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Chapitre II – La notion de bonnes mœurs selon l’OEB : analyse de la jurisprudence

II.2 Questionnements soulevés par le choix et l'application des critères

II.2.1 Questionnements suscités par le choix des critères

L’aspect le plus frappant qui ressort de la description que nous venons de faire des critères appliqués par les instances de l'OEB pour l'examen au titre de l'article 53 a) CBE, c’est-à- dire pour apprécier dans quelles circonstances l’exploitation commerciale d’une invention est contraire aux bonnes mœurs, est leur grande hétérogénéité qui rend quasiment impossible la définition d’une ligne jurisprudentielle claire à cet égard. Tout se passe

400 Cette affirmation est contraire à l’esprit et à la lettre de la directive 98/44/CE. 401 Ibid., point 6.12 de l’exposé des motifs.

comme si chaque affaire devait donner lieu à l’élaboration d’un nouveau jeu de critères

ad hoc ne présentant la plupart du temps qu’un lien ténu avec celui utilisé dans la décision

précédente, comme nous le démontrons ci-après.

Dans l'affaire Souris oncogène/HARVARD I, la CRT affirme que la conformité aux bonnes mœurs doit dans ce cas se mesurer par une mise en balance des souffrances infligées aux animaux et de « l’utilité de l’invention pour l’humanité404 ». Lorsque la même question est examinée une décennie plus tard par la CRT dans l’affaire Souris oncogène/HARVARD II, ce sont alors les critères de la directive 98/44/CE qui s’appliquent, selon lesquels l'« utilité de l'invention pour l'humanité » se transforme en « utilité médicale substantielle405 », ce qui est loin d’être la même chose. De fait, les tests appliqués lors du premier et du deuxième examen de la même demande de brevet portant sur cette souris transgénique sont jugés assez différents par la CRT pour constituer les deux étapes de l’analyse complète d’une objection au titre de l'article 53 a) CBE.

Ensuite, lorsqu’il est question de végétaux transgéniques, une invention devient soudainement contraire aux bonnes mœurs s’il y a « utilisation impropre ou ayant des effets destructeurs406 » de la biotechnologie végétale, sans qu’il soit par ailleurs nécessaire d’évaluer l’utilité de ladite invention. Ici encore, les critères énoncés dans les directives d’interprétation sont ignorés et la CRT ne justifie pas son choix d’assimiler une exploitation contraire aux bonnes mœurs à une « utilisation impropre ». Enfin, dans une affaire ultérieure portant sur une préparation médicamenteuse à usage vétérinaire apparaît encore un nouveau critère : pour être contraire aux bonnes mœurs, l’exploitation de l’invention doit être « considérée comme répréhensible par la société en général, ou tout au moins par la profession concernée407 ».

Cette hétérogénéité a été notée et critiquée par plusieurs commentateurs de la jurisprudence de l'OEB, qui déplorent d’une manière générale leur caractère aléatoire, subjectif et

403 Ibid., points 6.13 et 6.14 de l’exposé des motifs. 404 Voir la section II.1 de la présente partie. 405 Voir la section II.3 de la présente partie. 406 Voir la section II.6 de la présente partie. 407 Voir la section II.7 de la présente partie.

insatisfaisant408. Tout en abondant dans le même sens, nous ajoutons que le principal problème, de nature plus fondamentale, nous semble être l'absence de lien direct entre chacun des critères ou tests que nous venons de décrire et les principes d’interprétation de la disposition formulés par l’OEB lui-même.

En effet, il ne faut pas perdre de vue que l'OEB a pris la peine d’élaborer un ensemble de directives d’interprétation de la CBE, les Directives relatives à l’examen de l’OEB, qui constituent les fondements de l'interprétation de la CBE, selon lesquelles appliquer l’article 53 a) revient à déterminer si l’invention visée « apparaîtrait au public comme si répugnante qu’il serait inconcevable de la breveter »409. La perception du public est ainsi présentée comme un aspect primordial de l’évaluation de la conformité aux bonnes mœurs d’une invention, le deuxième étant la « répugnance » extrême que doit inspirer celle-ci pour être déclarée non brevetable aux termes de cette disposition. Pourtant, cette directive n’est ni appliquée, ni même mentionnée dans les décisions de la CRT portant sur des animaux transgéniques, où la CRT ne nous explique pas pourquoi elle a jugé bon de faire totalement abstraction, dans son analyse, des deux éléments requis aux termes de la directive d’interprétation, ni comment s’articule ce nouveau test utilitaire par rapport aux critères préconisés par l'OEB. Il en est de même dans toutes les décisions précitées, à l'exception de l'affaire Euthanasia compositions/MICHIGAN STATE UNIVERSITY, la seule où les critères des directives d’interprétation sont bel et bien énoncés. Toutefois, sans justifier sa démarche, la CRT prend la liberté de les modifier et de substituer à l'opinion du « public » celle de la profession appelée à exploiter l'invention, ce qui n’est pas très éloigné d’une dénégation de l'existence même de ces directives.

En conclusion, on ne peut que constater que les inventions biotechnologiques qui ont fait l’objet des principales décisions susmentionnées au titre de l’article 53 a) ont été soumises à des critères d’évaluation non seulement différents les uns des autres, mais aussi très éloignés de ceux préconisés dans les directives d’interprétation de l'OEB, et que ces choix relatifs à de tels écarts n’ont pas été justifiés par les instances de cette organisation. Il est

408 M. A. BAGLEY, op. cit., note 365, p. 333. Voir également D. THOMAS et G. A. RICHARDS, « The Importance of the

Morality Exception under the European Patent Convention: The Oncomouse Case Continues… » [2004] E.I.P.R. 97, p. 98. Voir aussi M. ABRAHAM, op. cit., note 366, p. 98.

également surprenant de constater que les critères énoncés dans la décision T 19/90, qui ont servi de point de départ à l’élaboration de la règle 32quinquies d) CBE, n’étaient à l’origine ni motivés, ni appuyés sur des fondements d’ordre juridique ou autre par la CRT. Soulignons que notre propos ici n’était pas de débattre du bien-fondé ou de la légitimité d’un critère par rapport à un autre pour évaluer la conformité aux bonnes mœurs de l'exploitation d’une invention. En effet, notre intention n’était pas de nous pencher sur cette question teintée de subjectivité, qui peut trouver un large éventail de réponses selon les catégories d’intervenants invités à donner leur opinion à ce sujet, mais bien de nous intéresser au raisonnement juridique suivi par la CRT par rapport aux directives d’interprétation qu’elle se devait d’appliquer. Nous concluons que la sécurité juridique de la procédure de délivrance et de contestation des brevets se trouve menacée par de telles irrégularités.