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Je présenterai ici mes terrains d’enquête et les principaux matériaux récoltés. J’expliciterai dans cette section mon rapport à l’objet, qui a pesé sur les conditions de l’enquête. Selon Florence Weber et Stéphane Beaud, dans une recherche ethnographique, l’enquêtrice ne pouvant se faire oublier, elle ne doit donc pas s’oublier dans l’analyse (Beaud et Weber 2008, 39). Devenue « sujet » de ma recherche, je suis secrétaire syndicale depuis 2016 au Syndicat des services publics, mais dans une autre région. Cette proximité avec l’objet de recherche n’existait pas à priori, mais s’est installée progressivement au cours de l’enquête, ce que j’expliciterai dans cette courte socio- analyse.

La féminisation du syndicalisme était pour moi un sujet méconnu. Mon grand- père maternel, ouvrier puis chef d’équipe dans une usine métallurgique du canton de Schaffhouse, a toujours été membre de la FTMH. Je l’apprends durant ma recherche en découvrant chez lui un grand pot en cuivre reçu à l’occasion du jubilé de ses 30 ans d’adhésion. Le sujet du syndicat reste éloigné des discussions familiales. Germanophone, ma mère ne connaissait d’ailleurs pas le mot « syndicat » en allemand lorsque je lui demandais comment traduire ce mot au moment de traduire le questionnaire de l’enquête SynEga.

Comme beaucoup d’autres syndicalistes que j’ai rencontrés sur le terrain, je suis la première de la famille à accéder à des études universitaires1. Venant tous deux de

milieux modestes2, mes deux parents ont terminé l’école obligatoire en voie

prégymnasiale3. Ce diplôme ouvrait la possibilité de continuer des études au lycée, mais

tous deux ont immédiatement commencé à travailler après l’école. Ils débutent des apprentissages, comme la plupart des enfants issus de classes populaires à cette époque. Apprentissage d’employé de commerce pour mon père, qui depuis travaille dans une banque, et de cuisinière pour ma mère, qui quittera son emploi rémunéré au moment de ma naissance et qui m’élève, avec mes deux petites sœurs, avec beaucoup d’engagement et de dévouement. La situation financière de mes parents s’améliore rapidement au fil des années et leur position sociale avec (ils deviennent même propriétaire d’une petite maison mitoyenne4). Leur parcours en prégymnasiale à l’école, dont ils me parlent, et le fait que

j’associe depuis l’enfance le milieu bancaire à « la richesse », me donne l’impression depuis toujours de venir d’un milieu social plus aisé qu’en réalité. Mon parcours scolaire se passe assez aisément et j’entre facilement à l’Université. Ces caractéristiques sont importantes, car elles marquent ma forte proximité sociologique avec de nombreux secrétaires syndicaux×ales d’Unia durant l’enquête, j’y reviendrai.

L’entrée à l’Université de Lausanne rime avec la découverte d’un univers inconnu. J’ai l’impression en première année de flotter sur un nuage sans réellement saisir tout ce qu’il se passe ; les cours sont difficiles à tel point que je dois même chercher de nombreux mots dans le dictionnaire pour suivre. J’avais choisi de faire un bachelor en Science politique suite à l’intérêt suscité par un cours sur le système politique suisse au lycée et à ma participation à une simulation parlementaire, « le Parlement des jeunes ». Je vis certains cours comme de véritables révélations, en particulier celui de « sociologie

1 Y compris parmi toutes mes cousines et cousins qui font des apprentissages.

2 Outre mon grand-père déjà mentionné, ma grand-mère maternelle est maraichère, travaille à la vigne et

élève quatre enfants. Mon grand-père paternel est secrétaire dans une entreprise viticole et ma grand-mère, immigrée italienne originaire de la campagne napolitaine. A son arrivée en Suisse à l’âge de 18 ans, elle travaille plusieurs années dans une ferme, puis trouve un travail comme serveuse, avant de faire pendant longtemps des ménages pour des particuliers. Elle parle souvent des conditions de vie très dures à son arrivée en Suisse et des difficultés financières tout au long de sa vie pour élever les trois enfants. Mes grands-parents maternels vivent à la campagne. La famille habite une ancienne ferme, dont une petite partie est habitable et qu’ils acquièrent avec un prêt. Un petit terrain agricole existe autour et ils ont toujours cultivé des arbres fruitiers, des légumes, des pommes de terre et élevé un temps des lapins. Les conditions de vie à la campagne sont toutefois modestes. Ma mère, née en 1962, me raconte avoir grandi durant une partie de son enfance, sans eau chaude courante, ni chauffage dans les pièces et se souvenir de l’installation d’une salle de bain et de toilettes seulement durant son adolescence.

3 La voie prégymnasiale est celle qui permet d’aller au « gymnase » qui est le lycée en Suisse. 4 Achetée avec leurs économies, un bout du fonds de retraite de mon père et un prêt à la banque.

politique, les fondements de la domination ». Lors des grillades de voisinage cette année- là, j’explique fièrement ce qu’est la « reproduction sociale ». Comme d’autres syndicalistes le racontent, le suivi d’un cursus universitaire en sciences humaines marque une prise de conscience de sa propre position sociale et des mécanismes sociaux de domination, qui entrent en écho avec l’expérience de l’inégalité face à des camarades de classe souvent plus aisé×e×s. Le cours d’introduction en études genre aura le même effet révélateur et marquant sur moi. Il alimente un sentiment d’injustice face à la domination masculine et aux violences psychologiques et physiques exercées à mon égard par mon ex-partenaire durant ces années d’étude.

Ma méconnaissance de l’univers académique1 est palliée par mon engagement

estudiantin, qui débute dès la première année et me rend intelligible l’organisation de la structure académique et de son fonctionnement. Tout au long de mes études, je passe peu de temps à réviser, beaucoup de temps à militer au sein des associations estudiantines. C’est de manière paradoxale les conflits avec le corps professoral et le décanat, qui me rapproche de plusieurs chercheuses et chercheurs dont l’une m’embauche comme assistante-étudiante. Après avoir travaillé en parallèle2 à mes études depuis la fin du

collège, en particulier dans un magasin d’habits où ma mère est engagée par la suite, mon travail d’assistante-étudiante marque un tournant et me donne envie de faire une thèse.

Souhaitant initialement travailler sur l’engagement local dans les partis politiques3, la trop grande proximité avec l’objet me pousse à rediriger mes

questionnements sur le syndicalisme. Un projet de recherche est lancé dans l’institut et la perspective de travailler dans un groupe de recherche me ravit. Associée dès le départ au dépôt du projet auprès du FNRS, c’est par ce biais que je me familiarise à l’univers syndical. J’effectue mon mémoire de master sur un syndicat à Bâle4 avant même que le

projet n’obtienne son financement. C’est durant cette enquête de terrain de Master en 2010 que je découvre pour la première fois ce qu’est concrètement un syndicat.

1 Je ne savais pas ce qu’était un doctorat, ni même que cela existait.

2 Mes parents ont toujours payé mes frais d’études et mon assurance maladie. J’étais autonomes pour tout

le reste. N’habitant presque plus au domicile parental après quelques mois d’études mais dans la collocation de mon ex-compagnon, j’assumais tous les autres frais d’habitation et de vie. Je travaillais à 30% durant les périodes de cours et à temps plein durant toutes les vacances universitaires. Ce rythme de vie soutenu, entre travail rémunéré, études et militantisme, sans véritable période de vacances durant ces années, était une bonne préparation au travail syndical qui nécessite une certaine endurance physique et psychologique.

3 J’étais à ce moment élue communale dans mon village et intéressée à comprendre les logiques locales

d’adhésion aux partis politiques, qui suivaient peu les clivages idéologiques des partis.

L’obtention du financement du projet et mon embauche marquent la poursuite de mon enquête à Bâle. Je pars sur ce terrain de recherche sans sujet figé. Entre 2011 et 2015, je continue à découvrir l’univers syndical par la recherche, mais également par un autre biais : celui de mon engagement militant à Lausanne dans une association féministe très proche des milieux politiques de gauche et des syndicats. L’association Feminista !, dans laquelle je m’investis beaucoup, mène des campagnes conjointes avec des syndicalistes notamment dans une campagne de votation contre le retrait de l’avortement des prestations remboursées par les assurances maladies. Je participe également plusieurs années d’affilée à l’organisation du 8 mars, dont la coordination est essentiellement composée de femmes syndicalistes et féministes de la région. Mon quotidien militant est de plus en plus partagé avec des femmes syndicalistes avec qui je tisse des liens, y compris d’amitié. Mon activité associative à l’université se poursuit dans l’association du « corps intermédiaire »1 dont l’un des membres est un militant engagé au syndicat des

services publics, organisation avec laquelle je mène plusieurs batailles syndicales durant mes années d’assistanat.

L’enquête de terrain menée dans l’espace syndical bâlois a donné lieu à la récolte de données très inégales pour des raisons liées tant à la temporalité de la recherche qu’à l’accès inégal aux terrains. Les éléments retracés jusque-là permettront de saisir dans ce qui suit, comment mon rapport au terrain intervient de manière différenciée selon les syndicats. Nous verrons ce que les conditions d’enquête disent des syndicats et présenterons les terrains et les données que nous avons concrètement à disposition pour mener nos analyses.