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Chapitre I – Le cadre d’interprétation du paragraphe XXa) du GATT

I.2 Le cadre général d’interprétation : la Convention de Vienne sur le droit des

I.2.3 Les moyens « complémentaires » d’interprétation : l'article 32

I.2.3.2 Le recours aux travaux préparatoires dans la jurisprudence de l'OMC

En ce qui concerne l'utilisation des travaux préparatoires du GATT pour l'interprétation des dispositions de ce traité, les instances juridictionnelles de l’OMC manifestent, depuis l'entrée en vigueur du Mémorandum d’accord, une aversion marquée pour cette méthode. Il faut cependant reconnaître que dans les premières décennies suivant la mise en œuvre de l'Accord général, et même après l'entrée en vigueur de la Convention de Vienne, elles tendaient au contraire à faire reposer leur raisonnement uniquement sur les travaux préparatoires de la Charte de l'Organisation internationale du commerce (OIC) et du GATT224. Certes, cette tendance des premiers groupes spéciaux à se référer sans cesse à la

Charte de l’OIC (qui n’a jamais été adoptée) et à ses « rédacteurs » (drafters) dans leurs

222 Ibid., p. 73.

223 Statut de la Cour internationale de Justice, annexé à la Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, 15 C.N.U.O.I 365, en

ligne : http://www.un.org/french/aboutun/icjstatute/index.html.

224 Voir P.J. KUYPER, op. cit., note 207, p. 229, citant les affaires suivantes : Japon – Restrictions à l'importation de

certains produits agricoles, BISD 35S/163, par. 5.1.2 et 5.2.1, Canada – Restrictions à l'importation de crème glacée et de yoghourt, BISD 36S/68, par. 66 et suiv., Corée – Restrictions à l'importation de bœuf, BISD 36S/268, par. 118.

rapports était d’une part compréhensible dans une première phase, compte tenu du court laps de temps écoulé depuis la fin des négociations et, d’autre part, facilitée par le corpus documentaire aussi volumineux que détaillé dont on disposait au sujet des travaux préparatoires. Aujourd’hui, certains observateurs jugent malsaine cette tendance à recourir aux travaux préparatoires à titre de premier moyen d’interprétation du GATT, en raison de son manque de prévisibilité et de certitude juridique225. Pour d’autres, le recours aux travaux préparatoires pour l'interprétation d’un instrument international revêt plus d’importance qu’en droit privé, car il ajoute un élément de certitude et de stabilité à une institution qui, en raison justement de son caractère international, est particulièrement incertaine et imprévisible. En effet, ils constituent un corpus relativement objectif et impartial auquel les nations signataires peuvent se fier226.

À cet égard, il y a lieu de rappeler ici la volonté exprimée à l'époque par les négociateurs et les rédacteurs du GATT de voir respectées leurs intentions quant à l'application du traité et ce, bien après leur mort, qui les a incités notamment à rédiger des notes interprétatives227. De même, le Secrétariat du GATT a rapidement élaboré un Index analytique228 régulièrement mis à jour, dans lequel sont notamment cités et décrits les documents faisant état des travaux préparatoires pertinents pour chaque disposition de l'Accord général, destiné à en faciliter l'interprétation et l'application. Si cet index a intégré au fil de ses mises à jour les rapports des groupes spéciaux, il n’en fait pas moins toujours référence aux travaux préparatoires du GATT, en particulier lorsque la jurisprudence est peu abondante. Ces efforts de clarification du texte à partir de références historiques témoignent d’un désir de lui conférer une pérennité sémantique, ce qui est tout à fait compréhensible dans un contexte où la stabilité et la prévisibilité de l'application du traité sont des objectifs prioritaires.

225 Ibid., p. 230.

226 J. H. JACKSON,World Trade and the Law of GATT, New York, Bobbs-Merrill Co. Inc., 1969, p. 22.

227 Ibid., p. 20 et 21. L’auteur cite le document E/PC/T/A/SR.36 des Nations Unies, où les membres de la Commission

préparatoire soulignent la nécessité de conférer un statut à leurs notes interprétatives en regard du GATT et de la Charte

de l'OIC en en faisant des annexes de ces instruments, afin qu’après leur mort, « elles soient toujours là » pour témoigner

de ce qu’ils avaient voulu écrire.

228 GATT,Index analytique : Guide des règles et pratiques du GATT, 6e édition mise à jour, 1995, OMC, Genève. Depuis

1995, cet index a été remplacé par un index analytique de l’OMC dans lequel les références aux travaux préparatoires ont pratiquement disparu.

En ce qui concerne la jurisprudence récente de l'OMC, nos recherches nous ont permis de constater que malgré la réticence qu’ils affichent à l'égard de la place à réserver aux travaux préparatoires, les groupes spéciaux et l'Organe d’appel n’hésitent cependant pas, pour appuyer leur argumentaire, à retourner aux sources historiques sans se conformer rigoureusement aux prescriptions contenues dans les articles 31 et 32 de la Convention de

Vienne. Ainsi, dans l'un de ses premiers rapports, pour caractériser le but et l'objet du texte

introductif de l'article XX, l'Organe d’appel cite un des documents relatant les négociations du GATT en 1946 en faisant remarquer que « cet éclairage fourni par l’historique de la rédaction de l'article XX est précieux229 ». Ce faisant, il ne cite nullement les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne pour appuyer sa démarche, alors que le recours aux travaux préparatoires ne peut en principe être autorisé que lorsqu’une confirmation ou un éclaircissement est nécessaire, c’est-à-dire après l'exercice de caractérisation décrit à l'article 31. Par contre, dans le même rapport, l'Organe d’appel ne se gêne pas pour reprocher au Groupe spécial d’avoir « négligé une règle fondamentale de l'interprétation des traités230 », c’est-à-dire en l'occurrence celle prévue à l'article 31 de la Convention de

Vienne. Qui plus est, comme nous le verrons plus loin, le groupe spécial chargé de l'affaire États-Unis – Jeux fera ainsi, allant jusqu’à citer les travaux préparatoires d’une convention

antérieure au GATT231, une méthode que n’envisage d’ailleurs même pas l'article 32 de la

Convention de Vienne, sans faire référence aux règles applicables.

Un autre exemple d’une telle démarche se retrouve dans le rapport de l'Organe d’appel dans l'affaire États-Unis – Crevettes, le rapport le plus cité en ce qui concerne l'application des articles 31 et 32 de la Convention de Vienne par l'OMC. Dans ce document, l'Organe d’appel commence par affirmer qu’il va procéder à un « examen du sens ordinaire des termes utilisés dans le texte introductif232 » et ne précise pas que ce faisant, il n’applique que partiellement l'article 31. Ensuite, il affirme que l'interprétation qu’il donne de cette disposition « est confirmée par l'histoire de la négociation de celle-ci233 », avant d’expliquer en détail comment le texte introductif de l'article XX a été remanié durant les négociations

229 États-Unis – Essence, op. cit., note 206, p. 25. 230 Ibid., p. 18.

231 Infra, section II.3.2.d)

232 États- Unis – Crevettes, op. cit.., note 114, para. 150. 233 Ibid., para. 157.

du GATT. Dans une note de bas de page, il justifie cette démarche en expliquant qu’il ne fait qu’appliquer l'article 32 de la Convention de Vienne et affirme : « Nous nous référons ici à l'histoire de la négociation de l'article XX pour confirmer l'interprétation du texte introductif à laquelle nous sommes parvenus en appliquant l'article 31 de la Convention234 ». Pourtant, il n’est fait mention à aucun endroit de ce rapport de ce qui aurait dû être le premier volet de la démarche de l'Organe d’appel, c’est-à-dire précisément l'analyse textuelle exigée par cette disposition et à laquelle il fait allusion dans sa note. Ainsi, il ressort de la lecture des deux rapports les plus souvent cités en matière d’interprétation que l'application des dispositions de la Convention de Vienne par les instances de l'OMC est loin d’être rigoureuse et que celles-ci n’hésitent pas à se tourner vers les travaux préparatoires lorsque cela peut leur être utile, même s’il faut pour cela faire quelques entorses à la procédure conventionnelle.

Enfin, pour conclure l'étude de cette question, soulignons que dans une autre affaire, l'Organe d’appel a adopté une démarche différente qui se conforme davantage aux règles conventionnelles d’interprétation et qu’il expose en ces termes :

À notre avis, le libellé de la note figurant dans la Liste du Canada n’est pas clair à première vue. De fait, il est général et ambigu, et il faut, par conséquent, que celui qui interprète le traité l'étudie avec un soin particulier. Pour cette raison, il convient, et il est même nécessaire, de faire appel en l'espèce aux "moyens complémentaires d’interprétation" conformément à l'article 32 de la Convention de Vienne. Ce faisant, nous ne pouvons pas partager ce qui semblait être le point de vue du Groupe spécial, à savoir que le sens de la note en question est si clair et évident qu’il n’y avait "aucune raison d’examiner également l'historique de [sa] négociation"235. [Nous soulignons]

Toutefois, l’Organe d’appel va ici dans l'excès opposé. En effet, si l’on appliquait à la lettre son commentaire, ce n’est que lorsque le sens d’une disposition est d’une limpidité totale que l'examen de l'historique de sa négociation ne serait pas nécessaire, ce qui ne correspond pas non plus à la démarche préconisée dans l'article 32, qui prévoit également le recours

234 Ibid., note infrapaginale n° 152.

235 Canada – Mesures affectant les importations de lait et les exportations de produits laitiers, WT/DS103/AB/R,

aux travaux préparatoires pour la confirmation d’une interprétation en l'absence de toute ambiguïté.

Comme on peut le constater, le statut des travaux préparatoires à des fins interprétatives dans la jurisprudence de l'OMC est donc à tout le moins ambigu et entaché de nombreuses contradictions. Il serait préférable que les instances juridictionnelles de l'OMC appliquent les dispositions pertinentes de la Convention de Vienne de manière cohérente et rigoureuse. Par ailleurs, nous sommes d’avis que si le recours à la méthode historique à titre de seul moyen d’interpréter une disposition du GATT n’est pas souhaitable, il y a cependant lieu de réserver à cette catégorie de source du droit une place raisonnablement importante, à plus forte raison dans le cas d’une disposition pour laquelle le corpus jurisprudentiel est réduit à sa plus simple expression236, comme c’est le cas pour le paragraphe XXa) du GATT.

236 B. J. CONDON, Environmental Sovereignty and the Law: Trade Sanctions and International Law, Ardsley,

Transnational Publishers, 2006, p. 35. L’auteur cite John H. Jackson, qui affirme qu’après plus de 40 ans de pratique du GATT, il n’y a plus lieu de s’appuyer sur l’historique de la rédaction. Cependant, cette pratique du GATT n’est pas aussi élaborée pour toutes les dispositions et, dans le cas du paragraphe XXa), elle est tout simplement inexistante.

Chapitre II - L’interprétation de la notion de « moralité

publique » dans la jurisprudence de l’OMC

Introduction

Après avoir esquissé les grandes lignes du cadre procédural et, de manière plus détaillée, les règles générales d’interprétation applicables à l’article XX du GATT, nous allons à présent nous intéresser à la manière dont la notion de moralité publique, telle qu’elle apparaît dans cette disposition, a été abordée par les instances juridictionnelles de l'OMC dans le cadre de différends commerciaux concrets. Précisons cependant d’emblée qu’il s’agit de cas extrêmement rares puisque, dans toute l'histoire du GATT, l’exception au titre du paragraphe XXa) n’a été invoquée dans aucun différend avant 2009. De fait, il se trouve que la majorité des affaires dans lesquelles était invoquée la clause des exceptions générales du GATT concernait des mesures à visée sanitaire ou environnementale dont l’exemption était demandée au titre du paragraphe b) de cette disposition. En 2006, dans l’affaire États-Unis – Jeux, c’est sur la disposition correspondante dans l’Accord général

sur le commerce des services237(AGCS), le paragraphe XIVa), qu’un groupe spécial a été appelé à se pencher pour la première fois sur l’interprétation de la notion de moralité publique238. Cependant, l’Organe d’appel n’ayant pas été saisi de l’aspect de la question qui nous intéresse au premier chef, à savoir le sens à donner à la notion de « moralité publique », on ignore s’il aurait validé les constatations du groupe spécial à ce sujet. En 2009, pour la première fois, le paragraphe XXa) du GATT est invoqué par un Membre. Cependant, dans son rapport, le Groupe spécial se contente de reproduire un extrait du rapport du Groupe spécial dans l'affaire États-Unis – Jeux sans chercher à expliciter la notion de moralité publique239. Nous nous trouvons donc actuellement en face d’une

237 Accord général sur le commerce des services, dans GATT, Résultats des négociations commerciales multilatérales du

Cycle d’Uruguay – Textes juridiques, Genève, GATT, 1994, p. 344 à 385.

238 Nous verrons plus loin que l'équivalence entre ces deux dispositions, pour les fins de l'interprétation de la notion de

moralité publique, a été confirmée par l'Organe d’appel, ce qui nous permet d’utiliser cette jurisprudence pour nourrir notre réflexion. Voir la section II.2.3.

jurisprudence à tout le moins embryonnaire qui, comme nous le verrons plus loin, soulève davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses.

La nature de l’article XX, c’est-à-dire le fait qu’il s’agit d’un moyen de défense d’un type particulier, et sa structure en deux parties, à savoir le texte introductif et les différents paragraphes énonçant les cas de figure dans lesquels la disposition peut être invoquée, ont rendu nécessaire l'élaboration de règles de preuve et d’une grille d’analyse spécifiques par les instances de règlement des différends de l’OMC, au fil des affaires qu’elles ont été appelées à trancher, lesquelles concernaient principalement le paragraphe XXb). Compte tenu de l’importance fondamentale de ces règles pour la bonne compréhension de la jurisprudence de l’OMC à ce sujet, nous les présentons brièvement ci-après, avant de passer à l’étude à proprement parler de la décision États-Unis – Jeux.

II.1 Règles de preuve et grille d’analyse applicables à la clause des