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Chapitre I – Le cadre d’interprétation du paragraphe XXa) du GATT

II.3 Les questionnements soulevés par le raisonnement du Groupe spécial dans

II.3.2 Les irrégularités quant à l’interprétation de la disposition

II.3.2.4 Utilisation d’une référence historique hors de son contexte

Le dernier élément qui nous semble préoccupant dans le raisonnement du Groupe spécial est la manière dont il aborde ce qu’il appelle « un exemple historique du recours à des raisons “morales” pour restreindre certaines activités »305, à savoir l’intervention d’un membre de la délégation égyptienne à la fin des travaux de la Conférence de 1927 dont nous avons abondamment parlé dans la première partie de notre recherche. Lors de cette intervention, le délégué demande si son pays pourra continuer à prohiber l’importation de billets de loterie étrangers, ce à quoi le président de l’Assemblée lui répond qu’un tel objet est bien visé dans la disposition en question306. De ce bref échange, de nombreux auteurs ont conclu que les jeux de hasard faisaient partie au sens large du champ d’application de la clause de moralité publique. Or, en toute rigueur, comme nous l’avons vu précédemment, la seule conclusion que l’on peut tirer de cet échange est que d’une part, en 1927, en Égypte, les jeux de loterie étaient réglementés à des fins de protection de la moralité publique et que, d’autre part, l’article 4 de la Convention de 1927 pouvait en théorie être invoqué par l’Égypte pour justifier une telle mesure. Aucune règle générale applicable à tous les

Membres ne peut être tirée de la position d’un État particulier alors qu’au contraire, en 1927, lorsque la clause des exceptions générales a été élaborée pour la première fois, les impératifs et les spécificités des États guidaient les négociations. C’est donc faire abstraction de ce contexte que de déduire d’une situation observée en Égypte une règle générale selon laquelle la réglementation des jeux de hasard ferait partie des champs d’application de la moralité publique pour tous les États parties à la Convention, comme le fait le Groupe spécial307. De fait, la rigueur juridique et l’honnêteté intellectuelle auraient exigé que le Groupe spécial, s’il jugeait utile de mentionner la Conférence de 1927 et la remarque du délégué égyptien, se garde de ne retenir du contexte historique que ce qui servait sa cause et tienne également compte de l’ensemble du contexte dans lequel se sont déroulés les travaux en question. Le Groupe spécial aurait donc dû reconnaître que lors des travaux de cette conférence, la nature pleine et entière de la souveraineté des États sur les matières en question avait été reconfirmée après un débat exhaustif.

Par ailleurs, sur un plan plus général, on constate qu’une fois de plus308, le Groupe spécial utilise un argument historique pour interpréter certains termes d’une disposition du GATT sans respecter aucunement les règles qu’il s’est lui-même fixées. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà souligné, il se tourne vers ce qu’il appelle des « moyens complémentaires d’interprétation » sans avoir établi qu’il était en droit de le faire aux termes de la

Convention de Vienne. De plus, il fonde son raisonnement sur les négociations d’un traité

antérieur, dont l’Organe d’appel lui-même a décrété qu’elles ne pouvaient être considérées comme faisant partie des travaux préparatoires du GATT309. Or, en s’appuyant sur un événement survenu lors des travaux de la Conférence de 1927 pour tirer des conclusions applicables à une disposition du GATT, le Groupe spécial établit un lien direct entre ces deux instruments. Est-ce à dire qu’il serait à présent reconnu que les travaux portant sur l’élaboration de l’article 4 de la Convention de 1927 font partie des travaux préparatoires de la clause des exceptions générales et qu’une partie à un différend pourrait elle aussi y faire référence? Même si ce n’était probablement pas dans les visées du Groupe spécial, le lien

306 SOCIÉTÉ DES NATIONS, op. cit., note 109, p. 110. 307 Voir également Première Partie, Section 3.4.1. 308 Voir Deuxième Partie, Section I.2.3.b).

qu’il fait entre ces deux instruments ouvre des perspectives très intéressantes pour l’interprétation de cette disposition.

Conclusion

Dans cette deuxième partie, nous avons situé la problématique de l’interprétation du paragraphe XXa) du GATT à l’intérieur de son cadre juridique avant d’analyser la première affaire, et la seule à ce jour, dans laquelle les instances juridictionnelles de l’OMC ont été saisies de cette question. Nos conclusions à l’issue de cette démarche sont donc de deux ordres. Elles concernent d’abord, de manière directe, les enseignements que l’on peut tirer de cette analyse pour ce qui est de la notion de moralité publique, les objets qu’elle peut englober du point de vue des juges de l’OMC et les difficultés que pose sa définition. Mais elles se rapportent également, de manière plus globale, à notre première question de recherche, et à la réponse que nous pouvons y apporter à l’issue des volets historique et jurisprudentiel de notre étude.

Tout d’abord, la lecture que fait le groupe spécial du paragraphe XXa) et la manière dont il aborde son interprétation suscitent davantage de questionnements qu’elles ne fournissent de réponses à notre interrogation initiale. En effet, hormis un début de définition extrêmement général de la moralité publique, reposant elle-même sur une démarche incertaine, le raisonnement juridique du groupe spécial dans l’affaire États-Unis – Jeux prête trop le flanc à la critique pour que l’on puisse en tirer des conclusions constructives pour notre recherche, compte tenu du grand nombre d’irrégularités par rapport aux règles de procédure que nous avions préalablement décrites, d’erreurs d’interprétation de la jurisprudence de l’OMC et de contradictions avec ses propres affirmations que nous y avons relevées dans le cadre de notre analyse. Cette situation est inquiétante, car elle engendre la constitution d’une jurisprudence reposant sur des fondements erronés et, par conséquent, dépourvue d’une assise juridique solide. La seule constatation que l’on peut faire est que le groupe spécial ne restreint pas a priori la portée ou les objets possibles de la moralité publique dans le cadre de l’application du paragraphe XXa). Cependant, il ne s’appuie sur aucune source pour avancer une telle affirmation, ce qui mine la crédibilité de sa position.

En particulier, nous trouvons particulièrement préoccupante la marge de manœuvre qualitative accordée par le groupe spécial au Membre sur la foi d’une interprétation fautive

de la jurisprudence de l’OMC, tout comme le fait que cette irrégularité n’ait pas été soulignée dans la littérature. De plus, la déclaration du groupe spécial à ce sujet a déjà citée dans le récent rapport du Groupe spécial chargé de l’affaire Chine – Services

audiovisuels310 comme s’il s’agissait d’une règle de droit et, compte tenu du fait qu’il s’agit du seul différend porté devant l’OMC qui traite de cette question, elle est appelée à être citée presque automatiquement dans les prochaines affaires. Il serait important de rectifier le tir rapidement en profitant du fait que la jurisprudence à ce sujet n’est encore qu’à l’état d’ébauche. Il existe en effet un risque de construction jurisprudentielle erronée du droit. Avant de répondre à notre première question de recherche, il nous faut, à partir de l’analyse des règles d’interprétation des traités contenues dans la Convention de Vienne que nous avons effectuée dans la présente Partie, établir un lien entre les conclusions de notre étude historique et l’application du paragraphe XXa), en particulier en ce qui concerne le recours possible aux travaux préparatoires d’un traité pour déterminer le sens d’une de ses dispositions. En effet, aux termes de l’article 32 de la Convention de Vienne, seuls les travaux préparatoires du GATT peuvent être utilisés à des fins d’interprétation de cet accord, ce qui semble a priori logique. Cependant, si cette inférence est logique pour la plupart des dispositions du GATT, elle ne l’est pas pour la clause des exceptions générales car, comme nous l’avons démontré précédemment, cette dernière a été négociée sur le fond non pas en 1946 comme le reste de l’accord, mais en 1927 dans le cadre de la conclusion d’une autre convention. Ses travaux préparatoires sont donc distincts de ceux des autres dispositions du GATT, une situation que ne prévoit pas l’article 32 de la Convention de

Vienne sur les moyens complémentaires d’interprétation. Cependant, le libellé de cet article

nous semble être de nature assez générale pour autoriser la prise en compte des « vrais travaux préparatoires » de l’article XX qui sont ceux de la Conférence de 1927, selon ce que nous avons établi dans la Partie précédente. D’ailleurs, le groupe spécial lui-même, dans l’affaire précitée, ne considère-t-il pas que la Conférence de 1927 fait partie des travaux préparatoires du paragraphe XXa) en établissant un lien direct entre ces travaux et cette disposition du GATT? Ce lien, conjugué à la démonstration que nous avons faite dans la Partie précédente, nous permet d’affirmer que la notion de moralité publique au sens du paragraphe XXa) doit recevoir une interprétation reconnaissant la souveraineté des États à

déterminer eux-mêmes le bien-fondé de la protection de la moralité publique et les objets que peut viser cette notion à l’intérieur de leur territoire. L’application de notre schéma d’interprétation aux constatations du groupe spécial dans l’affaire États-Unis – Jeux fait ressortir avec encore plus de force le caractère inapproprié des hésitations de cette instance entre la recherche d’une majorité morale et le respect des spécificités nationales.

Ceci étant posé, nous pouvons à présent répondre à la première composante de notre question de recherche, qui était de déterminer si l'exception de moralité publique prévue au paragraphe XXa) du GATT est une avenue envisageable pour réguler le commerce transfrontière des inventions biotechnologiques assujetties à des prescriptions nationales d’ordre éthique. Notre étude historique nous amène à donner à cette question une réponse positive en ce qui concerne les objets, mais négative dans certains cas d’application de la disposition. Du point de vue des objets visés par la notion de moralité publique dans le paragraphe XXa), comme nous l’affirmons au paragraphe précédent, tout laisse croire qu’ils n’ont pas à l’origine été circonscrits à certaines catégories prédéterminées et que les États avaient toute latitude, et non pas une « certaine latitude » comme l’affirme le groupe spécial dans l’affaire États-Unis – Jeux, pour déterminer ce qui relève de la moralité publique au niveau national. Cette disposition consacrant le respect des spécificités nationales, il en découle que les prescriptions nationales d’ordre éthique telles que le respect de l’intégrité de l’embryon humain entrent dans la catégorie des mesures nécessaires pour protéger la moralité publique. On peut par conséquent affirmer que d’une manière générale, l’exception de moralité publique du GATT est une avenue envisageable pour réguler le commerce transfrontière des inventions biologiques soumises à des prescriptions nationales d’ordre éthique. Par ailleurs, notre étude des sources de cette disposition nous amène aussi à constater que les droits souverains de l’État en la matière qu’elle proclame ne peuvent s’exercer que sur les actes commis sur son territoire. Le paragraphe XXa) ne serait donc applicable qu’aux actes contraires aux normes morales qui se sont déroulés à l’intérieur des frontières de l’État qui l’invoque. Ainsi, dans le cas des inventions biotechnologiques dont les modalités de fabrication, et non pas les effets, posent problème, la défense de moralité publique ne pourrait être recevable pour justifier une prohibition d’importation.

TROISIÈME PARTIE : LA NOTION DE BONNES MŒURS

EN DROIT DES BREVETS

Introduction

Afin de jeter un éclairage concret sur les critères d’appréciation de l’acceptabilité morale d’une invention scientifique, nous nous tournons à présent vers le droit des brevets où l’analyse d’une notion comparable à celle de moralité publique a fait l'objet de plusieurs décisions récentes. En effet, on retrouve tant dans la législation interne sur les brevets de la majorité des États que dans la Convention sur la délivrance de brevets européens une clause excluant de la brevetabilité les inventions dont l’exploitation commerciale serait contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. Si cette disposition n’a été que très rarement, voire jamais invoquée devant une instance judiciaire nationale, elle a cependant fait couler beaucoup d’encre devant celles de l’Office européen des brevets (OEB) au cours des deux dernières décennies en raison des questionnements soulevés par une nouvelle catégorie d’inventions, celles du domaine des biotechnologies.

Nous avons donc choisi de nous intéresser aux décisions rendues sous l’empire de la

Convention sur la délivrance de brevets européens afin de comprendre quelle lecture de la

notion de bonnes mœurs avaient faite les instances de l’OEB et quelles difficultés elles avaient rencontrées dans l’application de ce concept aux demandes de brevet portant sur des inventions biotechnologiques. Du point de vue méthodologique, contrairement à l’approche que nous avons privilégiée dans la Première Partie du présent mémoire, nous ne nous arrêterons pas à l’historique de la disposition en cause. En effet, alors qu’à ce jour l’interprétation du paragraphe XXa) du GATT n’a été qu’effleurée par les groupes spéciaux, la disposition de la Convention sur la délivrance de brevets européens que nous abordons ici a déjà fait l’objet d’une abondante jurisprudence sur laquelle nous devons faire porter notre analyse. Nous allons donc, dans un premier temps, brosser à grands traits le cadre normatif dans lequel s’inscrit cette disposition, en nous arrêtant à la place qu’elle occupe à la fois dans le droit national des États et dans le droit régional défini par la

Convention sur la délivrance de brevets européens. Dans les deux chapitres suivants, nous

analyserons les décisions rendues dans ce domaine par les instances juridictionnelles de l’OEB, en nous arrêtant plus particulièrement aux critères retenus pour définir la notion de bonnes mœurs et au champ d’application de celle-ci dans le contexte actuel des inventions biotechnologiques. Conformément à l’angle d’approche utilisé dans le reste de notre recherche, nous analyserons cette démarche interprétative du seul point de vue du juriste, en utilisant comme uniques repères le droit et la jurisprudence applicables, en accordant une place particulière au respect du principe de sécurité juridique dans les décisions en cause, compte tenu de l’importance économique de leurs répercussions.

Chapitre I – La notion de bonnes mœurs en droit des brevets : le