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2. Des témoins glaciaires au patrimoine glaciaire

2.2. Les particularités des géopatrimoines

2.2.3. Géopatrimoine et géodiversité

Les géopatrimoines en tant qu’objets géologiques ou géomorphologiques, ont

plusieurs particularités qui les distinguent des autres formes de patrimoine. Elles

en font l’originalité mais parfois aussi complexiient la rélexion qui accompagne

leur gestion. Nous ne faisons pas ici la distinction de ce qui relève de la géologie

ou de la géomorphologie et nous reviendrons plus tard sur la notion de géosite

ou géomorphosite ainsi que sur leurs caractéristiques (chapitre 5 Inventaire). Il est

cependant intéressant de s’arrêter sur quelques traits spéciiques de ce patrimoine

naturel, abiotique et dynamique (issus de processus).

Une vulnérabilité peu appréhendée

Les objets du géopatrimoine sont qualiiés de naturels. Nous avons discuté de cet

aspect plus haut. Autre caractéristique primordiale, ils sont abiotiques. Le torrent,

l’afleurement rocheux, la grotte ou le décrochement n’impliquent généralement

pas d’élément vivant pour se constituer, évoluer, s’éroder et disparaître, ou alors

de façon secondaire (par exemple, le karst dont la dissolution est accentué en

présence de sol). Cet état de fait n’exclut pas pour autant les interactions que les

formes du relief entretiennent avec la faune et la lore, interactions qu’étudie,

entre autres, la biogéographie. Pour triviale qu’elle puisse paraître, cette précision

n’en implique pas moins une certaine image, une sorte d’aura d’invulnérabilité.

En effet, la roche est perçue comme un élément résistant par le grand public

(par exemple, les expressions, «  solide comme un roc», «  avoir un cœur de

pierre »). Pourtant, les formes du relief peuvent être irrémédiablement détériorées,

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-Géopatrimoines des trois Chablais

notamment, par les aménagements anthropiques. Les transformations actuelles

de nos sociétés de plus en plus gourmandes en espaces exercent mêmes une

véritable pression sur les sites proches d’activités humaines telles que les centres

urbains, les stations touristiques ou les terres agricoles. Biens perçus comme plus

résistants que la faune ou la lore, les objets géologiques et géomorphologiques

n’en sont pas moins potentiellement menacés. Cette rélexion en implique deux

autres. Une partie du géopatrimoine peut-être considéré comme un patrimoine ini

(Billet, 1994), au moins à l’échelle humaine. Il n’est généralement pas possible de

le recréer (toujours à l’échelle humaine). Une forme détériorée ne se régénère pas,

à moins de dépendre d’un processus actif (torrent de montagne) et s’exécutant

à court terme. A l’inverse, certains objets géologiques sont menacés par leur

propre dynamique. Il s’agit de formes qui dépendent de processus se renouvelant

fréquemment pour ne pas dire constamment, par exemple, les dunes de sable

du Sahara, le tracé tressé de la Durance. Les processus naturels se chargent

de transformer les témoins qu’ils construisent au ils du temps en conservant

certaines bribes et en effaçant totalement d’autres. D’autre le sont à une plus

longue échéance : un cordon morainique s’affaisse, les blocs saillants tombent et

le sol se développe, puis, la forêt. D’autres objets tout de même paraissent très

peu vulnérables : le pli de la dent de Morcles, le sommet du Mont-Blanc ou le

décrochement Vallorbe-Pontarlier.

Distance temporelle, distance spatiale

Les formes relativement anciennes ont un intérêt lié en partie à la distance

temporelle qui sépare le moment de leur formation de l’état actuel du processus sur

la surface terrestre. Parmi celles-ci, les témoins glaciaires peuvent être considérés

comme proches de ce que Chastel décrit comme une « œuvre dans le temps »

(Chastel, 1986). Un cordon morainique peut revêtir une valeur patrimoniale parce

qu’il est identiiable comme une « œuvre » ancienne, qui fait le pont entre les

époques. Le cordon exprime par le fait d’être reconnaissable et identiié par les

spécialistes, et si possible même daté, l’écart (immense ou inime) qui nous sépare

d’un temps révolu ou les glaciers occupaient la majeure partie des Alpes et une part

de leurs piémonts. Il serait impensable de débarrasser un cordon morainique de sa

végétation pour le rendre plus reconnaissable ou de remonter les blocs erratiques

sur sa crête pour reconstituer son état initial, au moment de sa formation, parce

qu’on ne pourrait alors plus le rattacher à cette époque éloignée de la nôtre.

Suivant une même conception, le relief porte les traces de processus que l’esprit

humain peine à réaliser, tellement l’échelle de réalisation est disproportionnée.

Outre le temps long, dificile à saisir, les contractions et dilatations de l’espace à

la surface de la terre dépassent l’échelle humaine. On ne les voit pas en action,

elles ne peuvent pas être expérimentées ; il faut donc les imaginer. Typiquement,

les mouvements de l’écorce terrestre sont dificiles à concevoir (Marthaler, 2008).

Les grands plis que l’on observe dans le paysage (Dent de Morcles, Rouleau de

Bossetan) sont donc des ponts pour la conception. Ils nous aident à envisager

un état de la roche plastique, des mouvements de grande ampleur capables de

superposer une roche ancienne, appartenant à la croute terrestre, à une roche plus

récente, sédimentée au fond d’un océan (Chevauchement principal de Glaris).

Dans la même veine, mais plus immédiats, les blocs erratiques sont un puissant

évocateur des processus de transport. La présence de roches cristallines en terrain

sédimentaire implique un processus puissant, qui a suscité un vif débat dans les

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milieux scientiiques du début du 19

e

siècle. L’explication glaciaire a inalement

convaincu, permettant de trouver le lien de plusieurs dizaines de kilomètres (les

glaciers) qui manquait entre le massif du Mont Blanc et les lancs du Jura (de

Charpentier, 1841). Grâce à ces marqueurs spatiaux, les frontières administratives

et linguistiques sont bousculées. Ils nous forcent à envisager un espace plus vaste

que celui que l’on expérimente au quotidien, à savoir celui de la chaîne alpine, du

continent, voire de la planète entière. Les blocs erratiques ont un sens en tant que

géopatrimoine à l’endroit de leur dépôt par le glacier, dans leur proportion et leur

forme d’origine. C’est à ces conditions qu’ils peuvent remplir leur fonction de lien,

de pont entre les époques et les territoires.

La diversité perçue comme un gage de qualité

Une autre ligne forte est présente dans l’argumentaire géopatrimonial  : la

protection des objets géologiques et géomorphologiques se justiie, entre autre,

par le fait que ces actions favorisent la géodiversité

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. Le concept de géodiversité se

base sur une même vision du monde que celui de biodiversité. La diversité est une

caractéristique fondamentale du vivant, autrement dit, « la diversité, c’est la vie »

(Barbault, 2011). Du fait de l’imbrication du vivant et des éléments abiotiques, la

géodiversité apparaît comme une condition sine qua non de la biodiversité.

Cependant, l’introduction du terme « géodiversité » dans la littérature scientiique

au début des années 90 a suscité des critiques. Certains auteurs (Joyce, 1997;

Stock, 1997) ont proposé de l’abandonner, parce que trop ressemblant à son

homologue biologique (biodiversité). Le parallèle aurait pu passer pour de

l’opportunisme (Gray, 2008). Que cette utilisation porte ou non une connotation

politique, consciente ou inconsciente de la part des chercheurs en géosciences, le

concept de géodiversité reste une base intéressante de rélexion dans le domaine

des géopatrimoines. Il est d’ailleurs utilisé tour à tour comme outils pour guider

les efforts de conservation (Gray, 2008) et comme principe de base pour justiier

cette conservation (Sharples, 2002). Les arguments qui soutiennent la géodiversité

comme étant un gage de qualité de vie sont de plusieurs ordres, tout comme les

arguments en faveur de la biodiversité. Le premier est une question éthique : la vie

a une valeur en elle-même et doit être conservée à ce titre. Le parallèle étant que

les formations géologiques qui ont nécessité des milliers d’années pour se former

ont une valeur intrinsèque qui doit être protégée, à ce titre (Bronowski, 1973;

Sharples, 2002). Un autre argument tient plus d’une logique fonctionnelle. Chaque

espèce comme chaque processus géologique entretient une série d’interactions

avec d’autres espèces et processus de sorte qu’appauvrir leur nombre a un impact

sur l’ensemble du fonctionnement de la planète (Lovelock, 1979). Une autre série

d’arguments semble plus pragmatique. Les espèces animales et végétales, tout

comme les matériaux et formations géologiques et géomorphologiques sont

envisagés comme des ressources (Phillips & Mighall, 2000). Réservoir de matériaux

pour la construction, terrain d’activité pour l’humanité, cadre de vie, support

symbolique et identitaire, nous rejoignons ici les liens discutés plus haut (2.2.1 Les

géosciences et la société). Enin, le maintient de la géodiversité assure une vaste

source de connaissance sur l’histoire de la planète et la possibilité de transmettre

cette connaissance (Gray, 2004). Les objets géologiques et géomorphologiques

6 Déinition de la géodiversité par M. Gray (2004 p. 8) « The natural range (diversity) of

geological (rocks, mineral, fossils), geomorphological (land form, processes) and soil features.

Il includes their assemblages, relationships, properties, interpretations and systems ».

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sont des archives où l’on peut lire l’histoire de la Terre (et l’histoire de la vie) (Brocx,

2008).

Différentes échelles, différentes catégories

Les objets (au sens large) inclus dans le concept de géodiversité peuvent appartenir

à des échelles très différentes (Fig. 2.4). De la micro forme au macro paysage,

seront pris en compte des éléments aussi divers que certains minéraux invisibles

à l’œil nu ou qu’un système glaciaire incluant cirques, vallons et piémonts. Le

concept de géodiversité considère des roches, des sols et des formes du relief

mais englobe également les processus qui entrent dans la formation de ces

objets : leurs assemblages, relations, caractéristiques, interprétations et systèmes

(Sharples, 2002). On retrouve là encore un parallèle avec les sciences du vivant

qui se soucient des écosystèmes autant que des espèces contenues dans les

écosystèmes. Ces considérations ont une importance non négligeable dans les

processus de sélection géopatrimoniale et dans la gestion du géopatrimoine.

Selon les auteurs, le concept de géodiversité peut encore englober les eaux de

surface (Kozlowski, 2004), les mers, les océans et les processus qui leurs sont

associés (González-Trueba, 2007).

Fig. 2.4 : Les différents éléments qui peuvent entrer dans le concept de géodiversité. Tous

ces éléments sont abiotiques.

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