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Chapitre I – Le cadre d’interprétation du paragraphe XXa) du GATT

II.2 L’interprétation de la notion de moralité publique dans l’affaire États-Unis

II.2.2 Le recours à la défense de moralité publique

Dans cette section, nous expliquons les circonstances inhabituelles dans lesquelles la défense de moralité est invoquée en cours de procédure et décrivons les arguments présentés par les États-Unis à l’appui de cette disposition.

II.2.2.1 Des entorses à la procédure initiale

256 Ibid., para. 3.3 et 3.4. 257 Ibid., para. 3.5.

258Ibid., para. 3.72, où est décrit de manière résumée le cadre juridique complexe régissant les jeux sur Internet, qui peut

se résumer succinctement comme suit : « Aux États-Unis, les jeux sur Internet sont régis à la fois par des lois fédérales et par des lois d'États. D'une manière générale, le jeu est une activité qui relève de la compétence des États, chacun d'eux déterminant si les individus peuvent se livrer au jeu à l'intérieur des frontières de l'État et si les entreprises de jeux peuvent y opérer légalement. M ais, étant donné que le jeu sur Internet se pratique par définition par des moyens internationaux ou transfrontières (le site Web étant situé dans un État ou un pays et le joueur se trouvant dans un autre) c'est la législation fédérale qui est utilisée pour protéger les États et empêcher que leurs lois ne soient contournées. » Voir également le para. 3.93 qui fournit de plus amples détails sur les effets de ces lois sur la fourniture transfrontières de services de jeux et paris.

259 18 U.S.C. §1084, ci-après appelée « Loi sur les communications par câble ». 260 18 U.S.C. §1952, ci-après appelée « Loi sur les déplacements »

261 18 U.S.C. §1955, ci-après appelée « Loi sur les jeux illicites » 262 États-Unis – Jeux, op. cit., note 254, para. 3.111.

La manière dont la défense de moralité publique est introduite dans cette affaire est à tout le moins étonnante puisque, contrairement à la règle décrite dans la section précédente, c’est ici la partie plaignante qui y a fait allusion la première, comme le démontre l’étude chronologique des différentes étapes de la procédure en l'espèce.

Le 24 juin 2003, Antigua présente à l’ORD sa première demande d’établissement d’un groupe spécial. Cette demande est « bloquée » par les États-Unis qui font valoir qu’ils n’ont pris aucun engagement spécifique au sujet de la fourniture transfrontière de services de jeux et paris, et ajoutent qu’ils ont pris des mesures interdisant la fourniture de tels services en raison des risques « sociaux et psychologiques » et de problèmes « en regard de l’application de la loi » qu’ils présentent263. On notera qu’il n’est question dans l’argumentaire américain ni de « moralité publique », ni d’ « ordre public », même si un lien ténu pourrait être établi entre ces arguments et la défense au titre du paragraphe XIVa). Il faut cependant préciser qu’à ce stade des procédures, aucune disposition de l'AGCS n’était invoquée par les parties devant l'ORD.

Par contre, dès sa première communication écrite, le 1er octobre 2003, Antigua aborde délibérément la question de l’exception de moralité publique et d’ordre public de l’article XIV de l'AGCS264. Après avoir évoqué la possibilité que les États-Unis se prévalent de cette disposition, et tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un moyen de défense affirmatif et qu’il incombe aux États-Unis de s’en prévaloir, Antigua n’en présente pas moins, pour des raisons « d’efficacité procédurale265 » [Traduction], différents arguments pour contrer d’avance d’éventuelles prétentions américaines à cet égard, arguments auxquels nous ne nous arrêterons pas, car ils concernent uniquement le critère de « nécessité » et celui de conformité aux prescriptions du texte introductif de l'article.

263 OMC, Organe de règlement des différends. Compte rendu de la réunion tenue au Centre William Rappard le 24 juin 2003, document WT/DSB/M/151, 13 août 2003, p. 12.

264 États-Unis – Jeux, First Written Submission of Antigua and Barbuda, United States—Measures Affecting the Cross- Border Supply of Gambling and Betting Services, WT/DS285 (1er octobre 2003). En ligne :

http://www.antiguawto.com/wto/06_AB_1st_%20Submission_1Oct03.pdf, para. 202 et suiv.

Dans la demande de décision préliminaire des États-Unis, datée du 17 octobre 2003, qui constitue en fait la réponse de ce pays à la première communication écrite d’Antigua que nous venons d’évoquer, il n’est nullement question de l’article XIV, mais plutôt de ce qui constitue ou pas une « mesure » au sens qu’en donne le Mémorandum d’accord266. De même, dans leur première communication écrite, le 7 novembre 2003, dans laquelle ils exposent leurs arguments en défense, les États-Unis ne font à aucun moment mention de l’article XIV267, mais décrivent de manière très détaillée les préoccupations que suscite sur leur territoire la fourniture de services de jeux et paris par Internet en matière de crime organisé et de blanchiment d’argent, et des risques de tels services pour la santé des jeunes et des familles, sans mentionner expressément la nécessité de protéger la moralité publique ou de maintenir l’ordre public268. Ce n’est que dans leur deuxième communication écrite, datée du 9 janvier 2004, que les États-Unis abordent la question du paragraphe XIVa), mais sans invoquer cette disposition de la manière à laquelle on aurait pu s’attendre, puisqu’ils concluent leur démonstration en affirmant qu’il n’est pas nécessaire que le Groupe spécial se penche sur cette question269.

Ainsi, dans la présente affaire, contrairement à ce que prévoit la procédure « normale » que nous avons décrite dans les sections précédentes, c’est la partie plaignante qui mentionne la première la défense de moralité publique, tandis que la partie défenderesse fait valoir que les mesures contestées « rempliraient facilement les exigences de l’article XIV », mais ne souhaite pas que le Groupe spécial examine cet aspect. Le silence des États-Unis au sujet de

266 États-Unis – Jeux, Request for preliminary rulings by the United States of America, United States—Measures Affecting the Cross-Border Supply of Gambling and Betting Services, WT/DS285 (17 octobre 2003). En ligne :

http://www.antiguawto.com/wto/08_US_request_preliminary_ruling_17Oct03.pdf

267États-Unis – Jeux, First Written Submission of the United States, United States—Measures Affecting the

Cross-Border Supply of Gambling and Betting Services, WT/DS285 (7 novembre 2003) En ligne :

http://www.antiguawto.com/wto/10_US_1st_Written_submission_7Nov03.pdf. L’argumentaire des États-Unis repose principalement sur le fait d’une part qu’Antigua n’a pas établi prima facie qu’une mesure des États-Unis était incompatible avec les obligations de ce pays au titre du GATS et, d’autre part, qu’ils n’ont pris aucun engagement spécifique au titre de cet accord en ce qui concerne les jeux de hasard et qu’il ne leur est donc fait aucune obligation de libéraliser le commerce dans ce secteur des services.

268 Ibid., para. 6 à 15.

269 États-Unis – Jeux, Second Written Submission of the United States, United States—Measures Affecting the Cross- Border Supply of Gambling and Betting Services, WT/DS285 (9 janvier 2004), page 39. En ligne :

http://www.antiguawto.com/wto/21_US_2nd_written_submission_9jan04.pdf. La position des États-Unis est si équivoque que lors de la réunion de fond faisant suite à la présentation de leur deuxième communication écrite, le Groupe spécial demandera aux États-Unis s’ils ont réellement l’intention d’invoquer cette disposition (Voir l’Annexe C du rapport du Groupe spécial). En ligne :http://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/285r_a_f.pdf.

la défense de moralité publique jusqu’à leur deuxième communication écrite et, même par la suite, la réticence de ce pays à invoquer le paragraphe XIVa) suscitent plusieurs interrogations. On peut notamment se demander si la partie défenderesse aurait invoqué cette disposition si Antigua n’en avait pas parlé la première. Sans pouvoir répondre à cette interrogation, on doit constater que le recours à la clause de moralité publique ne faisait pas partie des priorités américaines en matière de stratégie de défense. Il est également surprenant qu’Antigua, non contente de ne présenter aucun argument de nature à réfuter la première partie du fardeau de preuve du paragraphe XIVa), c’est-à-dire la question de savoir si la mesure contestée vise la protection de l’intérêt particulier mentionné dans cette disposition, apporte en fait des arguments ayant l’effet contraire et desservant sa propre cause en citant une note du Secrétariat de l’OMC où il est affirmé, à propos de la protection de la moralité publique et du maintien de l’ordre public prévus par cette disposition, que des « mesures visant à combattre l’obscénité ou à interdire les jeux de hasard sur Internet pourraient très bien se justifier par ces motifs »270.

II.2.2.2 Les arguments des États-Unis en regard du paragraphe XIVa)

Comme nous l’avons mentionné plus haut, ce n’est que dans leur deuxième communication écrite que les États-Unis présentent leur argumentaire au sujet de la défense de moralité publique. De celui-ci, nous ne décrirons et commenterons que les éléments qui concernent la première partie du fardeau de preuve, c’est-à-dire la question de savoir si les mesures contestées entrent dans le champ d’application de la disposition invoquée.

Les États-Unis présentent une définition de la moralité publique fondée sur le sens qu’attribue le New Shorter Oxford English Dictionary aux termes public et morals considérés séparément, sans évoquer les règles pertinentes de la Convention de Vienne ni tenir compte du contexte, de l’objet ou du but du traité271. Ensuite, pour appuyer leur allégation selon laquelle les concepts de moralité publique et d’ordre public sont étroitement associés aux restrictions visant les jeux et paris, ils invoquent en premier lieu

270 États-Unis – Jeux, op. cit., note 254, para. 3.253, où il est fait référence au paragraphe 26 du document suivant :

Organisation mondiale du commerce. Programme de travail concernant le commerce électronique, Note du Secrétariat, S/C/W/68 (16 novembre 1998).

un argument à connotation historique, toujours sans faire référence à la disposition pertinente de la Convention de Vienne, à savoir l’article 32. Ils font valoir que, « à l'origine, l'expression "moralité publique" a été utilisée dans le GATT à la suite de négociations commerciales multilatérales antérieures où il avait été bien entendu que les restrictions concernant l'importation de billets de loterie – précurseur des restrictions modernes concernant les jeux transfrontières – relèveraient de l'exception relative à la moralité publique »272. Une note de bas de page indique que les négociations commerciales multilatérales en question sont celles de la Conférence de 1927 dont nous avons amplement parlé dans la première partie de la présente recherche273. Dans cette note, les États-Unis font plus spécifiquement référence à trois éléments que nous avons déjà traités : la Conférence de 1927, les commentaires du Secrétaire d’État américain au sujet de l’article 4 de la Convention de 1927 et la question posée par le délégué égyptien lors des négociations de cet instrument au sujet des billets de loterie importés. Ils soulignent que, par ailleurs, de nombreux États continuent d’imposer des prohibitions à l’importation pour cette raison274. Nous reviendrons sur ces arguments dans la discussion faisant suite aux constatations du Groupe spécial dans cette affaire.

En ce qui concerne les lois contestées, les États-Unis font valoir qu’elles s’inscrivent dans le cadre de politiques fédérales en matière de lutte contre le crime organisé et, plus précisément, « de santé publique, de sécurité, de protection sociale et de maintien de l'ordre »275. De plus, ils allèguent que la fourniture de jeux à distance suscite des préoccupations additionnelles relevant de la moralité publique, car elle étend les possibilités de jeux d’un cadre contrôlé à un cadre non contrôlé et, ce faisant, favorise la participation du crime organisé, facilite le blanchiment d’argent et multiplie les possibilités de fraude. Par ailleurs, l’offre de jeux commerciaux dans des lieux dont ils étaient auparavant absents (notamment à la maison et à l’école) soulève des préoccupations particulières en ce qui concerne la protection des mineurs et la prévention du jeu compulsif et de la dépendance276. Ainsi, les mesures contestées sont justifiées car ce sont

272 Ibid., para. 109.

273 Ibid, note 136, reproduite dans la note 477 du rapport du Groupe spécial. 274 Ibid., reproduite dans la note 478 du rapport du Groupe spécial. 275 États-Unis – Jeux, op. cit., note 254, para. 3.268.

des instruments indispensables à la lutte contre deux graves préoccupations pour la moralité

publique, à savoir le crime organisé et l’intrusion des jeux dans des cadres non contrôlés277.