3. Trois Chablais, un territoire
3.3. Connaissance et utilisation des témoins glaciaires dans le
3.3.3. Utilisation des témoins glaciaires dans le Chablais
Sans que la population chablaisienne n’en soit toujours consciente, de nombreuses
activités de sa vie quotidienne sont liées à l’utilisation, sous une forme ou une autre,
des témoins glaciaires. Un bref panorama de ces interactions permet de mieux
comprendre l’ampleur du phénomène et tout l’enjeu de la gestion concertée de
cette ressource naturelle.
Matière première
Les dépôts glaciaires sont largement utilisés en tant que matière première, plus
ou moins transformée ou indirectement liée à une production locale. Dans le
domaine de la construction par exemple, deux activités s’échelonnant dans le
temps concernent les témoins glaciaires.
Au début du 19
esiècle, les ouvriers italiens importent dans le Chablais la technique
de débitage des roches cristallines, particulièrement dures, notamment, le granite
(Coutterand & Jouty, 2009). S’en suit une exploitation intensive des blocs erratiques
en provenance du massif du Mont Blanc. Cet héritage est visible actuellement sous
forme de bassins, de meules ou sur les murs des maisons anciennes (Fig. 3.18). La
conséquence de cette exploitation a été la disparition rapide de nombreux blocs
erratiques (Fig. 3.17) avec tous les problèmes que cela implique du point de vue de
l’histoire des sciences de la Terre (Schardt, 1908a; Aubert, 1989) (cf. chapitre 2).
Plus récemment, l’extraction des granulats pour la fabrication de béton, occupe
plusieurs entreprises locales (Sagradrance, Bochaton, Descombes père et ils,
Sagrave). Ces dernières exploitent les deltas de la Dranse et du Rhône mais
également des dépôts plus anciens comme les terrasses de Thonon. Des emprunts
ponctuels sont parfois réalisés pour la construction d’une petite route par une
commune, sur son territoire. Les dépôts glaciaires et associés (luvioglaciaires) sont
exploités et donc progressivement déplacés de leur lieu d’origine pour servir à la
construction de bâtiments et autres infrastructures urbaines. Cette exploitation a
un effet positif sur la connaissance des témoins glaciaires en permettant l’apparition
de coupes artiicielles offrant au chercheur un point de vue sur la structure interne
des dépôts qui peuvent, sans cette intervention anthropique, rester indéiniment
hors de portée de l’observation humaine (Fig. 3.18).
De façon plus indirecte mais non moins déterminante, les différentes eaux
minérales chablaisiennes sont iltrées et enrichies par quelques centaines de mètres
de dépôts quaternaires, dont, de la moraine de fond, horizons imperméables qui
permettent à l’eau de résurger sous forme de sources exploitables (Fig. 3.18). La
compréhension de l’agencement des dépôts et des circulations de ces eaux est
déterminante pour la garantie de leur qualité et de la prévention de pollutions
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-Géopatrimoines des trois Chablais
éventuelles. C’est grâce à cette forme d’exploitation que de nombreuses recherches
quartenaires sont inancées en Chablais (Triganon, 2002; Guyomard, 2006).
Les actions anthropiques entrent parfois (voire souvent) en conlit avec la
préservation de témoins particulièrement importants du point de vue des sciences
de la Terre. En Chablais, deux exemples sont particulièrement intéressants.
Les terrasses de Thonon sont des formes géomorphologiques particulièrement
étendues (Fig. 3.9), riches en éléments et complexes dans leur mise en place.
Elles ont été repérées de longue date par les chercheurs quaternaristes, plusieurs
fois observées, décrites, dessinées (Gagnebin, 1934; Vial, 1975; Chazal & Grange,
2002). Pourtant, les terrasses de Thonon conservent leur part de mystère. On
ignore encore à quelle date et sur quel laps de temps ces impressionnantes masses
de matériaux ont été déposées. Elles représentent en outre un témoin clef de la
position du glacier du Valais dans cette région, en constituant sa bordure latérale
gauche durant son retrait.
Actuellement, l’extension de la ville de Thonon a tendance à niveler la surface des
terrasses et à démanteler leurs rebords pourtant caractéristiques. En contrepartie,
les fronts de taille des gravières sont régulièrement visités et investigués par les
chercheurs en quête de nouvelles observations (Breton, 2009; Pomel, 2009). Ce
type de site pose ainsi des questions très complexes de gestion face aux multiples
utilisations qui en sont faites et à leur localisation en bordure du Léman.
Les collines de Chessel Noville (Fig. 3.18) posent à peu près le même type de
dilemme. Cette formation a une longue et passionnante histoire scientiique à
Fig. 3.17 : Exploitation des blocs erratiques des Dranses pour la construction de barrage en
1938. Cette activité à provoqué la disparition d’un grand nombre de marqueurs de
l’exten-sion rhodanienne dans la massif du Chablais. Photographie : J. Messines.
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-Trois Chablais
Fig. 3.18 : Usages des témoins glaciaires en Chablais. A. Mur d’habitation, intégrant roches
locales (calcaires) et matériaux erratiques (granite, au centre), Le Seytroux (HS) ; B. Façade
de la Mairie de Cervens (HS), encadrures en granite ; C. Petit bassin domestique en granite,
Le Seytroux (HS) ; D. Coupe artiicielle dans une gravière : la « carrière chablaisienne », Le
Lyaud (HS) ; E. Vue sur la gravière de Vacheresse (HS) ; F. Source Cachat, Evian (HS) ; G. Lac
d’Arvouin, utilisé pour la pêche à la ligne, Vacheresse (HS) ; H. Collines de Chessel-Noville,
en arrière plan, La Suche, départ présumé de l’éboulement, plaine du Rhône (VD) ; I.
Glis-sement de terrain dû aux argiles lacustres sous-jacentes, Vailly (HS). Photos : A-E A. Perret,
F-I, A. Berger.
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rebondissements (Schoeneich, 2004). Elles ont été tour à tour interprétées comme
des moraines frontales du glacier du Rhône (Venetz, 1861; Penck & Brückner,
1909), des dépôts d’écroulement (Schardt, 1908b) puis des moraines du glacier
local des Evouettes (Bersier, 1954; Gagnebin, 1937; Burri, 1961) avant d’être à
nouveau interprétées comme le résultat d’un dépôt d’écroulement (Schoeneich,
2004; Reynard et al., 2009). Récemment, ces collines se sont vues menacer par le
tracé de la route nationale H144. Face à cet aménagement d’envergure, l’inscription
des collines dans l’inventaire des géosites du canton de Vaud (Pieracci et al., 2008)
n’a eu aucun impact sur le tracé de la route. Ceci s’explique en partie par le fait
que cet inventaire n’a aucune portée légale et que les travaux de prospection de
la H144 ont été réalisés avant sa rédaction. On peut même souligner que la coupe
de certaines de ces formations a permis à une équipe d’archéologues d’investiguer
le site et aux quaternaristes de constater des belles igures de déformation des
sédiments sableux qui les composent. Ces coupes sont bien évidement éphémères
et le chercheur doit se trouver disponible au bon moment pour y effectuer des
relevés et prélèvements avant que les aménagements prévus ne les recouvrent.
Loisirs et culture
Une part non négligeable de l’attractivité régionale réside dans ses paysages de
moyenne montagne, notamment, l’abondance des lacs. Outre, les nombreuses
formes d’érosion glaciaire que sont les vallées, les cirques et les verrous, les glaciers
locaux ont laissé derrière eux des obstacles aux écoulements, retenant des points
d’eau de tailles variées. Toutes sortent d’activités se développent autour de ces
éléments particuliers du paysage. Les pêcheurs proitent des poissons qui y sont
introduits principalement pour cet usage (Fig. 3.19). Les baigneurs et autres adeptes
des sports nautiques y trouvent un support à leur activité. Les randonneurs en font
des buts d’excursion et les artistes aiment reproduire les tableaux pittoresques
qu’ils composent.
Une activité touristique se développe autour de tels sites, diffuse dans le cas
de la randonnée mais souvent canalisée autours de sites particulièrement
impressionnants ou esthétiques. Les Gorges du Pont du Diable dans la Dranse
de Morzine offrent un exemple typique de formation géomorphologique
exploitée pour le tourisme (Fig. 3.12). Ces gorges étroites ont été creusées par
les écoulements sous-glaciaires de l’appareil qui occupait cette vallée des Dranses
lors du dernier maximum glaciaire. Elles offrent un point de vue saisissant sur
le fond de la vallée et sont aménagées pour que le visiteur puisse observer des
détails intéressants, notamment en lien avec d’anciennes pratiques (voies de
communication) et croyances locales (légende liée au Diable).
On note encore la pratique de la grimpe (type bloc) sur les blocs erratiques les plus
volumineux et ayant échappé à l’exploitation des graniteurs. Ce ne sont d’ailleurs
généralement pas des granites mais d’autres roches cristallines moins propices à la
taille (Pierre à Martin, Pierre du Diable). Certains de ces rescapés (et d’autres moins
volumineux) sont également dotés de cupules anthropiques (Pierre à Carroz, Pierre
des Gaulois), probablement façonnées durant la période néolithique, mystérieuses
marques de nos ancêtres dont nous avons perdu la signiication et que les
chercheurs n’ont pas encore réussi à élucider (Lugon et al., 2006).
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Risques naturels
Un troisième volet permet d’apprécier les liens entre témoins glaciaires et vie
chablaisienne. Les glissements de terrain du printemps 2001 ont provoqué
d’impressionnants dégâts sur les infrastructures dans les vallées des Dranses,
endommageant routes et maisons la commune de Féternes (HS). Ces instabilités
sont dues à d’importants dépôts de sédiments lacustres, accumulés dans la partie
aval des vallées des Dranses alors que le glacier du Valais occupait le bassin
lémanique, bloquant les écoulements de rive droite (Fig. 3.09). Ces sédiments
lacustres sont particulièrement plastiques et réagissent fortement aux variations
de teneur en eau. Ils sont susceptibles de glisser, même sur une faible pente. Cette
particularité géomorphologique qui se répète dans les trois vallées des Dranses
(Fig. 3.18) détermine des zones à risque pour l’établissement d’infrastructures
ou d’habitations. Une bonne connaissance de leur extension spatiale est donc
fondamentale à l’aménagement de ces vallées.
Dans la même thématique, les éboulements et écroulements qui affectent
certains versants de vallée sont à mettre en relation avec le retrait glaciaire et
la décompression des parois rocheuses consécutive à ce retrait (décompression
post-glaciaire). La prévision de ce type d’aléas est plus dificile puisqu’il affecte
potentiellement l’ensemble des versants de vallées déglacées depuis le dernier
maximum glaciaire, c’est-à-dire en Chablais, l’entier de la vallée du Rhône et des
vallées des Dranses. L’écroulement qui a provoqué la formation des collines de
Chessel-Noville et que les chercheurs actuels tendent à rapprocher de l’évènement
historique du Tauredunum entrerait dans cette catégorie d’écroulement
(Schoeneich, 2004).
En conclusion
Le Chablais a une longue tradition de recherche dans le domaine du Quaternaire.
Elle est caractérisée par la diversité des disciplines concernées et des méthodes
utilisées. La question la plus débattue est sans conteste celle de la chronologie
glaciaire. En parallèle de cette activité scientiique soutenue, un certain nombre
d’activités en lien avec les témoins glaciaires peuvent être identiiées sans qu’il soit
possible de dire à quel point les habitants et acteurs du territoire sont en mesure
de reconnaître ce lien. On pourrait s’étonner, par exemple, que les habitants
du Chablais ignorent le rôle des glaciers dans l’apport de graviers sur les rives
du Léman. Plusieurs éléments de réponse peuvent cependant être avancés. Les
exploitations sont souvent dissimulées à la vue des habitants et touristes, pour des
raisons esthétiques. Les gravières entaillent le relief et laissent apparaître des trous
béants et des étendues sans végétation qui tranchent avec les pâturages et forêts
environnantes. Cette activité est perçue comme un mal nécessaire et personne ne
cherche véritablement à en comprendre les détails. Même les carriers de métier
travaillent de façon étonnement intuitive, faisant peu appel aux prévisions des
géologues (A. Guyomard, comm. pers. et entretien avec Alain Butet, Sagradranse).
De façon générale, nous pensons que cette ignorance est due à un manque de
communication entre les sciences de la Terre et le public. En Suisse, le système
scolaire omet simplement la géologie de son programme, alors qu’en France,
les étudiants gardent des souvenirs peu enthousiastes de leurs leçons. Il est très
probable qu’une fois atteint l’âge adulte, les anciens élèves aient déinitivement
chassés de leur esprits cette composante de l’environnement, même s’ils en
utilisent quotidiennement les éléments.
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Dans le document
Géopatrimoine des trois Chablais : identification et valorisation des témoins glaciaires
(Page 91-96)