5.1 Langa : un premier modèle
5.1.3 Urbanisation et strati fi cation sociale
Langa est donc le plus ancien des townships noirs existant au Cap. Cette
ca-ractéristique, ajoutée à la profusion des études historiques dont il a été l’objet,
permet d’étudier en détail la façon dont une identité urbaine noire s’est formée au
Cap, et comment les clivages sociaux se sont peu à peu adaptés au milieu urbain.
Bien entendu, l’évolution entre ces formes de sociabilité n’est pas linéaire ou
irré-versible : plusieurs réseaux différents coexistent dans le temps ou pour un même
individu. Simplement, la forme dominante évolue selon la période et les
popula-tions considérées. Elles n’ont été séparées ici que pour la clarté de la discussion.
La mémoire tribale
Les premières formes d’identité locale à Langa apparaissent selon des clivages
tribaux. En effet, les principales fêtes populaires, des années 1940 à la fin des
années 1950, commémorent desfigures ou des événements qui, loin de rassembler
l’ensemble de la population du township, mettent en avant ses divisions.
La première est la fête annuelle mfengu dite aussiFingo Celebration(Kondlo,
1990 [78] ; Musemwa, 1993 [102]). La mise en place de la Mfengu Memorial
Associationen février 1943 et de la fête qui suivit le 14 mai de la même année
† † † † † Old Flats Main Barracks
Langa High School Police Clinique Administration Gare Zone industrielle d'Epping Pinelands Centrale thermique Vers Cape Town N2 N7
Hostels Bâtiments publics
Écoles
Camps de squatters Églises Township formel
© M. Houssay-Holzschuch, 1997
N
0 200 400 m
Carte 5.2 – Langa aujourd’hui.
Source : photo aérienne, campagne de mai 1996, Surveyor General.
journée commémorait « l’émancipation » des Mfengu de la tutelle xhosa (cf.
cha-pitre 4.1.2, page 88).
Le 14 mai 1835, les Mfengu avaient prêté serment, en tant que nation, de :
– se convertir au christianisme et suivre ses enseignements ;
– être loyaux au roi d’Angleterre ;
– donner une éducation occidentale à leurs enfants.
Alors que les guerres de frontières étaient loin d’être terminées, un tel serment
a été perçu par les Xhosa comme une trahison, sentiment renforcé par le fait que
des Mfengu sesont enrôlés dans l’armée coloniale. Pour les Xhosa, commémorer
ce serment est commémorer à la fois une trahison et la victoire des colonisateurs.
Cela bien sûr ne peut être accepté et a été source de nombreuses tensions à Langa.
Mais les autorités—blanches—donnent leur permission,fidèles en cela à leur
stra-tégie de diviser pour régner.
C’est en réaction à cette célébration mfengu que la fête annuelle de Ntsikana
fut organisée par les Xhosa. Ntsikana (Peires, 1981 [105, p. 72 sq.]) est un des
premiers notables xhosa converti au christianisme. Après une vision religieuse,
il prêche la soumission devant Dieu et la conversion au christianisme dans un
0 10000 20000 30000 40000 50000 60000 70000 80000 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000
{
Recensements Statistiques non fiablesF
IG. 5.2 – Évolution de la population de Langa, de 1927 à nos jours.
Source : 1927-1996 : Medical Officer of Health, City of Cape Town ; les chiffres des recensements
de 1970, 1980, 1985 et 1991 ont été ajoutés à titre indicatif.
contexte de crise nationale aiguë : son influence date du début du
XIXesiècle. Il est
considéré par les chrétiens xhosa comme leur saint patron national.
Il est intéressant de constater que cette réponse à une célébration tribale est
plus complexe. Certes, elle commémore unefigure nationale, mais dont le
mes-sage dépasse les seuls Xhosa. De plus, les festivités sont suivies par la classe
moyenne urbanisée (Wilson et Mafeje, 1963 [151, p. 35]).
Enfin, les Sotho de Langa célébraientMoshweshwe Dayle 12 mai en mémoire
de leur chef Moshesh, fondateur de la nation basotho et de l’actuel Lesotho.
Progressivement, ces célébrations ont perdu leur caractère tribal : les Mfengu
ont dans un premier temps accepté d’inclure leNkosi sikelel’ iAfrika
9. Dans les
années 1950, les fêtes de Ntsikana perdent ce qu’elles avaient pu avoir de tribal
pour insister sur la cohésion de l’ensemble de la communauté. Malgré ces
chan-gements, elles disparaîtront petit à petit à lafin des années 1950, sous la pression
du politique : les activistes de l’ANC notamment lutteront avec succès contre ce
qui peut diviser et « tribaliser » Langa au détriment de revendications politiques
9Cet hymne, « Dieu bénisse l’Afrique », d’abord hymne nationaliste africain adopté par de
nombreux mouvements de libération dont l’ANC, forme aujourd’hui une partie de l’hymne natio-nal sud-africain.
modernes.
Les « pays »
D’autres formes de sociabilité aident les habitants de Langa à faire la transition
entre milieu rural et milieu urbain. Elles concernent en particulier les travailleurs
migrants des hostels: des petits groupes de « pays »
10accueillent les nouveaux
arrivants.
Ce phénomène a été décrit pour la première fois par Mayer (1961 [97]) pour
les townships d’East London. Il étudie la façon dont les deux grandes catégories
de Xhosa, lesRedet lesSchool, réagissent à l’urbanisation en formant notamment
des groupes de pays.
Pour mieux comprendre ces formes de sociabilité, il est nécessaire de rappeler
les fondements de la différenciation entre les deux groupes. Elle est décrite ainsi
par un informateur School de Mayer :
« La différence entre un homme Red et moi-même est que je porte
des vêtements comme ceux des Blancs, aussi chers que je peux, alors
qu’il se contente de vieux vêtements et qu’il laisse sa femme aller
en robe de peau. Après m’être lavé, je me mets de la vaseline sur le
visage : il utilise de l’ocre rouge pour se faire beau. Il est illettré alors
que je peux lire et écrire. Je veux éduquer mes enfants, mais lui veut
seulement circoncire sesfils pour pouvoir trouver une bru. Un homme
Red va aux sacrifices, moi à l’église. Je prie pour la rémission de mes
péchés lorsque je suis malade. Il ne sait rien des péchés et va voir
un devin pour sa maladie. J’ai été baptisé, on a fait un sacrifice à sa
naissance. Je ne dois utiliser aucun mot qui soit obscène, mais lui
utilise de tels mots, même en présence de ses aînés, sans crainte et
sans qu’on le lui reproche. » [97, p. 21]
Les différences sont donc critiques dans quatre domaines : l’habillement,
l’éducation, les manières et surtout la religion. Pour les Red, sacrifices et
divi-nation font partie de la vie quotidienne : le culte des ancêtres, célébré au niveau
domestique, a survécu à lafin de la structure politique traditionnelle et à la
trans-formation des chefs en agents du gouvernement. Les School quant à eux sont
christianisés et relativement occidentalisés. Cette grande division de la société
xhosa apparaît donc dès la seconde génération suivant l’arrivée des missionnaires,
soit au dernier tiers du siècle dernier. Elle est la conséquence d’un choix politique :
échapper à l’oppression des Blancs est pour les Red, en être indépendants ; pour
les School, être égaux.
10J’utilise l’ancien mot populaire français « pays » pour traduire l’anglaishome-boyet le xhosa
amakhaya, selon l’acception du Littré : « Celui qui est du même pays, du même canton. Au fém., payse ».