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Chapitre I – La notion de bonnes mœurs en droit des brevets : le cadre normatif

I.4 La notion de bonnes mœurs et son interprétation en droit des brevets national

I.4.3 Les États-Unis

Curieusement, alors qu’il s’agit de deux pays de common law, la législation américaine se démarque nettement du droit des brevets britannique en ce qu’elle ne contient et n’a jamais contenu de disposition faisant référence de près ou de loin à la conformité aux bonnes mœurs des inventions. Aux États-Unis, l’article 101 du Titre 35 du Code des États-Unis d’Amérique, qui concerne le droit des brevets, prévoit les deux conditions de brevetabilité d’une invention aux États-Unis, à savoir « nouveauté » et « utilité », auxquelles s’ajoute celle d’être « non évidente » par rapport à l’état de la technique (article 103). Aucune disposition du Titre 35 ne fait référence à une exclusion de la brevetabilité des inventions portant atteinte à la moralité ou à l’ordre public. Par conséquent, aucun fondement légal n’habilite l’office des brevets américains (United States Patent and Trademark Office ou USPTO) ou une cour de justice à refuser ou à révoquer un brevet pour un tel motif.

Cependant, dans les premières décisions judiciaires rendues dans ce domaine, le critère d’ « utilité » prévu à l’article 101 susmentionné a servi de fondement à ce qu’on a appelé la doctrine de l’utilité morale. Dans l’affaire où a été formulée pour la première fois cette théorie, qui remonte à 1817, le juge Story explique en ces termes le critère d’utilité : « tout ce que la loi exige est que l’invention ne soit ni frivole, ni préjudiciable au bien-être, à l’ordre public et aux bonnes mœurs [sound morals] de la société. Par conséquent, le terme "utile" est incorporé dans la loi par opposition à malveillant ou immoral. » Et le juge d’ajouter plus loin : « une nouvelle invention qui empoisonne le peuple ou qui incite à la débauche […] n’est pas une invention brevetable363 » [Notre traduction], une citation qui n’est en fait qu’un simple dictum, mais à laquelle on tentera de donner une deuxième vie au XXe siècle, lorsqu’elle sera reprise en vain par les opposants aux OGM dans une action en justice contre la multinationale Monsanto364.

Pendant 150 ans, la doctrine d’utilité morale exposée par le juge Story, selon laquelle une invention utile au sens de la législation sur les brevets est une invention qui répond à certaines normes en matière de moralité, prévaudra en droit des brevets américain et sera utilisée par les tribunaux pour rejeter de nombreuses inventions suscitant des controverses

363 Lowell v. Lewis, 15 F. Cas. 1018, 1019 (C.C.D. Mass. 1817).

364 Voir notamment la plainte introductive d’instance déposée entre autres par l’Organic Seed Growers Association des

sur le plan moral, en particulier parce que leur seule utilisation était la tromperie ou la fraude365. Cependant, à partir des années 1970, avec le temps, l’évolution des mœurs et la difficulté de définir ce qu’était une invention moralement acceptable, les tribunaux refuseront d’appliquer la doctrine d’utilité morale, en affirmant qu’il n’appartenait ni au pouvoir judiciaire, ni à l’USPTO de se prononcer sur cette question366.

Toutefois, en 1998, l’ « affaire des chimères » a failli faire renaître de ses cendres la doctrine d’utilité morale. Dans cette affaire, l’activiste Jeremy Rifkin et le biologiste Stuart Newman avaient déposé une demande de brevet auprès de l’USPTO portant sur l’obtention d’une chimère par fusion de cellules humaines et animales, dans le but de susciter un débat de société sur les limites éthiques à imposer aux manipulations du vivant. Peu de temps après avoir reçu cette demande de brevet, l’USPTO a diffusé un avis aux médias intitulé

Facts on Patenting Life Forms Having a Relationship to Humans, dans lequel il citait le dictum du juge Story dans l’affaire Lowell c. Lewis en affirmant, faisant référence à la

demande de brevet susmentionnée récemment déposée, que « les inventions visant des chimères humaines/animales peuvent dans certaines circonstances ne pas être brevetables parce qu’entre autres choses, elles ne satisfaisaient pas aux volets concernant l’ordre public [public policy] et la moralité du critère d’utilité. » [Notre traduction]367.

Cependant, peu de temps après cette annonce de l’USPTO, la Cour d’appel du circuit fédéral sonne le glas de la doctrine d’utilité morale dans l’affaire Juicy Whip, Inc. c.

Orange Bang, Inc. and Unique Beverage Dispensers, Inc.368 en affirmant, après avoir

rappelé que la doctrine d’utilité morale n’était plus appliquée par les tribunaux depuis longtemps, qu’une invention qui trompait le consommateur pouvait cependant être utile. Cette Cour ajoutait que le critère d’utilité ne conférait pas à l’USPTO ou aux tribunaux d’être les arbitres des pratiques commerciales frauduleuses et que les pouvoirs par lesquels

365 Voir notamment l’affaire Richard v. Du Bon, 103f 868 (2D Cir 1900), où une invention concernant un procédé

permettant de produire artificiellement sur les feuilles de tabac des taches qui, lorsqu’elles sont naturelles, sont synonymes de qualité du plant, a été jugée sans utilité. M . A. BAGLEY, « A Global Controversy : The Role of Morality in

Biotechnology Patent Law » (2007), University of Virginia Legal Working Paper Series, Public Law and Legal Theory

Working Paper Series, Working Paper 57.

366 Voir notamment M. ABRAHAM, « Morality and the Patent System : an Analysis of Article 53(a) of the European Patent

Convention » (2009) 10 BioScience Law Review 3, p. 101.

367 USPTO, Facts on Patenting Life Forms Having a Relationship to Humans Media Advisory 98-6, 1er avril 198, en

ligne : http://www.uspto.gov/news/pr/1998/98-06.jsp.

étaient assurés la santé, le bon ordre, la paix et le bien-être général de la société étaient exercés par le Congrès, qui était libre de déclarer un type d’invention non brevetable pour diverses raisons, y compris le fait qu’elle était trompeuse, mais que s’il ne le faisait pas, rien dans l’article 101 ne permettait de conclure qu’une invention pouvait être déclarée non brevetable pour cause de non-utilité parce qu’elle pouvait induire en erreur certains membres du public369. De fait, dans un document ultérieur qui est en fait la mise à jour de ses lignes directrices sur l’interprétation de la notion d’utilité, l’USPTO s’est déclaré non compétent pour rejeter une demande de brevet en invoquant l’argument de la menace pour la moralité ou l’ordre public, en rappelant les principes fondamentaux de droit administratif, à savoir que le Congrès crée les lois, que les tribunaux fédéraux les interprètent et que l’USPTO les administre370.

On constate donc que dans les États où elle existait avant la CBE, la clause d’exclusion de la brevetabilité pour atteinte aux bonnes mœurs n’a été invoquée que dans de très rares cas, dans lesquels la notion de bonnes mœurs n’était de surcroît considérée que sous l’angle du caractère, répréhensible ou non, du comportement des individus, c’est-à-dire de la « moralité privée ». Le droit national ne fournit donc aucun éclairage additionnel en ce qui concerne l’interprétation de la notion de bonnes mœurs en droit des brevets contemporain, notamment en matière d’inventions biotechnologiques. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que dans un certain nombre de pays, dont les États-Unis et le Canada371, un tel critère d’exclusion de la brevetabilité n’existe tout simplement pas et son intégration au droit des brevets national n’est nullement à l’ordre du jour.

Après ce tour d’horizon du cadre normatif dans lequel s’inscrit la notion de bonnes mœurs en droit des brevets, nous allons nous intéresser à la manière dont celle-ci a été reçue par les instances de l’OEB chargées d’interpréter l’article 53 a) CBE. Ces décisions s’étalent sur une vingtaine d’années et leur problématique reflète l’évolution des questionnements au fur et à mesure de l’apparition de nouveaux développements technologiques, depuis les premiers animaux transgéniques jusqu’aux lignées de cellules souches, avec cependant un

369 Ibid., p.1366 à 1368.

370 USPTO, Examination Guidelines for the Utility Requirement, 66 Fed. Reg. 1092, 1095 (5 janvier 2001). En ligne :

http://www.uspto.gov/web/patents/patog/week53/OG/TOCCN/item-160.htm

hiatus de près d’une dizaine d’années sans décision rendue, correspondant à un moratoire implicite imposé par l’OEB dans l’attente de l’élaboration de la directive 98/44 et des modifications législatives qui devaient s’ensuivre.

Nous avons divisé notre analyse jurisprudentielle en deux chapitres correspondant à ce que nous voyons comme des positions différentes des instances de l’OEB dans l’interprétation de cette disposition. Dans le premier sont passées en revue les décisions portant sur des inventions autres que les cellules souches, alors que dans le chapitre suivant, nous nous penchons sur la problématique de la brevetabilité des cellules souches et sur la réponse qu’a donnée la GCR de l’OEB.

Chapitre II – La notion de bonnes mœurs selon l’OEB : analyse