• Aucun résultat trouvé

Contrairement aux syndicalistes qui avaient pu m’apercevoir dans une réunion ou l’autre, aux manifestations du 1er mai, 8 mars et 14 juin ou dans les couloirs de la Maison

des syndicats, le secrétariat de Syna et de sa faîtière Travail.suisse sont éloignés

géographiquement dans la ville2. Durant l’enquête et contrairement à d’autres régions, les

syndicalistes de Syna à Bâle ne participent pas particulièrement aux événements cités. Syna est le pendant du syndicat Unia dans la faîtière des syndicats chrétiens « Travail.Suisse ». Le syndicat interprofessionnel Syna (1998) regroupe 60 000 membres en 2014, constituant la deuxième force syndicale en Suisse en termes d’effectifs. Cette organisation est active dans les branches de l'artisanat, de l'industrie et dans les services. Contrairement à Unia3, Syna ne se restreint pas au seul secteur privé, mais couvre

1 Un congrès ordinaire, un congrès extraordinaire et un congrès des femmes.

2 Syna a également un secrétariat à Liestal une petite ville proche de Bâle où les syndiqué×e×s peuvent

prendre rendez-vous durant les horaires d’ouverture très restreints.

3 Historiquement au sein de l’Union syndicale suisse, c’est le Syndicat suisse des services publics qui

également le tertiaire parapublic dans certaines régions (le secteur de la santé en particulier). Sa taille varie fortement d’une région à l’autre et Syna est tendanciellement beaucoup plus fort dans les cantons catholiques. À Bâle, sa taille est bien moindre que celle d’Unia. Syna syndique un peu plus de 2'000 personnes et le secrétariat est composé de trois secrétaires syndicaux et d’une secrétaire administrative à plein temps. Syna mettait pendant longtemps en avant son éthique sociale chrétienne et ses principes de partenariat social, cependant, la référence chrétienne tend à s’effacer1.

À l’exception d’un secrétaire rencontré lors d’une action devant le Parlement contre la prolongation des horaires d’ouverture des magasins et à qui je demande immédiatement un entretien, je ne connais aucun×e militant×e ou secrétaire syndical×e de Syna. Après pourtant deux ans de présence fréquente à des événements syndicaux, cet élément en dit long sur l’imperméabilité du travail syndical entre les fédérations de l’USS et de Travail.Suisse à Bâle. Alors que je me trouve pourtant dans un fort milieu d’interconnaissance entre syndicats et organisations politiques de la Maison des

syndicats, une distance existe avec le syndicat Syna. Une anecdote lors de l’enquête est

révélatrice de cette imperméabilité : nous nous retrouvons pour boire un café avant une séance syndicale avec le président de Syna dans un petit café bâlois. Dans le bistrot se trouve par hasard un secrétaire syndical d’Unia, travaillant depuis plus de 10 ans dans la région et membre du Parti socialiste (Bâle-Campagne). Le président de Syna est lui aussi membre du Parti socialiste (Bâle-Ville), mais ils ne se connaissent pas. À ce moment, je me sens mal à l’aise de rencontrer en même temps un syndicaliste d’Unia et de Syna, comme si le fait de connaître un syndicaliste d’Unia et de Syna était une « trahison » envers l’autre organisation. Ce malaise n’est pas partagé par les deux syndicalistes qui ne se connaissent même pas. Cet éloignement entre Syna et les autres syndicats n’est pas si fort dans les deux autres cantons étudiés. En effet, que ce soit au Tessin ou dans le canton de Vaud, l’OCST et Syna participent (sans forcément les organiser) à des événements conjoints comme le cortège du 1er mai et les manifestations du 8 mars et du 14 juin. Mais

les rivalités entre Unia et Syna sont fortes partout.

à investir des moyens pour entrer dans le secteur de la santé mais ce n’était pas du tout le cas durant les années de l’enquête dans la région.

1 L’enquête SynEga a retenu en plus au Tessin l'Organizzazione Christiano-Sociale Ticinese (OCST)

(1919). Cette organisation interprofessionnelle de 41 000 membres n’existe qu’au Tessin, canton italophone où elle est la principale structure syndicale. Elle organise les salarié×e×s du bâtiment, de la métallurgie et de l'artisanat, du secteur public et du secteur médico-social, du commerce et de la vente, de la Poste et de Swisscom.

Les difficultés d’accès au terrain à Syna ont été de deux ordres. Premièrement, deux membres du syndicat m’indiquent un jour que le responsable de la région « n’aime pas tellement les universitaires ». Il impose en effet dès le départ une distance et une méfiance vis-à-vis de moi. Il refuse une première fois de m’accorder un entretien avant de l’accepter, lors de ma seconde demande, plusieurs mois plus tard et après ma participation à plusieurs assemblées du syndicat. Deuxièmement, la région vit à ce moment des conflits internes rendant logiquement peu propice l’ouverture de leurs réunions à une personne extérieure. C’est finalement le président de la région, lui-même doctorant en science politique, qui accepte que je participe à certaines séances du syndicat Syna après avoir obtenu l’accord du comité. Après plusieurs mois d’attente et de tentative de contact, j’ai pu assister à l’Assemblée régionale des délégué×e×s et après plus d’une année, à une réunion du Comité régional. Alors que cela ne m’était jamais arrivé jusque- là, plusieurs syndicalistes de Syna refusent de m’accorder un entretien (trois militant×e×s rencontré×e×s lors des séances précitées). Toutefois, la plupart des syndicalistes acceptent ma demande d’entretien et j’ai mené plusieurs entretiens approfondis très riches avec des syndicalistes enthousiastes face à l’enquête. Dans les autres régions (Vaud et Tessin), l’enquête menée auprès des syndicalistes de Syna n’a pas donné lieu à de pareilles résistances. Les réticences à Bâle viennent sans doute de la méfiance vis-à-vis des universitaires par le responsable de la région, combiné aux conflits entre lui et le comité qui rendent sans doute difficile l’ouverture des portes de l’organisation à une personne externe. Après un retard certain dans l’entrée sur le terrain, j’ai tout de même pu participer courant 2013 à plusieurs assemblées et comités et j’ai réalisé huit entretiens approfondis : l’un avec un ancien permanent, figure centrale du syndicat Syna dans la région et travaillant quelques années auparavant en couple dans le syndicat. Sa conjointe, militante syndicale de longue date également puis secrétaire administrative de l’organisation refuse malheureusement de faire un entretien avec moi lorsque je la rencontre lors d’une réunion ; l’ensemble des permanent×e×s actuel×le×s (trois hommes secrétaires syndicaux, dont le responsable de la région, une femme secrétaire administrative) et quatre hommes militants au comité régional. Le travail de terrain effectué à Syna a donc été moins approfondi que l’enquête en profondeur menée à Unia. De plus, même s’il s’agit d’un résultat important en soi, la non-mixité des postes de secrétaires syndicaux, occupés seulement par des hommes à cette période, et des séances, où ne siégeaient parfois que des hommes, ont rendu difficile l’analyse des rapports sociaux de sexe en train de se faire.

***

C’est proche de la fin de mon terrain, en 2014, que j’adhère au syndicat des services publics au moment précis d’une grève contre la péjoration des conditions de retraite des salarié×e×s de l’État de Vaud. Je participe rapidement aux séances de la commission femmes du syndicat, dans laquelle je connais déjà toutes les membres via mon engagement féministe. Après quelques mois, je m’engage à co-présider le groupe « Hautes-écoles » du syndicat pour ne pas laisser un homme seul le faire (même s’il s’agit d’une présidence opérationnelle et peu hiérarchique) et je m’investis activement en parallèle à mes années d’assistanat à l’Université en tant que déléguée syndicale. Ma connaissance du milieu syndical, développée essentiellement via l’enquête bâloise, me donne de nombreuses clés de compréhension et facilite mon engagement syndical même s’il s’agit d’une tout autre réalité régionale.

Trouver la « juste » distance à son objet d’étude est une entreprise qui peut se révéler périlleuse (Bensa 1995). Cet enjeu s’est renforcé sans doute, à la fin de mon contrat à l’Université de Lausanne. Après avoir remplacé pendant quatre mois le secrétaire général de l’association du corps intermédiaire de l’université, je suis engagée à 60% au syndicat des services publics, d’abord en CDD, pour remplacer une permanente en congé maternité, puis en fixe au moment du décès inattendu et douloureux d’un collègue. Je termine donc la rédaction de cette thèse sur la féminisation du syndicalisme en exerçant en parallèle le travail de secrétaire syndicale. Plusieurs éléments, sur lesquels je reviendrai brièvement, m’ont permis de réaliser ce travail avec rigueur.

Pour commencer, pendant les premières années de l’enquête, ma méconnaissance des syndicats était presque totale. Elle m’a permis d’éviter l’écueil dont parlent Florence Weber et Stéphane Beaud de « l’évidence du terrain qui endort la curiosité et trompe le regard trop habitué au monde qui l’entoure » (Beaud et Weber 2008, 9). Au contraire, mes nombreuses lectures, qui parlaient surtout de la féminisation des syndicats dans d’autres contextes et en France en particulier, m’ont permis d’être fortement surprise par les formes prises par le syndicalisme en Suisse et à sa féminisation. Ensuite, la trame des principales analyses a été faite avant mon engagement personnel au syndicat des services publics. Elles ont été discutées, confrontées et complétées dans le cadre des réflexions menées dans la recherche collective, où les autres chercheur×euse×s sont extérieur×e×s aux organisations.

La distance géographique et linguistique qui sépare mon terrain d’enquête de thèse et mon lieu d’engagement syndical les tient à l’écart l’un de l’autre. À l’exception de quelques manifestations nationales ou d’un congrès syndical, il est très rare que je rencontre les syndicalistes bâlois de mon enquête. Au SSP, la décentralisation des activités syndicales et de la réglementation des conditions de travail fait que nous avons peu de contact avec les régions alémaniques. Alors que la tentation était grande d’utiliser parfois des exemples personnels, j’ai établi une frontière claire et refusé strictement d’utiliser des éléments de mon expérience personnelle pour illustrer des analyses dans la thèse1. Toutefois, connaître intimement mon objet de recherche a plutôt été un atout, dans

un contexte où les recherches et analyses sur le syndicalisme en Suisse sont très rares. Mon expérience m’a ainsi permis d’affiner ma compréhension et mes analyses. Cette double position peut générer ici des profits de connaissance dès lors que les effets qu’elle produit sont constamment analysés et si possible neutralisés (Lefebvre 2010, 127).

En tant que chercheuse, je ne peux éviter de « prendre parti ». Les chercheur×euses sont parties prenante du monde social et la question que pose donc Becker est : de quel côté prend-on parti ? (Becker 1967). Ma plus grande difficulté a été d’accepter au fil des années de recherche, de continuer les analyses sociologiques et féministes soulevant des questions critiques face à un milieu syndical encore machiste malgré la place de plus en plus importante des femmes et des revendications féministes dans ces organisations. Toutefois, l’expérience de l’extraordinaire mobilisation de la grève féministe de 2019 et les résistances impressionnantes que nous avons vécues au cœur même des organisations syndicales m’ont en partie réconciliée avec mon sujet de recherche. Ce travail met aussi en lumière le rôle des femmes dans les syndicats, méconnu et peu reconnu. Qu’il dresse des portraits de femmes syndicalistes souvent invisibilisées jusque-là. Nous avons cherché à restituer nos analyses avec humilité, sans grossir les traits des personnes dont nous parlons, et en espérant que ces constats seront accueillis avec bienveillance. Le travail de mise en valeur et d’analyse du travail des femmes syndicalistes est un parti pris assumé dans cette recherche. Si nous analysons toujours la dialectique des rapports sociaux de sexe, et que la thèse s’est construite en analysant des entretiens d’hommes et

1 J’ai transgressé ce principe à trois exceptions très précises : l’ouverture de la thèse, de la première et de

la deuxième partie. Face à l’angoisse de la page blanche et au stress de ne pas savoir comment débuter un travail effectué sur près de neuf ans, j’ai décidé de l’ouvrir à travers cette expérience personnelle et directement liée au sujet de la thèse.

de femmes syndicalistes, nous souhaitons volontairement mettre en avant la parole et l’expérience des femmes syndicalistes.