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Chapitre II – La notion de bonnes mœurs selon l’OEB : analyse de la jurisprudence

II.1 Critères de conformité aux bonnes mœurs retenus par les instances supérieures

II.1.1 Critères appliqués aux demandes de brevet portant sur des animau

La principale invention visée dans cette catégorie est ce que l'on a appelé la « souris de Harvard », dont la demande de brevet sera examinée par l'OEB dans le cadre de deux décisions de la Chambre de recours technique (CRT), séparées par une période de dix ans correspondant à la négociation de la directive 98/44/CE et à la mise en œuvre des nouvelles dispositions de la CBE découlant de cet instrument, que nous allons décrire tour à tour.

II.1.1.1 Souris oncogène/HARVARD I

Il s’agit de la première demande de brevet portant sur un animal transgénique dont est saisi l'OEB. L’invention a pour objets à la fois une méthode de manipulation génétique consistant à insérer un gène prédisposant au cancer (oncogène) dans le génome d’un mammifère autre que l’humain, et la lignée animale ainsi obtenue374. Une telle technique permet de produire facilement des tumeurs chez ces animaux transgéniques et de les utiliser comme modèles pour l'étude de différents traitements antitumoraux. Outre de nombreux autres points qu’elle soulève dans son analyse et qui débordent le cadre de la présente

374 La demande de brevet européen avait été déposée le 24 juin 1985. À titre comparatif, le brevet américain portant sur le

même objet, dont la demande avait été déposée en 1984, a été délivré dès 1988. La revendication 1 se lisait comme suit : « Méthode pour produire un mammifère transgénique autre que l’être humain, présentant une probabilité accrue de développement de néoplasmes, ladite méthode comprenant l’insertion d’une séquence oncogène activée dans un mammifère autre que l’être humain, au plus tard au stade de huit cellules. »

recherche375, la Division d’examen juge nécessaire de se pencher sur « les questions d’ordre éthique que pose la protection par brevet des animaux au regard de l’article 53 a) CBE376 ». Toutefois, après avoir esquissé certaines interrogations qui se posent en lien avec cette dernière disposition, elle se déclare incompétente pour se prononcer sur ce point particulier en concluant que « le droit des brevets n’est pas le bon outil juridique pour régler les problèmes qui peuvent se poser dans le cas de manipulations génétiques opérées sur des animaux377 ».

En deuxième instance, la CRT, saisie par le requérant, le Harvard College, du rejet de sa demande de brevet, est au contraire d’avis qu’il existe « précisément dans un cas comme celui-ci […] des raisons impératives qui font que les implications de l’article 53 a) CBE doivent être prises en compte lors de l’examen de la brevetabilité ». Après avoir rappelé que la manipulation génétique de mammifères soulève de nombreuses questions, dont deux auxquelles elle fait explicitement allusion, à savoir les souffrances infligées aux animaux rendus anormalement sensibles à des substances cancérogènes par manipulation génétique et les conséquences inconnues d’une introduction accidentelle dans la nature de tels animaux, et avoir souligné que des craintes de cette nature ont amené certains États à légiférer dans ce domaine, elle renvoie l’affaire devant la Division d’examen en énonçant en ces termes les critères que celle-ci devra prendre en considération pour rendre sa décision, que certains commentateurs ont appelé le test « utilitariste » : « Pour décider le moment venu si la présente invention doit ou non être exclue de la brevetabilité en vertu de l'article 53 a) CBE, il semblerait nécessaire avant tout de peser soigneusement, d'une part, les graves réserves qu'appellent la souffrance endurée par les animaux et les risques éventuels pour l'environnement, et, d'autre part, les avantages de l'invention, à savoir son utilité pour l'humanité378. » En définitive, après application de ces critères et certaines modifications, le brevet est délivré par la Division d’examen de l’OEB le 13 mai 1992.

375 Décision de la Division d'examen en date du 14 juillet 1989 (J.O. O.E.B. 1989, 451). Le point principal est l’exclusion

de la brevetabilité des animaux en tant que tels prévue à l’article 53 b) CBE (voir à ce sujet la section 7 de la décision), qui est un des deux motifs du rejet de la demande de brevet, l’autre étant la nécessité d’exposer l’invention de manière suffisamment claire et complète (art. 83 CBE).

376 Ibid., p. 458. 377 Ibid., p. 459.

À la même époque que l’affaire de la souris oncogène du Harvard College, en 1992, l’OEB était saisi d’une autre demande de brevet pour un animal transgénique, celle de la compagnie pharmaceutique Upjohn, portant sur une souris génétiquement modifiée pour perdre ses poils dans le but de servir à des tests de produits anti-calvitie destinés à l’humain. La Division d’examen, après avoir appliqué le test utilitariste, a déterminé que l’intérêt pour l’humanité de cette souris transgénique n’était pas suffisant, compte tenu de la nature des avantages procurés par la recherche, pour contrebalancer les souffrances infligées à l’animal et que, par conséquent, la mise en œuvre de cette invention portait atteinte aux bonnes mœurs. Le brevet a par la suite été accordé, après que la compagnie Upjohn ait retiré de ses revendications l’insertion d’un oncogène à titre de marqueur379.

II.1.1.2 Souris oncogène/HARVARD II

Cette affaire est en fait la continuation de la première. En effet, le brevet octroyé en 1992 fait par la suite l’objet de 17 oppositions, notamment au titre de l’article 53 a) CBE. Pour diverses raisons, la procédure d’opposition se poursuit pendant plus d’une décennie jusqu’au 16 janvier 2003, date à laquelle la Division d’opposition maintient le brevet. En 2004, la CRT se prononce à nouveau sur les questions de droit dont elle avait été saisie en 1990380, y compris celle de l’objection au titre de l’article 53 a) CBE. Cependant, l’OEB ayant dans l'intervalle procédé à la transposition de la Directive européenne 98/44 dans la CBE, ce sont les nouvelles règles qui s’appliquent désormais aux affaires en instance à la date de leur entrée en vigueur381. Dans le cas qui nous occupe, la CRT s’appuie donc sur la nouvelle règle 23quinquies qui, comme on l’a vu plus haut, modifie l’interprétation de l’article 53 a) CBE en créant quatre catégories d’inventions exclues de la brevetabilité aux termes de cette disposition, dont celle des « inventions qui ont pour objet […] des procédés de modification de l'identité génétique des animaux de nature à provoquer chez eux des souffrances sans utilité médicale substantielle pour l'homme ou l'animal, ainsi que les

379 Décision non rapportée, le brevet (n° 809913146.0) ayant été accordé après modification de certaines revendications.

Voir à ce sujet : R. NOTT, « The Biotech Directive: Does Europe Need a New Draft? » 17 Eur. Intell. Prop. Rev. 563, 565-

6 (1995); S. CONNER, « Patent Ban on Baldness “Cure” Mouse », Independent 5 (Londres), 2 février 1992; Lionel BENTLY

et Brad SHERMAN, Intellectual Property Law 436 (2e éd., 2004);

380 Affaire T 315/03, Souris oncogène/HARVARD, décision rendue le 6 juillet 2004, J.O. O.E.B. 2006, p. 15. La Chambre

de recours admet des « retards effroyables » (point 5.9 de l’exposé des faits).

animaux issus de tels procédés », prévue à la règle 23quinquies d). Selon la CRT, ce test exige d’établir trois éléments : « la probabilité de souffrances chez l’animal, la probabilité d’une utilité médicale substantielle et la correspondance nécessaire entre les deux eu égard aux animaux concernés. Le niveau de preuve requis est le même pour les souffrances des animaux et l’utilité médicale substantielle, à savoir la probabilité382 ». Comme on peut le constater, ce test diffère sensiblement de celui qui a été appliqué à la même souris transgénique dans la première décision rendue par la CRT dans cette affaire.

L’application de cette nouvelle règle a-t-elle pour conséquence de rendre inutile l'objection au titre de l’article 53 a) dans le cas d’une demande de brevet portant sur un animal transgénique? Non, affirme la Chambre de recours en précisant que cette objection subsiste dans certains cas, notamment en l’absence d’une probabilité de souffrance des animaux visés par l’invention383 ou, d’une manière plus générale, lorsque l’invention ne satisfait pas aux conditions de la règle, auxquels cas ce sont les critères de la règle générale de l’article 53 a) CBE qui s’appliquent384. La nouvelle règle 23quinquies crée donc deux catégories d’objections distinctes qui ne sont pas mutuellement exclusives puisqu’elles doivent être invoquées successivement dans le cas des inventions qui « réussissent » le test de la règle 23quinquies, c’est-à-dire qui ne satisfont pas à ses conditions. À chacun de ces types d’objection correspond un fardeau de preuve particulier; dans le premier cas, « il y a uniquement lieu d'examiner si l'invention relève ou non de l'une des quatre catégories limitées énoncées dans cette règle »; dans le deuxième, « il y a lieu d'examiner si la mise en œuvre de l'invention en question serait ou non contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs. Dans ce dernier cas, la jurisprudence fournit un certain nombre d'orientations. » Pour l’examen au titre de l’article 53 a) CBE des inventions concernant des animaux transgéniques, la Chambre de recours préconise le test suggéré dans la décision T 19/90 qui met en balance les souffrances infligées aux animaux et l’utilité, et non pas l’utilité médicale substantielle, de l’invention pour l’humanité car elle le juge suffisamment souple pour « permettre de tenir compte de l’opinion courante […] en matière d’ordre social, de risques pour l’environnement et de normes de comportement admises dans la culture

382Ibid., point 9.7 de l’exposé des motifs. La notion de probabilité est définie en ces termes : « n’importe quel type de

souffrance, même mineure » (para. 10.6 de l’exposé des motifs).

383 Ibid., point 9.4 de l’exposé des motifs

européenne385 ». Un élément dont, pourtant, elle n’a pas tenu compte dans l'affaire Souris

oncogène/HARVARD I.