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Le quartier : espace dangereux, espace organisé

6.3 L’espace noir

6.3.2 Le quartier : espace dangereux, espace organisé

Les quartiers noirs ont longtemps été pour les Blancs zone interdite, pour

plu-sieurs raisons : l’accès en était tout d’abord réglementé par la police et un Blanc

avait besoin d’une autorisation officielle pour y pénétrer. D’autre part, la résistance

des Noirs des années 1980 avait pour but de rendre les townships ingouvernables

(cf.chapitre 2.3, page 48). En conséquence, les townships sont largement vus de

loin et de manière indifférenciée par ceux qui n’y résident pas. Cette perception

des no-go areas existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus basée sur le

politique. La violence et la criminalité sont les principales raisons avancées pour

la permanence de cette géographie de la distance. À l’échelle de la ville blanche,

les townships n’ont pas encore gagné le droit à l’existence.

Une étude des représentations spatiales de la population blanche du Cap

fe-rait apparaître une ville mutilée, amputée de la majorité de ses habitants et de

son espace. Cette face cachée de la ville est inconnue : la toponymie est ignorée,

les routes n’existent pas. L’ampleur numérique de la population noire fait

l’ob-jet d’une série de fantasmes : Khayelitsha aurait deux millions d’habitants ; des

milliers de nouveaux arrivants en provenance du Transkei s’installeraient chaque

mois dans la Péninsule. . .

Plus qu’ignoré, l’espace noir est nié. Une géographie de la distance et une

géographie de la peur informent toujours la perception blanche

15

.

À cette négation de leur espace, les Noirs sud-africains avaient répondu dans

les années 1980 en organisant les townships en « zones libérées ». Le principal

15Voir à ce sujet Salazar,L’intrigue raciale, 1989 [114] ; Houssay-Holzschuch, Mythologies

élément de cette organisation a été la mise en place decivics, contrôlant l’espace

et même le redessinant.

Cette perversion de l’espace a pris différentes formes. Par exemple, les lieux

de réunion dans les townships ont souvent été utilisés à desfins politiques. Ainsi,

l’église catholique de Saint Gabriel, à Gugulethu accueillait des réunions de la

section locale de l’ANC dans les années 1980, sous couvert de réunion de tricot. . .

À Mamelodi, le principal township de Pretoria, les comradesliés à l’ANC sont

allés plus loin dans cette appropriation politique de l’espace (Jaffee, 1986 [68]) :

pour prouver leur efficacité vis-à-vis des autorités et changer la vie des townships,

ils ont remplacé les terrains vagues envahis d’ordures (public open spaces) par des

« parcs du Peuple » :

« C’est avec fierté et exaltation que les comrades montrent les

parcs et jardins de rocaille qu’ils ont construits avec des vieux pneus

peints, du bois et des pierres. Ces structures occupent presque tous

les espaces libres du township et entourent parfois un panneau ou une

pierre peints du nom d’Oliver Tambo ou de Mandela Park. D’autres

portent des slogans, comme "Kutlwano ke Matla" (L’unité, c’est la

force) ou "Espérez".

Les nombreux essieux de véhicules surmontés de rondins pointés

vers l’horizon, comme prêts à faire feu, sont des symboles plus

frap-pants. Ils se dressent comme des canons à chaque coin de rue. "Si les

casspirs [véhicules blindés] les renversent, nous les reconstruisons le

soir même" dit l’un de ces jeunes hommes. . . » [68, p. 5]

Aujourd’hui, l’organisation des townships est bien moins marquée. Dans les

townships formels les plus anciens comme Langa, lescivicssont plus un mythe

qu’autre chose (Bähre, 1996 [7]). Ou alors, comme à Gugulethu, ils ont repris

la forme de comités de rue (street committees) chargés de régler les problèmes

locaux, d’arbitrer les disputes ou faisant office de relais pour les autorités locales.

C’est dans les quartiers récents, camps de squatters et sites viabilisés que cette

structure est la plus vivante et la plus active. Là, l’espace est soigneusement divisé

en rues, chacune ayant son comité. Il se réunit une fois par semaine et envoie des

délégués pour former le comité exécutif du quartier

16

.

La perception des lieux par les habitants, telle qu’elle apparaît sur les cartes

mentales, relève d’une problématique différente. En effet, aucune structure

poli-tique n’apparaît (cf.figures 6.3, 6.4 et 6.5)

17

.

Les cartes mentales dessinées sont quasimenttoutessur le même modèle. Des

cinq éléments de la typologie de Lynch [87], un est prédominant, lesnodes. Les

16Interview avec Martha Vena, Membre du Comité exécutif de Lower Crossroads, le 17 mars

1997.

N Y 5 R o m a n C h u rch GUGULETHU NY 103 NY 3 NY 78 NY 1 Day Hospitaal K.T.C. Bazaar Graveyard

Eyona Shopping Centre

FIG. 6.3 – Carte mentale de Gugulethu.

Source : questionnaire G5/2, Gugulethu, 28 août 1996. Cette employée de maison de 46 ans a

indiqué sa maison par une croix. La « Roman Church » est l’église catholique de Saint Gabriel (cf.

chapitre 7.2, page 212).

autres sont quasi inexistants. On dessine sa maison, parfois sa rue. Dans l’espace

non organisé autour, sans chemin ni rue pour y mener, on inscrit les magasins,

cliniques, commissariats et écoles. Ce choix surprenant est confirmé par l’étude

faite dans les années 1980 par Pamela Reynolds sur les enfants de Crossroads :

« À Crossroads, les nodes étaient aussi importants pour les

en-fants que Lynch l’a suggéré pour les habitants des villes. Ce sont des

endroits où les gens se rassemblent : les fontaines publiques (. . .) ; les

magasins ; les écoles ; les crèches ; les cliniques et les échoppes des

marchands ambulants. » [112, p. 97]

De même, elle note l’absence d’intérêt pour des éléments extérieurs, points

de repère (landmarks) ou frontières (boundaries) (Reynolds, 1989 [112, p. 100]),

malgré l’aspect frappant de certains d’entre eux : la Montagne de la Table, Devil’s

Peak ou False Bay. Elle a cependant obtenu des « chemins » (paths) ; cela tient

sans doute à sa méthode de travail : pour parvenir à obtenir des données aussi

complexes de la part d’enfants de 7 ans, elle leur demande de la guider de leur

maison aux endroits qu’ils fréquentent.

My Home School

Church

FIG. 6.4 – Carte mentale de Lower Crossroads.

Source : questionnaire 6/5 (Nt.), Lower Crossroads, 31 mai 1997. Cet homme de 40 ans, comme beaucoup d’autres habitants du camp de Lower Crossroads, n’a indiqué que peu d’éléments : sa maison, l’école et une église (parfois remplacée dans d’autres questionnaires par le dispensaire). Pas de chemins, pas de points de repères : le paysage bâti est monotone.

L’absence quasi totale deboundariescomme deboroughsest sans doute liée à

la perception du township comme zone indifférenciée et relativement homogène.

Cela est confirmé par deux faits : d’une part, l’absence de boundaries est

par-ticulièrement frappante dans les cartes dessinées par les habitants de Langa ou

de Gugulethu. Ces townships sont de petite taille et nettement séparés des zones

voisines avec lesquelles les habitants entretiennent peu de relations. D’autre part,

lorsque les personnes interviewées habitaient près d’une limite claire, elle

appa-raissait. Ainsi, à Gugulethu, les résidents proches du camp de squatters de KTC

ou de la voie de chemin de fer ajoutaient cet élément sur leur carte mentale.

L’absence depathsest plus surprenante. On ne peut écarter l’hypothèse d’un

problème conceptuel, même si ce phénomène s’est répété tout au long des

en-quêtes et quelle que soit la traductrice. On peut néanmoins formuler une

hypo-thèse explicative à la lumière des analyses précédentes. L’espace des quartiers

noirs n’existe sans doute que comme projection des relations et des réseaux

so-ciaux. Pour exister dans les représentations, l’espace doit être social. L’absence de

rues et de chemins sur les cartes mentales pourrait alors être expliquée s’ils ne

cor-respondent pas à cette définition et sont simplement utilisés pour aller d’un endroit

à un autre. Cette hypothèse est moins étonnante lorsqu’on songe à ce qui a pris

place dans de tels lieux. Les rues ont été jusqu’en 1994 le théâtre des violences

politiques. Manifestations, barricades, patrouilles de l’armée dans des véhicules

blindés étaient des événements quasi quotidiens. La rue était alors un lieu hostile

et dangereux, que l’on traversait en courant pour atteindre la relative sécurité d’un

« lieu social ». Même si depuis, la violence politique a quasiment disparu des

townships du Cap, une autre forme y existe toujours : la violence criminelle. Elle

est concentrée sur les axes principaux, là où il y a pour lestsotsisle plus d’argent

à faire et le plus de femmes à violer.

Railw ay to Philippi Mandalay Station Nolungile Station Site C Nonkqubela St.

Khayelitsha St. Sanlam Centre

Police Station Post Office

Bakery

Phone

Hospital

FIG. 6.5 – Carte mentale de Khayelitsha.

Source : questionnaire K17H8/4, Harare, 30 septembre 1996. La structure du township, bâti autour du chemin de fer, est clairement visible, ainsi que les quelques infrastructures existantes. La carte est orientée selon les perceptions de cet habitant de 24 ans de Harare : le sud-sud-est (Harare) est à gauche.