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Planter le décor de l’enquête bâloise

Encadré 3: De l'usage du dialecte

La langue parlée à Bâle (Ville ou Campagne) est le dialecte bâlois du suisse allemand. Contrairement à la Suisse romande ou italophone, l’usage des parlers alémaniques s’est imposé dans tous les cantons germanophones. La langue officielle enseignée à l’écrit reste toutefois l’allemand. À Bâle dans les commerces, l’usage du français est fréquent, car de nombreuses personnes travaillant dans la vente sont des frontalier×ère×s français×e×s. De la même manière dans le travail syndical quotidien dans l’industrie, les syndicalistes m’ont demandé à plusieurs reprises de traduire des tracts syndicaux en français ou d’appeler des membres vivant en Alsace, mais travaillant dans une usine bâloise. Dans d’autres secteurs, par exemple dans le secteur du bâtiment, les langues majoritaires sont plutôt l’italien, le portugais, le turc et le serbo-croate. L’usage du dialecte n’est donc pas systématique dans le milieu syndical bâlois. À Unia et à Syna, plusieurs permanent×e×s ne sont pas et ne parlent pas suisse allemand. Parmi les membres et militant×e×s, la proportion migrant×e×s est importante également. À Unia par exemple, plus de 50% des membres sont des migrant×e×s. Les séances syndicales se déroulent donc pour la plupart en « bon allemand », plus facile à comprendre, mais plus difficile à parler pour une partie des Suisses-allemands. Au quotidien du travail syndical, l’usage reste très essentiellement le suisse allemand. À l’exception des syndicalistes originaires d’Allemagne (4 au moment de l’enquête à Unia) qui continuent à parler le « Bon allemand » dans les interactions quotidiennes tout en comprenant rapidement le dialecte suisse allemand.

Lors de l’enquête, nous avons mené la plupart des entretiens en suisse allemand (notre langue maternelle avec le français) à l’exception des syndicalistes ne le parlant pas et de trois syndicalistes persuadé×e×s (à tort) que nous comprenions mieux l’allemand que le dialecte1.

Au moment de l’enquête, le régime fiscal du Canton de Bâle-Ville incluant une taxe reversée à l’Église, beaucoup de Bâlois×e×s sortent de l’institution ecclésiastique. Les protestant×e×s ne constituent plus que 17.8% de la population et les catholiques 19.9%. 43.8% des gens se considèrent « sans confession » (OFS 2012)2. À Bâle-Campagne, les

catholiques sont plus représentés et constituent encore 28.2%, les protestant×e×s 33.3% et seuls 25.7% de la population se dit « sans confession » (OFS 2012)3. Pourtant, l’histoire

1 Dans le quotidien de l’enquête, les personnes nous interrogeaient souvent sur notre dialecte et nous étions

rapidement identifiée comme « non-bâloise » car notre dialecte est vieillot, campagnard, teinté de tonalités francophones et surtout, il s’agit du dialecte de l’Est de la suisse dont rient les habitant×e×s des cantons plus urbains.

2 Données de l’OFS - portraits régionaux. 3 Données de l’OFS, portraits régionaux.

de Bâle est marquée par un Concile œcuménique de l’Église catholique qui se déroule entre 1431 à 1449 (Helmrath 2016) et durant lequel le Pape Félix V est élu. Il joue un rôle dans le développement de l’industrie du papier, de la banque1 qui pose les jalons de

l’Université de Bâle, première de Suisse et fondée en 1460.

Au niveau de l’histoire économique, travailler sur Bâle est intéressant, car il s’agit de la ville suisse à l’industrie la plus développée. Les activités syndicales y sont nombreuses. Nous retraçons brièvement cette histoire qui permet de mieux saisir ensuite la féminisation du marché du travail à laquelle l’implantation locale des syndicats est aussi liée.

Après l’imprimerie, c’est l’industrie des rubans de soie qui marque pendant longtemps le développement de la région. Durant les deux tiers du 19e siècle, l’économie

était divisée en deux secteurs : d’une part l’industrie de la soie2, en fabrique ou à domicile,

orientée vers l’exportation et d’autre part l’artisanat, règlementé par des confréries et orienté vers le marché intérieur (Degen et Sarrasin 2017). L’industrie chimique, aujourd’hui dominante, a débuté en 1859 avec la fabrique d’aniline d’Alexandre Clavel, mais aujourd’hui, le secteur est surtout aux mains de quelques groupes multinationaux3.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, Bâle devient la plus grande ville industrielle de

Suisse et compte en 1870 environ 6'600 ouvrier×ère×s de fabrique dont 78% dans la soie, 8% dans la métallurgie et l’industrie des machines, 6% dans les métiers du bois et de la construction et 2% dans la chimie. Le tissu économique change toutefois fortement4. En

effet, au moment de l’enquête, le secteur primaire, toujours très faible dans ce demi- canton urbain, passe de 4.5% des emplois en 1870 à moins de 1% en 2011 (0.1%). Le secteur secondaire qui regroupait 52.4% des emplois perd largement de son poids avec la suppression de tous les emplois liés à l’industrie du textile. Il ne représente plus que 19.4% en 2011. Pour finir, le tertiaire, qui représentait 43.1% des emplois, se développe jusqu’à représenter 80.6% des emplois. À Bâle-Campagne, les changements du tissu économique sont encore plus marqués. Alors qu’en 1870 le secteur primaire constituait 32.6% des emplois, il ne pèse plus que 2.5% en 2011. Le secteur secondaire qui constituait la part la plus importante des emplois passe de 58.8% à seulement 27.6%. Pour

1 Création d’un hôtel des monnaies.

2 En 1847, l’industrie des rubans et tissus de soie fournit un cinquième du revenu total de la ville.

3 En particulier le groupe Ciba et Sandoz qui a fusionné en 1996 pour donner Novartis ou le groupe Roche. 4 Nous reviendrons de manière plus approfondie sur ces transformations dans le prochain chapitre. Il s’agit

finir, le tertiaire se développe de manière exponentielle en passant de seulement 8.6% des emplois à 70%. Nous verrons comment ces transformations profondes se lient à la féminisation du marché du travail et des syndicats.

L’histoire politique de Bâle compte plusieurs aspects notables lorsqu’on travaille sur la féminisation des syndicats. Il s’agit du premier canton alémanique où les femmes ont obtenu le droit de vote en 1966. Nous verrons que la ville a également joué un rôle important dans l’histoire du mouvement ouvrier international. Le pouvoir exécutif est aux mains de sept personnes constituant le Conseil d’État1, élu par les votant×e×s depuis 1889.

Le pouvoir législatif est lui exercé par 100 député×e×s (130 avant 2008), élu×e×s au système majoritaire puis proportionnel dès 18892. Le courant radical apparaît à Bâle dans les

années 1949, en réaction au fédéralisme extrême et à l’antilibéralisme de la classe dirigeante (Degen et Sarrasin 2017). La bourgeoisie protestante de la ville est représentée par le Parti libéral, puis « libéral démocratique ». C’est le seul canton de Suisse alémanique où le Parti libéral parvient à peser et le seul de Suisse à n’avoir toujours pas fusionné avec le Parti radical3. Le Parti socialiste se crée en 1890 dans le sillage d’une

section de la société du Grütli et d’autres associations ouvrières. Il dispose d’un certain poids politique et organise en 1912 un important Congrès pour la paix de la IIe

Internationale4. Le parti communiste se détache du PS en 1921 jusqu’à son interdiction

en 1940 il obtient 25 sièges au Parlement. Dès 1944, le Parti du Travail réunit des socialistes de gauche et des communistes et exerce un certain poids jusqu’en 1956. Dans le sillage des mouvements de 1968 et de l’été 1969 où a lieu un blocage des trams à Bâle se fondent les « Organisations progressistes de Bâle » qui militent entre 1970 et 1993. Dans les années 1990, les Verts entrent au Grand Conseil bâlois avec deux groupes (La Liste des femmes fondée en 1991 et la gauche radicale du groupe BastA fondé en 19955).

1 Assisté d’une administration professionnelle, il se répartit en sept départements : la Santé, l’Instruction

publique, les Travaux, les Finances, la Police (avec les affaires militaires dès 1978), la Justice, l’Intérieur (jusqu’en 1978 puis l’Économie et les affaires sociales).

2 Dans onze cercles électoraux et avec une durée des législatures de 4 ans. 3 Les deux partis font toutefois partie du Parti libéral radical suisse.

4 550 délégué×e×s socialistes issu×e×s de 23 pays différents se réunissent pour exprimer leur volonté d’éviter

la guerre par tous les moyens possibles. Plus de 10'000 personnes manifestent dans les rues de Bâle le dimanche et une cérémonie a lieu dans la cathédrale durant laquelle d'importantes figures du socialisme comme Jean Jaurès ou Victor Adler prennent la parole. Ce congrès extraordinaire a un large écho à travers toute l'Europe et bien au-delà des cercles et journaux socialistes.

5 Après la dissolution des groupes trotskistes, maoïstes et communistes à Bâle, des militant×e×s de ces

Au moment de l’enquête, le Parti radical et le Parti libéral (droite économique) ont respectivement 12% et 10% des sièges au législatif. Le Parti socialiste est le premier parti en termes de voix avec 33% des sièges. Le groupe des Verts et BastA occupent 13% des sièges. L’Union démocratique du centre (UDC), la droite radicale et xénophobe, 15% des sièges. Le Parti démocrate-chrétien (PDC) n’a que 8% des sièges, les Verts libéraux 5%. L’union des électeurs a 1% et la catégorie « autres » 3%.

Tableau 3: Répartition des sièges par parti politique Bâle-Ville 2000 à 2016.

2000 2004 2008 2012 2016 PRD 18 14% 17 13% 11 11% 12 12% 10 10% PLD 16 12% 12 9% 9 9% 10 10% 14 14% PS 39 30% 46 35% 32 32% 33 33% 34 34% PDC 14 11% 11 8% 8 8% 8 8% 7 7% PPE/Union des électeurs évangéliques 6 5% 6 5% 4 4% 1 1% 1 1% DS 5 4% PSDb 6 5% 6 5% 3 3% Verts/BastA/FraBc 12 9% 16 12% 13 13% 13 13% 14 14% UDC 14 11% 15 12% 14 14% 15 15% 15 15% Vert' libéraux 5 5% 5 5% 4 4% Autres 1 1% 1 1% 3 3% 1 1% Total 130 100% 130 100% 100 100% 100 100% 100 100%

Source : Office fédéral de la statistique ; Statistisches Jahrbuch des Kantons Basel-Stadt

À l’exécutif de Bâle-Ville, la stabilité règne entre 2004 et 2016 où les sièges sont occupés de la manière suivante : le Parti socialiste a 3 sièges, le Parti radical, le Parti libéral, le PDC et les Verts ont chacun 1 siège. Une seule femme, Eva Herzog du PS siège à l’exécutif.

À Bâle-Campagne, le Grand Conseil est composé seulement de 90 sièges et les député×e×s y sont élu×e×s à la proportionnelle depuis 19201. L’exécutif, le Conseil d’État,

est élu par les votant×e×s depuis 1863 et est composé de cinq personnes2. Une première

femme y est élue en 1994. Le canton de Bâle-Campagne est aussi parmi les premiers

1 Parmi douze cercles électoraux.

2 Les élu×e×s se répartissent les départements de la Finance et des cultes, de l’Économie et de la santé, des

Travaux publics et de l’agriculture (travaux publics et environnement dès 1989), de la Justice, de la police et des affaires militaires, de l’Instruction publique et la culture.

cantons1 à inscrire le suffrage féminin dans sa Constitution (en 1967). En 2011, le Parti

Radical-démocratique occupe deux sièges, le PS et le PDC chacun un. Malgré le succès de l’UDC au Parlement, le parti perd son siège à l’exécutif au profit des Verts2.

Tableau 4: Répartition des sièges par parti politique Bâle-Campagne 1999-2015.

Parti 1999 2003 2007 2011 2015 PRD 22 24.4% 19 21.1% 20 22.2% 14 15.6% 17 18.9% PS 25 27.8% 25 27.8% 22 24.4% 21 23.3% 21 23.3% PDC3 12 13.3% 11 12.2% 11 12.2% 8 8.9% 8 8.9% UDC 14 15.6% 20 22.2% 21 23.3% 24 26.7% 28 31.1% PEV 3 3.3% 3 3.3% 4 4.4% 4 4.4% 4 4.4% AN/DS 9 10.0% 4 4.4% 1 1.1% Gauches/Verts4 5 5.6% 8 8.9% 11 12.2% 12 13.3% 8 8.9% Vert'libéraux 3 3.3% 3 3.3% PBD 4 4.4% 1 1.1% Total 90 100% 90 100% 90 100% 90 100% 90 100%

Source : Statistisches Jahrbuch Basel-Landschaft ; Annuaire statistique de la Suisse

Au moment de l’enquête en 2011, l’Union démocratique du centre (ancien parti agrarien, désormais courant de la droite xénophobe5) devient pour la première fois le parti

ayant le plus de sièges au Parlement de Bâle (26.7%), devançant le Parti socialiste qui en a 23.3%6. Nous constatons dans le Tableau 4 que le parti radical continue à perdre des

sièges et ne pèse plus que 15.6% (14 sièges des 22 qu’il avait en 1999). Les Verts progressent légèrement et obtiennent 13.3% des sièges ce qui est plus que le PDC qui n’est plus qu’à 8.9%. 2011 voit également les Verts libéraux et le PBD faire leur entrée au Parlement de Bâle-Campagne avec respectivement 3 (3.3%) et 4 (4.4%) sièges.

Nous retenons de ce panorama que Bâle a un tissu industriel très développé. Ce secteur a longtemps été un véritable bastion syndical et les activités des organisations y

1 Il est d’ailleurs le premier canton rural à le faire.

2 Le parti regagnera son siège en 2015 à l’exécutif face au PS qui perd son seul siège à l’exécutif de Bâle-

Campagne.

3 Parti populaire catholique de 1920 à 1926, parti populaire catholique et association chrétienne-sociale de

1926-1961, parti conservateur chrétien-social de 1961 à 1970, PDC dès 1970.

4 Société du Grütli, Parti communiste, Parti du travail, Organisations progressistes, Verts BL et Liste verte

libre.

5 Pour une analyse fine de la diversité des militant×e×s de ce parti qui s’est fortement transformé et développé

ces dernières années, voir (Gottraux et Péchu 2011)

6 À Bâle-Campagne, les différents districts n’ont pas les mêmes traditions politiques. Le Parti socialiste et

le Parti radical démocratique ont leurs fiefs dans le bas du canton, l’UDC (parti paysan bâlois jusqu’en 1953) dans le haut, le PDC est fort dans le Birseck et le Laufon catholique.

sont donc fortement développées dans la région. Toutefois, la suppression des emplois liés à la production dans l’industrie et la croissance marquée du secteur tertiaire transforment le paysage local et syndical. Or, cet enjeu se situe au cœur des dynamiques de féminisation des syndicats que nous étudierons dans cette thèse. Travailler sur Bâle permet d’étudier une région marquée par un paysage politique où la gauche est, depuis longtemps, bien implantée aux côtés des syndicats, avec la tenue du congrès de la IIe

internationale et le développement marqué du parti du travail et du parti socialiste. Observer la féminisation du syndicalisme dans la région permet donc d’inclure dans la comparaison nationale un canton germanophone, mais surtout, d’enquêter dans une région au syndicalisme foisonnant et où plusieurs femmes marquent la présidence et la direction de la plus grande centrale syndicale de la région. Nous présenterons dans ce qui suit, le déroulement concret de notre enquête.