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Après ce tour d’horizon de la littérature, nous construirons ici notre dispositif méthodologique. Ancrée dans la recherche collective SynEga, la thèse combine une approche comparative à plusieurs niveaux et mobilise différentes méthodes (cf. Tableau 2). Alors que l’étude du syndicalisme a longtemps privilégié des approches par les données statistiques ou « par le sommet » des organisations, une nouvelle génération de travaux sur le syndicalisme, tout comme sur des objets d’études proches comme les partis politiques fait usage d’un plus grand pluralisme méthodologique ainsi que d’approches localisées et ethnographiques (Giraud, Yon, et Béroud 2018). Nous nous inscrivons dans la lignée de ces travaux avec un dispositif de recherche construit sur la récolte d’un questionnaire à large échelle distribué à des syndicalistes de toute la Suisse ainsi que sur une enquête localisée où nous avons combiné des entretiens approfondis et de nombreuses observations participantes. Notre thèse s’inscrit dans un projet « Les Syndicats et l’Egalité » (SynEga) débuté en 2011 et financé dans le cadre du PNR60 par le Fonds national de la recherche scientifique suisse (FNRS).

Encadré 1: Le projet SynEga

Notre thèse s’inscrit dans le cadre du projet SynEga. Celui-ci articule trois niveaux d’analyse, basés sur la structure organisationnelle des syndicats en Suisse : le niveau des Confédérations (Union syndicale suisse et Travail.Suisse), les niveaux national et cantonal dans trois cantons francophone, italophone et germanophone. Ce projet mené au Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (Crapul) est financé par le PNR60 et conduit sous la direction d’Olivier Fillieule, avec Martina Avanza, Philippe Blanchard, Gilles Descloux, Stéphanie Monay, Hervé Rayner et Vanessa Monney. Cette recherche collective menée entre 2011 et 2015 à l’Université de Lausanne a donné lieu à la publication récente d’un livre sur « le métier et la vocation de syndicaliste » (Fillieule, Monney, et Rayner 2019). L’objectif de départ de la recherche était d’une part d’explorer les mobilisations et les politiques de mises en œuvre en (dé)faveur des thématiques liées à l’égalité depuis les années 1990, et d’autre part d’étudier les pratiques des actrices et acteurs syndicaux : en quoi et comment les différentes organisations syndicales participent-elles à la dynamique de l’égalité entre les sexes ? Les syndicats étaient entendus comme des co-acteurs des avancées en matière d’égalité, via les pratiques, les stratégies et les politiques élaborées, mais aussi les résistances à leur mise en œuvre. Finalement, la recherche s’est réorientée au fil de l’analyse et de l’écriture du livre pour se centrer plus généralement sur les secrétaires syndicaux×ales en Suisse : qui s’engage dans la carrière syndicale et comment ces personnes vivent-elles leur activité professionnelle, entre vocation militante et exercice d’une profession salariée ? Se situant au croisement de la sociologie du militantisme, des parcours de vie et des professions, le livre œuvre a une meilleure compréhension des ressorts propres aux engagements dans la carrière syndicale, tout en tenant les exigences d’une analyse de genre. Nous avons corédigé l’ensemble des chapitres du livre qui s’ouvre sur un portrait sociologique des syndicalistes de l’Union syndicale suisse et de Travail.Suisse en explorant leurs raisons de s’engager. Pris dans la tension qui caractérise le travail syndical, nous analysons les enjeux d’un engagement au croisement du travail bénévole et salarié, de la division sexuée du travail et des facteurs permettant de rendre compte du maintien des femmes dans des positions plutôt dominées, malgré des politiques volontaristes de promotion des carrières féminines. En associant systématiquement l’analyse de données biographiques et statistiques des trajectoires des syndicalistes, ce travail collectif permet de dresser la carte des parcours professionnels, mais aussi militants et familiaux des femmes et des hommes qui sont au cœur des syndicats en Suisse.

Si notre travail de thèse s’inscrit pleinement dans cette recherche et que les questionnements peuvent se croiser, il a la spécificité de s’appuyer sur une enquête de terrain localisée et de longue durée, seule à même de pouvoir analyser les interactions, les réseaux

d’interconnaissance et la socialisation institutionnelle en train de se faire. Contrairement au livre collectif (Fillieule, Monney, et Rayner 2019) où nous avons restreint l’angle d’analyse aux secrétaires syndicaux×ales, notre thèse a l’originalité d’inclure l’ensemble du personnel, administratif ou syndical, et des militant×e×s.

Travailler sur les syndicats en Suisse a rapidement confronté l’équipe de recherche à une limite : les sources secondaires sont minces et les reconfigurations profondes et récentes du paysage syndical helvétique rendent les contours de l’objet difficile à cerner. Pour débuter l’enquête, nous avons donc procédé à une cartographie des principaux syndicats actifs en Suisse, en analysant des sources documentaires et quelques archives. Le questionnement féministe étant au cœur du projet, nous avons dès le départ fait des entretiens auprès de plusieurs secrétaires syndicales spécifiquement chargées des groupes d’intérêts ou commissions femmes. Comprendre et analyser les prises de position et revendications en (dé)faveur de l’égalité des sexes, le répertoire revendicatif et idéologique permet de cerner la conception de l’égalité qui sous-tend les dispositifs et actions syndicales, et plus généralement de comprendre l’histoire et le fonctionnement des syndicats à la lumière particulière des nombreuses fusions d’organisations dans les années 1990. Ces cartographies n’ont pas été publiées en tant que telles, mais ont été décisives pour construire le questionnement et les contours de notre terrain de recherche bâlois.

Après la cartographie, nous avons collectivement construit un questionnaire auto- administré en ligne1, que j’ai été chargée de diffuser à l’ensemble des personnes

« actives »2 dans les syndicats regroupés dans les deux faîtières : l’Union Syndicale

Suisse et Travail.Suisse dans le souci de couvrir la diversité idéologique du paysage syndical3. Ce questionnaire se divise en quatre parties : le parcours syndical, le parcours

1 La mise en forme du questionnaire web, que j’ai personnellement effectuée, a été faite au moyen de la

plate-forme libre LimeSurvey sous le langage php. Les avantages du questionnaire en ligne est qu’il est facile à transmettre, qu’il paraît moins lourd – certaines questions n’apparaissant que lorsque l’on clique « oui »-, qu’il est facile et rapide à remplir et finalement, un atout important est que la saisie des données est déjà effectuée. Toutefois, ce mode de passation comporte des désavantages et des biais car il exclut les personnes n’ayant pas de courrier électronique, pas d’ordinateur à disposition, pas ou peu de compétences informatiques. Étant donné que notre population comporte une grande disparité et des inégalités face aux outils informatiques, nous avons également mis à disposition un questionnaire papier.

2 Le questionnaire visait d’une part les personnes employées par les syndicats (personnel administratif et

secrétaires syndicaux×ales) et d’autre part les militant×e×s mobilisé×e×s au sein des instances syndicales ou dans les comités d’entreprises.

3 Nous ne couvrons toutefois pas l’ensemble des organisations professionnelles puisqu’une partie d’entre

politique, la vie familiale et professionnelle et les opinions syndicales pour répondre aux contraintes de la méthode de l’optimal matching analysis. Sans accès direct aux personnes visées, nous avons dû passer par des personnes-relais.

Au total, plus de 900 questionnaires ont pu être récoltés (voir Tableau 1).

Tableau 1: Réponses apportées au questionnaire

Permettant de retracer les carrières (syndicale, militante, familiale, formation, profession, habitation), les données du questionnaire ont donné lieu à des analyses séquentielles (Blanchard 2005; Fillieule et Blanchard 2007) largement retranscrites dans le livre, où, associées à l’analyse des entretiens, nous avons collectivement construit des « trajectoires types » (Fillieule, Monney, et Rayner 2019). Ma connaissance du terrain syndical – j’avais déjà débuté l’enquête ethnographique sur la partie germanophone de la recherche dont j’étais responsable – a contribué à l’important travail de recodage et d’analyse des questionnaires, auquel j’ai directement participé. Dans cette thèse, les données du questionnaire ont davantage été utilisées pour permettre de faire jouer la dimension nationale et inter-syndicale avec la dimension ethnographique de l’enquête liée à la thèse.

Au niveau inter-cantonal, dans le souci de couvrir la diversité linguistique et de varier les traditions syndicales locales, trois régions ont été choisies dans le projet et analysées de manière plus approfondie : Bâle, Vaud et Tessin. Environ 95 entretiens approfondis1, de type récit de vie, ont été menés avec des syndicalistes dans ces trois

cantons par l’équipe de recherche. J’ai directement participé dans ce cadre à l’élaboration de la grille d’entretien et d’analyse et réalisé l’ensemble des entretiens bâlois (et de quelques entretiens dans les centrales syndicales).

commerce). Les syndicats de tradition anarchistes, très marginalement présents encore aujourd’hui en Suisse-allemande ne sont pas pris en compte.

Tableau 2: Dispositif méthodologique de l’enquête Synega

Niveaux Organisations Type de données Type de traitements

Niveau national 26 cantons Union syndicale suisse Travail Suisse Questionnaires 902 répondant×e×s Multi-variés Analyses de séquences Unia SSP Syndicom SEV APC SSM garanto Transfair SCIV Syna Hotel&Gastro OCST Employés suisses Niveau inter-régional Vaud Unia SSP

Syna Entretiens récits de vie

95 entretiens approfondis Analyse de carrière Analyse thématique Tessin Unia SSP Syna OCST Bâle Unia SSP Syna Niveau régional Bâle Unia SSP Syna Observations ethnographiques Analyse des observations

Les entretiens ont été menés en français, italien, allemand et suisse-allemand, à des niveaux variés de responsabilité (voir annexe 1 pour un tableau synthétique). Ces entretiens biographiques sont essentiels dans le dispositif d’enquête. Dans la lignée de la seconde école de Chicago, la place du biographique y est déterminante. En s’inscrivant dans cette approche, « pour comprendre la conduite d’un individu, on doit savoir comment il percevait la situation, les obstacles qu’il croyait devoir affronter, les alternatives qu’il voyait s’ouvrir devant lui ; on ne peut comprendre les effets du champ des possibilités, des sous-cultures de la délinquance, des normes sociales et d’autres explications du comportement communément invoquées, qu’en les considérant du point de vue de l’acteur » (Becker 1966, 106). Le recueil de données biographiques n’est cependant pas suffisant en soi pour comprendre comment des parcours individuels ou collectifs (lignées familiales, groupements, cohortes) sont liés, non à des traits psychologiques individuels, mais à des processus sociohistoriques incluant des valeurs et croyances, mais aussi des normes et règles socialement identifiables et comment, inversement, ces processus peuvent se comprendre à partir de l’analyse de leurs

traductions individuelles. Autrement dit, l’existence sociale des individus est considérée comme un processus et l’histoire des sociétés et celle des individus sont traitées comme interdépendantes. Ensuite, l’histoire de vie oblige à raisonner en tenant toujours compte du déroulement des processus observés. D’où l’importance portée à toujours réinscrire systématiquement la singularité des trajectoires observées qualitativement dans une cartographie plus large esquissant les itinéraires possibles, les parcours de vie effectivement empruntés. Nous chercherons donc à articuler les récits aux contextes auxquels ils se réfèrent aussi bien qu’aux propriétés des personnes interrogées, faisant ainsi entrevoir, au-delà de la singularité des itinéraires individuels, des régularités. Comme le souligne Becker à propos des monographies réalisées par l’école de Chicago, c’est en effet la mosaïque des cas étudiés et leur mise en perspective qui permettent de comprendre les multiples facettes d’un phénomène (Becker 1966). À Bâle, la récolte des entretiens biographiques s’est combinée à une enquête au cœur des secrétariats syndicaux dont nous retraçons les principaux aspects dans ce qui suit.