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Le processus de patrimonialisation : du cas par cas

2. Des témoins glaciaires au patrimoine glaciaire

2.1. Le patrimoine comme outil de transmission

2.1.4. Le processus de patrimonialisation : du cas par cas

Des étapes de construction sociale

Nous avons évoqué sous le point 2.1.3 (La géographie et le patrimoine) que les

géographes s’étaient attachés à décrypter le processus de patrimonialisation. On

trouve par exemple chez G. Di Méo (2008) une formalisation des processus concrets

de patrimonialisation  : 1) la prise de conscience patrimoniale 2) jeux d'acteurs

et contextes 3) la sélection et la justiication patrimoniales 4) la conservation, 5)

l'exposition, la valorisation des patrimoines.

Un autre essai de formalisation analogue mais plus détaillé est proposé par J.

Davallon (2002), qui s’appuie sur l’exemple de la découverte de la grotte de

Lascaux : 1) la découverte de l'objet comme trouvaille 2) la certiication de l'origine

de l'objet 3) l'établissement de l'existence du monde d'origine 4) la représentation

du monde d'origine par l'objet 5) la célébration de la trouvaille de l'objet par son

exposition 6) l'obligation de transmettre aux générations futures.

Ces deux exemples montrent à quel point ce processus est construit, passe par des

étapes clefs, implique des acteurs, des savoirs, des dynamiques, un environnement,

etc. Si l’on voulait synthétiser ces deux propositions, on pourrait souligner :

1) l’importance de la découverte, qu’il s’agisse effectivement d’un nouvel objet,

par exemple une nouvelle grotte ornée, le tableau d’un peintre resté dans l’oubli,

un glacier rocheux encore non identiié ou qu’il s’agisse de la redécouverte d’un

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objet sous un jour nouveau, enrichi de signiications qu’on ne lui attribuait pas

auparavant, par exemple, la ferme neuchâteloise des Crêtets à La Chaux-de-Fonds,

devenue « musée paysan et artisanal » ou la Pierre des Marmettes, devenue le

symbole de la protection des blocs erratiques en Suisse (Reynard, 2004), possédée

l’Académie suisse des sciences naturelles. Cette découverte implique des acteurs,

généralement un groupe de personnes pour qui l’objet en question prend une

signiication nouvelle et qui produit un discours dans le but de transformer le

statut de l’objet considéré, généralement, dans une optique de sauvegarde. Outre

le groupe d’acteurs, les auteurs s’accordent sur l’importance d’un contexte de

crise (Di Méo, 2008), d’une menace (Chastel, 1986) au moins latente, comme

déclencheur de l’engouement patrimonial.

2) la phase de « connaissance objective de la ressource  » (Gauchon, 2010)

durant laquelle l’objet est passé au crible des méthodes scientiiques actuelles

et obtient un âge, une époque de référence, des caractéristiques techniques, un

créateur, etc. L’objet est, au moins implicitement, certiié authentique. C’est lors de

cette étape que peuvent également intervenir la sélection de l’objet emblématique,

s’il y a d’autres candidats potentiels. On fait appel à certains critères de sélection,

tels que l’intégrité, la rareté ou la représentativité. Néanmoins, C. Gauchon (2010)

indique que dans des cas spéciaux, par exemple, les mégalithes tels que le cercle

de pierres de Stonehenge ou les statues de l’île de Pâques, cette connaissance

objective peut être très réduite, si le site est sufisamment évocateur.

3) le dernier mouvement est celui de l’ouverture au public ou au reste de la

société, des objets patrimoniaux. On trouve alors souvent pêle-mêle des notions

de sauvegarde, de conservation, de gestion, de valorisation, de médiation,

d’interprétation et de transmission. Le patrimoine est conçu pour être transmis aux

générations futures, ce qui peut nécessiter une phase d’éducation durant laquelle

le public sera sensibilisé non seulement à l’objet mais à tout son environnement,

son époque, son espace, etc. Il semblerait d’ailleurs qu’au-delà de l’objet, ce soient

plutôt les valeurs qu’il véhicule qui sont transmises (Tornatore, 2010). Or, pour

sensibiliser le public, il faut bien lui donner accès à ce patrimoine. S’imposent

alors de véritables questions de gestion, où il faut concilier accès à la ressource

patrimoniale et conservation de ce qui fait l’intérêt de la ressource. Une rélexion

autours des hauts-lieux (Davallon, 1991) a d’ailleurs montré toute la dificulté de la

mise en valeur du patrimoine pour le public dont l’évolution récente place l’ancien

destinataire (le public) en « raison d’être » de la valorisation.

Les trajectoires patrimoniales

Le processus de patrimonialisation ne se résume pas à ces quelques étapes dont

certains ne sont même pas indispensables à son accomplissement. La notion

de trajectoire patrimoniale est abordée notamment par C. Gauchon (2002) ou

C. Portal (2010) et introduit des mises en perspective dans cette partition trop

bien écrite (Fig. 2.2). Il arrive en effet que des mouvements se brisent, que des

patrimoines reconnus et admirés tombent en désuétude. En effet, ce qui fait sens

à une époque ne le fera peut-être plus à une autre époque. Dans cet esprit, un

même objet pourra revenir sur le devant de la scène avec de nouvelles justiications.

Ainsi, les sites classés au début du siècle, telles que certaines cascades ou quelques

arbres remarquables, s’ils ont pu susciter un fort engouement à un certain

moment, ne sont plus guère visités aujourd’hui (Gauchon, 2002). Cette tendance

semble s’inverser dans le cas des arbres, alors que le canton du Jura a inauguré

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-Géopatrimoines des trois Chablais

un « recensement des arbres remarquables » en avril 2011 (www.jura.ch, s. d.).

62 spécimens ont été sélectionnés parmi un panel de propositions issues de la

population jurassienne, les candidats arborés devant répondre à un certain nombre

de critères parmi lesquels, l’âge, la situation, l’aspect esthétique ou historique.

Cette initiative fait suite à l’année de la forêt décrétée par les Nation Unies en

2011 et poursuit plusieurs objectifs, dont la valorisation de la forêt jurassienne,

la conservation d’arbres jugés remarquables sur le long terme et la sensibilisation

de la population jurassienne à cette thématique. Il est à noter que cette démarche

est fortement inscrite dans un contexte politique et territorial, ce dont témoigne

le souci de sélectionner au moins un spécimen par ban communal, ainsi que

l’impulsion et la gestion exclusivement cantonale, par l’Ofice de l’environnement.

Le cas du patrimoine géologique et géomorphologique alpin est signiicatif de ce

type de trajectoire et des redéinitions possibles des valeurs qui sont attribuées à

certains objets (Reynard et al. 2011). Le cas des blocs erratiques en Suisse offre

un bel exemple de mobilisation nationale avant de retomber dans un oubli relatif

puis de revenir sur le devant de la scène via les inventaires de géosites. Nous

reviendrons sur cet exemple dans le chapitre 3 puisque cette partie de l’histoire

concerne directement notre région d’étude : le Chablais.

La crise pour moteur

Le moteur général de l’insertion d’un nouveau champ du patrimoine semble être

la prise de conscience d’une pression ou d’une menace sur des objets particuliers.

Autrement dit, l’intérêt que peut présenter un type d’objet apparaît à un groupe

lors d’une période de crise (Di Méo, 2008) ou d’insécurité (Chastel, 1986). Cette

constatation fait dire à G. Di Méo (2008) que le patrimoine porte une vision du

monde et des préoccupations de société. Cette proposition se vériie aisément

dans des cas très concrets, par exemple, l’exploitation des blocs erratiques par

les graniteurs ou les conlits armés en Afghanistan visant les œuvres de la vallée

de Bamiyan. Elle est certainement plus diffuse dans le cas des géopatrimoines.

Même si cette prise de conscience est relativement récente, on sait aujourd’hui

que les formes du relief sont des objets vulnérables (Reynard & Coratza, 2007),

régulièrement menacés par les aménagements en plaine comme en haute

montagne (urbanisation, stations de sports, etc.). Il faut certainement prendre

en compte dans les préoccupations actuelles de la société, le climat de menace

globale sur l’environnement, véhiculé tant par les médias que directement

perceptible pour celui qui observe par exemple, le retrait glaciaire dans les Alpes.

L’émergence du géopatrimoine est à mettre en relation avec l’apparition d’une

conscience environnementale collective (Portal, 2010).

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Fig. 2.2 : Les trajectoires patrimoniales envisagées comme un processus social. A. La crise

est un moteur de la patrimonialisation. Elle est portée par des groupes sociaux. B. Les

étapes du processus de patrimonialisation selon G. Di Méo (à gauche) et selon J. Davallon

(à droite). C. La patrimonialisation suit une trajectoire guidée par la reconnaissance sociale

de l’objet, dont l’orientation varie au cours du temps.