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Chapitre I – Le cadre d’interprétation du paragraphe XXa) du GATT

II.3 Les questionnements soulevés par le raisonnement du Groupe spécial dans

II.3.1 Les irrégularités quant au respect des règles d’interprétation

Comme on l’a vu, la première étape de l’exercice auquel devait se livrer le Groupe spécial pour conclure à la justification provisoire des mesures contestées au titre du paragraphe XIVa) de l’AGCS était de voir si celles-ci étaient bel et bien mises en œuvre dans le cadre d’une politique nationale ayant pour objectif la protection de la moralité publique284. À titre de démarche préliminaire, il se devait donc d’interpréter la notion de « moralité publique »

283 Ibid., para. 6.479 à 6.487.

afin d’en déterminer le sens et la portée. Par ailleurs, comme nous l’avons vu précédemment, l’interprétation des termes d’un traité est régie par les articles 31 et 32 de la

Convention de Vienne, dispositions auxquelles souscrivent expressément l’Organe d’appel

et les groupes spéciaux285. Or, tout comme dans les arguments présentés par les États-Unis dans leur deuxième communication écrite, ni ces dispositions, ni l’instrument lui-même ne sont mentionnés dans le raisonnement du Groupe spécial en l’espèce. S’il annonce qu’il va examiner le sens de l’expression « protection de la moralité publique » et qu’il va interpréter la disposition pertinente de l’AGCS « conformément au sens ordinaire des termes lus dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de l’AGCS et de l’Accord sur l’OMC286 », un libellé qui semble très proche de celui de la règle générale d’interprétation édictée à l’article 31 de la Convention de Vienne, aucune référence n’est cependant faite à cette disposition. De même, quelques paragraphes plus loin, le Groupe spécial fait allusion à ce qu’il appelle des « moyens complémentaires d’interprétation », une terminologie qui est employée dans l’article 32 de la Convention de Vienne, sans préciser la source juridique de tels moyens. Il faut donc deviner qu’il s’appuie sur cette disposition. Ce manque de rigueur juridique s’observe également dans la manière dont le Groupe spécial applique les dispositions susmentionnées, toujours sans les nommer. En effet, à l’étape de l’interprétation de l’expression « moralité publique », contrairement à ce qu’il annonçait un peu plus haut, ni le contexte de celle-ci, ni l’objet et le but du traité ne sont pris en considération. Dans cet exercice, le Groupe spécial se borne à combiner les définitions de public et morals indiquées par le dictionnaire général287. De plus, le choix du dictionnaire de référence n’est pas motivé, alors qu’on sait que cette question peut être déterminante288. En raison de ces omissions, l'analyse reste incomplète et la définition de la moralité publique est trop générale pour être d’une quelconque utilité; d’ailleurs, le Groupe spécial ne s’y appuiera pas du tout dans la suite de son raisonnement.

En ce qui concerne les « moyens complémentaires d’interprétation » évoqués ensuite par le Groupe spécial, plusieurs remarques importantes doivent être faites. Tout d’abord,

285 Voir la Deuxième Partie, section I.2.

286 États-Unis – Jeux, op. cit., note 254, para. 6.459. 287 Ibid., para. 6.463 et suiv.

l’article 32 de la Convention de Vienne, si c’est bien cette disposition qui est appliquée puisque le Groupe spécial ne nous le précise pas, n’autorise le recours à de tels moyens que pour confirmer une interprétation effectuée selon la règle générale, ou lorsque cet exercice « laisse le sens ambigu ou obscur » ou « conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable »289. Or, le Groupe spécial n’indique à aucun moment que l’une ou l’autre de ces conditions est remplie en l’espèce. Il n’a donc pas établi qu’il était en droit de recourir aux moyens prévus à l’article 32.

De plus, la portée de ces moyens complémentaires est définie de manière très restrictive dans cette disposition : il peut s’agir soit des travaux préparatoires du traité dans lequel apparaît l’expression, soit des circonstances dans lesquelles celui-ci a été conclu290. Or, le Groupe spécial s’appuie sur plusieurs moyens complémentaires d’interprétation qui ne remplissent pas les conditions susmentionnées. Tout d’abord, il cite un extrait d’une décision de la Cour internationale de justice portant sur la définition de l’ordre public291. Un peu plus loin, c’est à des jugements de la Cour européenne de justice qu’il fait référence pour établir que les jeux et paris pouvaient être encadrés ou prohibés pour des raisons de politique générale292. De telles décisions relèvent d’ordres juridiques très éloignés de celui de l’OMC, et, même si elles étaient autorisées à titre de moyen complémentaire d’interprétation, on voit mal quelle pertinence elles auraient pu avoir pour interpréter le GATT ou l’AGCS.

Le Groupe spécial s’appuie ensuite sur un autre « moyen complémentaire d’interprétation », cette fois-ci d’ordre « historique », également cité dans les arguments des États-Unis, celui de la description de l’intervention du délégué égyptien lors des négociations de la Convention de 1927293. Ici encore, il ne s’agit pas d’une source qui serait automatiquement admissible au titre des moyens complémentaires prévus à l’article 32, qui n’autorise que les travaux préparatoires du traité visé. En l’espèce, les travaux préparatoires de l’AGCS constitueraient le seul moyen complémentaire d’interprétation admissible. Or,

289 Voir la Deuxième Partie, Section I.2.3.

290 L’adverbe « notamment » dans cette disposition laisse croire à l’existence d’autres moyens complémentaires

d’interprétation.

291 États-Unis – Jeux, op. cit., note 254, para. 6.470. 292 Ibid., para. 6.473.

encore une fois, la référence à ce que le Groupe spécial appelle « un exemple historique du recours à des “raisons morales” pour restreindre certaines activités » n’est même pas justifiée ou commentée. Même en faisant abstraction du fait qu’un tel moyen d’interprétation n’était en principe pas admissible, le recours non motivé à de tels arguments est tout à fait étonnant, compte tenu de la réticence affichée par l’Organe d’appel à l’égard de toute référence historique dans le cadre de la procédure du règlement des différends294. Dans la mesure où l’exercice consistant à délimiter le champ d’application, ou la portée, de la notion de moralité publique fait partie du processus d’interprétation, ce qui ne fait aucun doute, les règles de la Convention de Vienne auraient dû être respectées, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. De surcroît, le Groupe spécial ne s’est pas conformé à ses propres règles en matière d’interprétation.