fils de celui-ci, un sultan adapté au Maroc colonial que l’on pouvait manipuler facilement. Sur les conseils du grand connaisseur du vieux Maroc, Michaux BellaireP92 F

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P, le résident général

Steeg désigna le sultan Mohamed Ben Youssef (celui qui deviendra le roi Mohamed V), s’attendant à ce qu’il soit plus docile que son frère aîné, Moulay Idriss (Julien >1983@, p. 142).

Comme le voulait la politique musulmane de Lyautey, le protectorat emprisonne le sultan dans son statut religieux. Ainsi, en lui retirant son statut temporel « mais en préservant son statut religieux, la France restreint la religion à un rôle théâtral, cérémonial et rituel » (Belal, p. 59). Pour ce qui est du politique, il revenait aux résidents généraux français au

93 Un autre indice du rôle de l’anthropologie et de la sociologie coloniale au service du régime du protectorat au Maroc.

153 Maroc de le gérer. L’espace laissé par le régime du protectorat au sein du politique sera rapidement occupé par les élites du mouvement nationaliste salafiste dont l’icône fut Alla Al-Fassi. Soulignant ce fait, Clifford Geertz soutient dans Islam Observed que « si le Maroc était devenu indépendant dans les années trente, ce qui était absolument impossible, cela se serait fait sans aucun doute contre la monarchie, et Fassi serait devenu le Sukarno du Maroc » (Geertz, >1971@ p. 80). Pour les élites nationalistes, « la dynastie alaouite rassemble les tares qui empêchent le Maroc de renaître, incarnant tout ce qui est honni par les jeunes Marocains : le confrérisme, la tradition sclérosée, la politique française au Maroc » (Belal, p. 60). Le statut du sultan s’affaiblit davantage lorsqu’il valida le dahir (décret) berbèreP93F

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P en 1930 de même que la décision de l’administration de 1937 de

dissoudre les partis politiques et d’exiler les chefs du mouvement national, y compris Allal Al-Fassi qui passera dix ans d’exil au Gabon.

Pour réinstaurer sa légitimité politique et réactiver sa légitimité religieuse, le sultan n’avait qu’une seule issue. Il lui fallait se réapproprier la mission la plus prestigieuse des sultans du Maroc précolonial, celle de la défense du territoire de dar al-islam (le foyer de l’islam) contre la conquête des impies. « Paradoxalement, c’est le mouvement national qui lui donne l’opportunité historique de se réclamer d’une nouvelle légitimité et d’effectuer ce transfert de sens, tout en restant officiellement chef religieux de la communauté » (Belal, p. 61). Au milieu des années 1940, « les acteurs nationalistes offriront à la monarchie la possibilité de s’approprier de manière durable la variable religieuse, en même temps que le monarque cherche et réussit à occuper la place centrale dans la sphère politique » (Zeghal >2005@. P. 36). Le sultan Mohamed Ben Youssef commença à nouer des liens directs avec les leaders du mouvement national incarné plus particulièrement par le mouvement salafiste dans sa version politique, hizb l’istiqlal (le parti de l’indépendance).

94 « Le 16 mai 1930, la France promulguait au Maroc un décret devenu célèbre: "le dahir berbère". Celui-ci fut rapidement considéré par tous les observateurs comme le catalyseur du nationalisme marocain, alors qu’il n’était, aux yeux des Français, qu’un dahir parmi tant d’autres. Cependant, les conditions politiques, économiques, psychologiques qui prévalaient lors de sa promulgation contribuèrent à susciter des réactions qui dépassèrent par leur violence tout ce que pouvaient en attendre les juristes qui l’élaborèrent, tout comme les Marocains qui s’y opposèrent.

Ce dahir avait pour but l’adaptation de la "Justice Berbère" aux conditions propres de l’époque et, de ce fait, correspondait à l’esprit de la politique inaugurée au Maroc par Lyautey quand il signa le dahir du 11 septembre 1914. La caractéristique fondamentale de cette politique consistait à préserver l’autonomie traditionnelle des Berbères, essentiellement dans le domaine juridique, en les soustrayant à la législation islamique ou "Chrâa", et en maintenant leur droit Coutumier ORF ou IZREF. Elle reconnaissait et garantissait l’application des lois coutumières berbères, mais sans préciser la nature de ces lois, ni stipuler quelles étaient les tribus dites "berbères" » (Lafuente, >1984@).

154 Le fruit de cette rencontre ne tarda pas à être affiché, le sultan s’abstint de valider/signer les

dahirs (décrets) préparés par le résident général français au Maroc et déclara officiellement,

dans un discours public, son adoption du projet de l’indépendance du MarocP94F

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P. Ainsi, si «

pendant les vingt premières années du protectorat, monarchie et nation ne coïncident pas systématiquement », le sultan finit par incarner la nation, et ce, « à partir du moment où le mouvement national a décidé d’en faire une icône nationale » (Belal, p. 60). Le sultan retourne ainsi sur le terrain du politique avec son prestige religieux, ou pour paraphraser Bourdieu son capital religieux, dont la pierre angulaire était sa généalogie familiale qui le liait à la famille du prophète, en lui attribuant par conséquent le titre de charif. Il est temps de définir le charifisme et ses dimensions religieuses et politiques.