2. Des témoins glaciaires au patrimoine glaciaire
2.1. Le patrimoine comme outil de transmission
2.1.1. Les objets du patrimoine : évolution d’un concept, évolution des
Du monument de la culture au « petit patrimoine »
Si le patrimoine est un concept qui évolue, les objets du patrimoine évoluent
également (Fig. 2.1). D’un point de vue historique et occidental, focalisé sur la
France, on voit se dessiner un cheminement, partant des monuments historiques
(la Cathédrale Notre-Dame de Paris), aux objets du quotidien (la petite cuillère)
(Heinich, 2009), patrimoine ordinaire, en passant par la faune sauvage (le bouquetin
des Alpes) (Mauz, 2012) et les pratiques nationales (le repas gastronomique à
la française). Le patrimoine est d’abord réservé aux productions humaines
« exceptionnelles », puis s’étend aux productions humaines ordinaires, ce que l’on
appelle le « petit patrimoine », passe ensuite aux objets issus de la nature (Vivien,
2005), bien qu’individualisés et catégorisés par un point de vue humain (Di Méo,
2008), avant d’inclure des pratiques et savoir faire, soit, d’atteindre la catégorie
de l’immatériel (UNESCO, 2003). Cette énumération se place du point de vue
du type d’objet. D’autres évolutions ont lieu parallèlement, conjointement ou
consécutivement : du patrimoine « bien de famille » (« biens que l’on a hérités de
ses ascendants » (Petit Robert, 2011)) au « patrimoine mondial » (UNESCO, 1972),
un autre type d’évolution a lieu et témoigne d’un changement de conception de
l’individu à l’espèce humaine, voire au « vivant » (Micoud, 1995).
La littérature offre plusieurs essais de typologie. Dans son ouvrage La fabrique
du patrimoine, N. Heinich (2009) décrit l’extension du patrimoine selon quatre
critères : 1) extension chronologique, de l’Antiquité aux objets actuels ; 2) extension
topographique, du monument au secteur urbain ; 3) extension catégorielle, de la
cathédrale à l’usine ; 4) extension conceptuelle, de l’unique au typique, du Pont
du Gard à la ferme à colombage.
G. Di Méo (2008) propose une autre classiication qui décrit les « formes originales
de la production patrimoniale contemporaine » : 1) du privé au public ; 2) du sacré
à l'ordinaire et au profane ; 3) du matériel à l'idéel ; 4) de l'objet au territoire : une
spatialisation croissante ; 5) de la culture à la nature ou plutôt à l'environnement.
Plus simplement exprimé dans un des articles pionniers sur la thématique
du patrimoine abordée par un géographe (Di Méo, 1994), le patrimoine
contemporain subit deux mutations majeures : 1) du monument punctiforme
(objet) vers l’étendue spatiale (zone à protéger) et 2) de l’objet concret aux formes
patrimoniales abstraites.
A la base de cette tendance extensive ou évolutive, l’implication de groupes
d’acteurs nous semble déterminante. Au delà du type d’objets qui accèdent au
rang de patrimoine, il y a des logiques, des processus. La question de savoir si le
patrimoine glaciaire est légitime ou non semble, dès lors, moins importante que la
question de savoir qui, quand et comment on se mobilise pour la reconnaissance
d’un bloc erratique, d’une petite cuillère ou d’une usine délabrée. Une autre
question surgit en arrière-plan, guidée par les nombreuses études de cas, toutes
disciplines confondues qui interrogent, au-delà des objets du patrimoine, le
- 14 - Patrimoine glaciaire
processus de patrimonialisation (Faure, 2000; Duval, 2007; Pasquier, 2011): se
pourrait-il que plusieurs personnes cherchent à faire entrer dans la sphère du
patrimoine un même objet avec des mobiles différents, à une époque différente
ou avec des « justiications mouvantes » (Mauz, 2012) ?
Les trajectoire patrimoniales (Gauchon, 2010; Portal, 2010) apparaissent
rétrospectivement, comme une succession de cycles, alimentés dans leurs
mouvements par des périodes de crise (Di Méo, 2008), mobilisant certains groupes
d’acteurs autour d’objets, de lieux, de pratiques. L’exemple, français toujours,
est riche en évolution de ce type. Babelon et Chastel (2004) en font une revue
très complète dans leur ouvrage La notion de patrimoine. Décrivant tour à tour
les milieux atteints par le besoin de conservation, du « fait religieux » au « fait
monarchique », puis familial, national, administratif et inalement scientiique, les
auteurs montrent un glissement de la démarche patrimoniale qui atteint petit à
petit toutes les strates et tous les domaines de la société.
Exemple de démarche : l’inventaire des monuments historiques
de France
L’exemple de l’inventaire des monuments historiques de France offre de nombreux
parallèles avec d’autres types de patrimoines, dont, les témoins glaciaires. Le poste
« d’inspecteur général des monuments historiques», occupé un temps par Prosper
Merimée, avait pour but de dresser un catalogue de monuments à sauvegarder
(Chastel & Babelon, 2004). Dans l’esprit de « connaître pour préserver », il
s’agissait de sauver de la destruction des édiices (statues, tombaux, vitraux, etc.)
remarquables dans le sens où ils manifestent l’évolution des antiquités nationales.
En effet, quand on ne les laissait pas simplement à l’abandon, on réutilisait les
pierres des anciens bâtiments pour en construire de nouveaux. Cette pratique
témoigne d’une conception moderne du patrimoine (inventorier : connaître –
sauvegarder – transmettre) et dessine des lignes fortes applicables à d’autres types
d’objet.
Exemple de valeurs qui sont attachées au patrimoine
Au-delà de l’aspect matériel, on se rend compte qu’un certain nombre de valeurs
sont attachées aux objets du patrimoine et que ces valeurs supportent leur
statut particulier. En premier lieu, la dimension culturelle du patrimoine doit être
soulignée. Elle est fondamentale puisque c’est elle qui détermine la perception
que les individus ont de leur environnement, ce qui fait dire à G. Di Méo (1994)
que (territoire et) patrimoine sont « des formes culturelles spéciiques de rapport
sociaux à l’espace ou aux objets qui les composent ». Ce même auteur rappelle
la dimension toute occidentale de notre approche du patrimoine qui n’existe
que dans une conception linéaire du temps et de l’histoire (Di Méo, 2008). La
tradition nipponne par exemple, qui se conçoit dans un univers cyclique, entretient
un rapport tout différent avec ses lieux de culte, ses monuments, qui sont
régulièrement remis à neuf comme au premier jour de leur construction (Chastel
& Babelon, 2004). Ce rappel effectué, on envisage mieux la dimension sociale
du patrimoine et le poids des représentations dans la distinction d’un objet, d’un
espace ou d’une tradition.
Dans ce sens, le patrimoine mondial de l’UNESCO entretient une sorte d’ambiguïté
intéressante. Le patrimoine mondial doit être important pour l’ensemble de la
population mondiale alors que souvent il s’agit d’objets qui se rapportent à une
15
-Géopatrimoines des trois Chablais
culture particulière. Le maintient de certaines coutumes au nom du patrimoine a
pour but oficiel de perpétuer la coutume (UNESCO, 2003, art. 11-15). Nous ne
sommes donc pas dans un système de mémoire - les gestes, les intentions sont
encore vivants - mais plutôt d’identité. La société considérée maintient son mode
de vie et continue à se distinguer des autres par ses coutumes locales, ses rites, sa
cuisine. On lutte ainsi contre l’uniformisation, la globalisation.
Fig. 2.1 : L’expansion du patrimoine selon N. Heinich et G. Di Méo.
Dans d’autres cas, celui des œuvres d’art par exemple, on cherche à maintenir
une idée de grandeur des œuvres humaines en conservant des édiices que l’on
ne serait peut-être plus capable de construire actuellement, soit que les matériaux
n’existent plus, soit que la technique est oubliée ou que l’on en a perdu le
savoir-faire. On voit ici une volonté de témoigner de gestes du passé, d’un certain
génie de l’homme, peut-être face à la peur de le voir amoindri, devenu incapable
de construire de « belles » choses. Le patrimoine remplit ici une fonction de
témoin, d’archive. On pourra au besoin réétudier le monument pour retrouver les
techniques qui ont présidé à son édiication.
Le cas, fort et signiicatif, du patrimoine industriel est très riche en symboles. D’un
passé relativement proche est dificilement vécu par les populations qui y ont
participé, on cherche à en maintenir la mémoire la plus vivante possible lorsque
les lieux où se sont exercés les systèmes industriels sont menacés de destruction.
Quand les dernières personnes vivantes se font âgées et menacent de s’éteindre
avec leur témoignage, c’est la mémoire vivante qui menace de s’effacer. Une partie
de la société, par une brusque prise de conscience, se mobilise alors pour sauver de
la destruction les témoins qui peuvent être maintenus. Il est intéressant de mesurer
à quel point le maintien d’un édiice peut être jugé important dans le maintien de
la mémoire collective. De nombreux témoignages sont aujourd’hui enregistrés,
des documentaires ont été tournés pour conserver des récits et des images (Perret,
2012), mais il semble qu’un marqueur spatial soit considéré comme nécessaire
ch ro nologique topographique caté go rielle conc eptu elle mat ériel > idéel sacr é > pr of ane privé > public cultur e > natu re la Cathédrale ND de Paris
- 16 - Patrimoine glaciaire
pour que la fonction de mémoire soit assurée. Le bâtiment conservé permet ainsi
l’expérience sensible (Bergeron, 1996). N’est-ce pas le moyen le plus marquant
que de faire pénétrer les gens dans un bâtiment, dans un lieu, pour leur évoquer
le sentiment de l’usine ?
D’autres valeurs ont pu être soulevées par les chercheurs (historique, artistique,
esthétique). Il n’est pas question ici de faire un inventaire exhaustif mais plutôt
d’évoquer la profondeur de la signiication que peuvent revêtir les objets du
patrimoine et au moins, de faire entrevoir leurs possibles signiications multiples
et entrecroisées. Au inal, il se dégage de cette revue que le mot d’ordre actuel
est une sorte de maintien de la diversité. Le patrimoine semble lutter contre
la globalisation, l’uniformisation et la perte des spéciicités. La multiplicité des
patrimoines est perçue comme une richesse. Nous verrons dans les paragraphes
suivants à quel point les témoins glaciaires peuvent entrer facilement dans ces
mécanismes de valeurs reconnues et transmises par la société.
Dans le document
Géopatrimoine des trois Chablais : identification et valorisation des témoins glaciaires
(Page 32-35)