• Aucun résultat trouvé

Chapitre II – La notion de bonnes mœurs selon l’OEB : analyse de la jurisprudence

III.3 Les questionnements soulevés par la décision G 2/06

III.3.2 Une application « hors champ » de l’article 53 a CBE)?

Comme nous venons de le voir, dans la décision G 2/06, la GCR ne fait porter son analyse que sur les étapes préparatoires de la fabrication de l'invention, sans même évoquer les

utilisations bénéfiques possibles de celles-ci. Or, comme nous allons le démontrer ci-après, il s’agit d’une démarche diamétralement opposée à celle qu’a toujours adoptée la CRT dans toutes les décisions antérieures portant sur des inventions biotechnologiques.

Soulignons tout d’abord que cette démarche adoptée dans toutes les décisions antérieures n’a rien d’étonnant, puisqu’elle est conforme à ce que prévoient les directives d’interprétation de l'OEB. Dans la version antérieure à 2000 de l'article 53 a) CBE, il fallait que la publication ou la mise en œuvre de l’invention soit contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public pour que celle-ci soit exclue de la brevetabilité. Dans la nouvelle version, ces éléments ont été remplacés par l'exploitation commerciale, une modification qui, d’après la GCR, ne doit avoir aucune incidence sur la lecture que l'on doit faire du texte447. En ce qui concerne le champ d’application couvert par la notion d’exploitation commerciale dans l'article 53 a), l’OEB nous indique dans ses directives d’interprétation que le but de cette disposition est de « priver de la protection conférée par le brevet les inventions susceptibles d’inciter à la révolte, de troubler l’ordre public ou d’engendrer des comportements criminels ou choquants » en donnant comme exemples de ce type d’invention la lettre piégée, puis les mines antipersonnel dans les versions plus récentes des directives448. On peut donc conclure de ces indications que c’est l'utilisation que l'on fait d’une invention, et non pas ses modalités de fabrication, qui doivent faire l'objet de l'examen au titre de l'article 53 a).

De fait, dès la première décision en matière d’inventions biotechnologiques, l’affaire

Oncosouris/HARVARD I, c’est la finalité de l’invention, et non pas l’invention en tant que

telle, qui est au centre de l’analyse : seules les conséquences directes de sa mise en œuvre, sans aucun égard à sa nature, sont prises en considération dans le test utilitariste, qui prévoit une comparaison de ses effets bénéfiques (utilité pour l’humanité) et négatifs (souffrances infligées à l’animal, risque de libération dans l’environnement). Dans l’affaire

Oncosouris/HARVARD II, la CRT précise ce que doit être le champ d’application de

l’article 53 a) en soulignant que « les termes "contraire à l'ordre public ou aux bonnes

446 Affaire T 606/03, GeneTrap/ARTEMIS, décision rendue le 12 janvier 2005, non publiée, point 13 des motifs, en ligne :

http://www.epo.org/law-practice/case-law-appeals/recent/t030606eu1.html.

447 Voir le point 30 de l’exposé des motifs de l’affaire G 2/06, op. cit., note 425, où même la GCR affirme être d’avis que

ces changements « n’ont aucune incidence sur les questions traitées dans la présente décision ».

mœurs" ne peuvent se rapporter qu'à "la publication ou la mise en œuvre" de l'invention. […]. Par conséquent, cet article ne pose pas la question de savoir […] si cette invention en tant que telle est contraire aux bonnes mœurs449. ». Qui plus est, pour répondre aux arguments soulevés par les opposants au sujet de l'atteinte aux bonnes mœurs de l'invention de par sa nature, comme le principe même de la manipulation du génome d’un être vivant, la CRT va jusqu’à préciser que « ni la mise au point de l'invention (qui doit, par définition, avoir lieu en privé pour avoir une chance d’obtenir un brevet), ni la procédure de délivrance d’un brevet (qui se déroule au sein d’un office des brevets) ne sauraient être considérées comme contraire à l'ordre public450 ». De même, dans l’affaire Cellules de plantes/PLANT

GENETIC SYSTEMS, alors que les opposants au brevet cherchent à faire porter l’analyse

sur le caractère impropre de l’invention elle-même, la CRT retient le critère de « l’utilisation impropre de la biotechnologie végétale », en expliquant que les techniques de biotechnologie végétale en soi ne peuvent considérées comme étant « davantage contraires aux bonnes mœurs » que les techniques de sélection traditionnelles, car elles poursuivent toutes deux « le même objectif ».

C’est dans l’affaire Euthanasia Compositions/MICHIGAN STATE UNIVERSITY, une décision oubliée par tous les commentateurs parce qu’elle ne porte pas sur une invention biotechnologique, mais où a été examinée une objection au titre de l'article 53 a)451, que la CRT fait les remarques les plus pertinentes pour l'analyse de la décision G 2/06. En effet, elle y souligne tout d’abord la distinction très nette qu’il convient d’opérer entre la publication et l'exploitation d’une part, et « l’invention en tant que telle, la composition revendiquée ou la préparation de celle-ci d’autre part, qui ne sauraient être prises en compte pour les fins de l'application de l'article 53 a)452 » [Notre traduction]. Jamais la CRT n’avait tracé aussi clairement les contours du champ d’application de l'article 53 a). Elle confirme ensuite que « l'exploitation de l'invention au sens de l'article 53 a) doit être interprétée comme étant l'utilisation normale prévue et indiquée dans le brevet »453 [Notre traduction], par opposition à une autre utilisation qui elle, pourrait être contraire aux bonnes mœurs sans

449 T 315/03, op. cit., note 380.

450 Ibid., point 4 (Questions non pertinentes) de l'exposé des motifs de la décision. 451 Supra, note 389.

452 Ibid., point 5.6 de l'exposé des motifs. À ce sujet, la CRT cite également l'affaire 315/03, au point 4.2 de l'exposé des

motifs, où cette distinction est toutefois établie de manière moins claire.

que cette disposition puisse être invoquée454. Qui plus est, alors que les opposants font valoir que durant la phase de mise au point du médicament, certaines expérimentations ont infligé aux animaux des souffrances indues contraires aux bonnes mœurs, elle précise que les expériences menées durant la fabrication ou la mise au point de l’invention ne remplissent pas la condition de faire partie de l’exploitation de l’invention455 et ne sont donc pas visées par l’application de l’article 53 a).

Ainsi, force est de constater que la jurisprudence constante de l’OEB exprime une règle immuable selon laquelle, au sens de l’article 53 a), l’exploitation commerciale d’une invention correspond à l’utilisation normale de celle-ci, c’est-à-dire celle qui est prévue et indiquée dans le brevet, et que les étapes antérieures à cette exploitation ou utilisation, notamment expérimentations préliminaires, mise au point, composition et fabrication, sont exclues de l’analyse au titre de cette disposition. Lorsqu’on applique cette règle jurisprudentielle à la question en l’espèce, à savoir s’il y a lieu d’exclure de la brevetabilité pour cause d’atteinte aux bonnes mœurs une culture de cellules souches obtenue par la destruction d’embryons humains et destinée à la mise au point d’applications thérapeutiques présentant un potentiel considérable, la seule conclusion à laquelle on peut parvenir est que la destruction d’embryons ne fait pas partie de l’utilisation normale de l’invention et que pour ce motif, elle ne tombe pas sous le coup de l’application de l’article 53 a) ou de sa règle d’exécution.

Or, dans l’affaire qui nous intéresse, tout en affirmant que la règle s’applique « à une "invention" dans le contexte de son exploitation », la GCR allègue du même souffle que « la réalisation de la présente invention constitu[e] une exploitation commerciale »456. Ce faisant, elle contredit toutes les décisions antérieures des chambres de recours; en effet, jamais une telle position n’avait été soutenue par une instance de l’OEB. La source des problèmes que nous venons d’évoquer se situe-t-elle au niveau de la rédaction ou de l’interprétation de la règle 23quinquies c)? C’est ce que nous allons tenter de déterminer ci- après.

454 Ibid., point 5.8 de l'exposé des motifs. 455 Ibid., point 6.8 de l’exposé des motifs