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6.2 Les lieux publics : deux cultures

6.2.2 Les espaces de la solidarité

Le second espace social existant dans les townships est un espace de la

soli-darité, constitué par une série d’associations et de relations partageant un certain

nombre de valeurs. Contrairement au shebeen, cet espace est d’abord et avant tout

celui de la classe moyenne.

Les lieux physiques concernés sont moins marquants et moins spécifiques que

le shebeen. Ce sont avant tout des lieux fonctionnels, utilisés pour accueillir des

événements sociaux. Néanmoins, leur choix est représentatif d’un certain nombre

de valeurs. En effet, ces espaces de réunion sont les écoles, les églises et les

com-munity centres.

Les associations formant cet espace de solidarité sont extrêmement diverses.

Manyanos, cercles d’épargne, clubs sportifs, associations culturelles,burial

asso-ciations,civics, coopératives, sont là pour prouver la densité des relations sociales

dans les quartiers noirs, camps de squatters comme townships. À l’opposé des

shebeens et des gangs, ces associations sont principalement féminines. Enfin, si

tout le monde n’appartient pas à ces associations, il est fréquent d’appartenir à

plu-sieurs associations à la fois, avec des buts complémentaires : un cercle d’épargne

« généraliste » (cf. infra), un cercle d’épargne spécialisé comme lesBack to school

ou lesBurial associationset uncivic.

Une étude de cas : les cercles d’épargne

L’exemple des cercles d’épargne peut permettre de comprendre le

fonctionne-ment de la plupart de ces associations

12

.

L’importance des cercles d’épargne dans la vie urbaine sud-africaine est réelle.

Ils sont environ 150 000, regroupant 1,3 million de membres dans les zones

ur-baines et économisant près de 1,6 milliard de rands par an (Bähre, 1996 [7, p. 15]).

12Voir aussi sur ce sujet Bähre,"We organise each other", 1996 [7] ; Kokoali, Umgaleloand the

Ces organisations regroupent en général une douzaine de membres sous un nom

évocateur : Groceries; Back to school; Throw throw ou, en xhosa, Umgalelo;

Masizame, essayons ; ouMasicuncedisane, aidons-nous les uns les autres.

Le but de ces cercles d’épargne est en général exprimé par leur nom : ainsi,

les sommes amassées par les groceriessont en général destinées à acheter de la

nourriture ou de l’équipement ménager. LesBack to schoolpermettent de payer

les différents frais scolaires des enfants : inscription, livres, uniformes.

Ces clubs se réunissent avec régularité, une fois par semaine, tous les quinze

jours ou une fois par mois. À chaque réunion, les membres doivent verser lestick,

leur contribution

13

. Elle varie de quelques dizaines à quelques centaines de rands

et est par la suite déposée sur un compte bancaire. Le processus dure en général

un an et commence au mois de janvier. En décembre, l’argent et ses intérêts sont

soit répartis entre les membres du cercle d’épargne soit, mais plus rarement,

uti-lisés pour acheter de la nourriture en gros qui, elle, sera répartie. Ces fonds sont

utilisés de différentes manières. Par ordre décroissant, on les emploie à acheter de

la nourriture, des vêtements, à payer le loyer, à payer les frais scolaires, à faire

face aux dépenses de santé, à améliorer la maison ou acheter une voiture (Bähre,

1996 [7, p. 26]).

Les relations entre les membres du groupe sont très personnelles. En fait, les

membres des cercles d’épargne se connaissent avant de former un tel club, ce qui

ajoute à la sécurité de l’investissement : il s’agit souvent de parents, de voisins ou

de relations de travail. L’origine géographiquen’est plusun critère, au contraire

de ce qu’avaient trouvé Wilson et Mafeje au début des années 1960 [151]. En fait,

ces cercles d’épargne ne concernent pas les plus pauvres : pour participer et être

accepté comme membre, il faut avoir un revenu régulier. Ceci confirme que ce

type d’associations est typique de la classe moyenne. Les cercles d’épargne ne

sont pas des substituts au lignage traditionnel, offrant aux plus pauvres un réseau

d’entraide. Ils leurs sont inaccessibles et sont déjà à la marge du secteur formel de

l’économie : ainsi, la très grande majorité d’entre eux utilise un compte bancaire

et un chéquier et tient des comptes serrés. Au contraire, une partie de l’argent

ainsi collecté permet aux membres du club de remplir leurs obligations lignagères

dans un contexte urbain moderne : si la plupart des clubs répartissent l’argent en

décembre, c’est pourfinancer le repas de Noël, où l’on doit offrir de la viande à

l’ensemble de la famille élargie.

Mais l’utilisation de cette épargne pour payer l’éducation de ses enfants,

l’équipement électroménager, une voiture ou une pièce supplémentaire de la

mai-son montre bien que ces clubs servent à réaliser les aspirations de la classe

13Il est intéressant de noter ce terme, lestick ou bâton étant traditionnellement emblème de

pouvoir. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il est utilisé aujourd’hui dans les églises sionistes (cf.

moyenne. Le déroulement des réunions confirme cette analyse. Tout d’abord, les

relations sociales dans le club sont extrêmement formelles et ritualisées. Cela est

tout aussi vrai dans d’autres associations, comme lesstreet committeesou les

ma-nyanos. On s’adresse à « Madame la Présidente », « Madame la vice-présidente »,

ou « Madame la Trésorière ». On ne peut parler sans avoir formellement requis

la parole, et sans se l’être fait accorder tout aussi formellement, sous peine d’une

amende versée à l’épargne commune. On ne parle que debout. Enfin, la remise de

la contribution est aussi très solennisée : on appelle chaque personne par son nom

de famille, par ordre alphabétique. La somme remise est proclamée à haute voix,

avant d’être inscrite à la fois sur le grand livre de compte et sur le livret personnel

de la donatrice.

Une bonne partie de ce formalisme est d’ailleurs inscrite dans les statuts de

l’association. Il s’agit peut-être ici d’une autre manifestation de cette faim de

re-connaissance sociale typique des townships et conséquence de l’absence d’autres

opportunités sous l’apartheid. Cela, encore une fois, est caractéristique de la classe

moyenne.

Par ailleurs, ces réunions sont imprégnées de religiosité. Comme pour d’autres

associations, le début et la fin de la réunion sont marqués par des cantiques et

une prière. Ainsi, le social porte l’approbation du divin. Il ne faut cependant pas

négliger l’aspect purement festif de ces manifestations : la réunion est aussi un but

en soi, un lieu où l’on se distrait et les chants sont un loisir traditionnel. Souvent,

les associations ont composé une chanson particulière, célébrant l’unité du groupe

et ses œuvres. Elle est également chantée lors des réunions. Dans certains clubs,

l’argent n’est pas divisé à lafin de l’année mais attribué à un seul membre—les

autres recevant leur dû au cours des années suivantes. Dans ce cas, la remise de

l’argent à l’heureux bénéficiaire est accompagnée de prières et de « God bless

you ». Tout au long de la réunion, on appelle la protection divine sur le club et sur

ses membres—« so that the thing doesn’tflop » (Bähre, 1996 [7]).

Occidentalisation, ou urbanité à l’africaine ?

Cet exemple permet de montrer à quel point l’espace de la solidarité est

construit autour de valeurs communes : éducation, épargne, respect des

obli-gations familiales, religion, mais aussi autour de la notion de communauté

(community). Il fonctionne dans un cadre de référence apparemment fortement

occidentalisé. Pourtant, cet espace de la solidarité est perçu comme

essen-tiellement africain par les gens qui l’habitent. Deux critères, liés, sont

avan-cés : dans un premier temps, l’importance accordée à la communauté. Le

concept—protéiforme—d’ubuntuest invoqué. La solidarité est perçue comme

es-sentiellement africaine et l’on fait référence au système traditionnel des

obliga-tions réciproques : chacun devait apporter une aidefinancière ou matérielle aux

personnes dans le besoin. La prolifération des associations et des formes

d’en-traide dans les quartiers noirs est expliquée avec cette référence. Aujourd’hui,

l’ubuntuest utilisé de façon très large et variée, voire abusive : philosophie

per-mettant une démocratie à l’africaine, mode de vie, concept nécessaire au succès

de l’industrie sud-africaine du tourisme, il désigne tout ce qui donne priorité aux

relations humaines (people-driven).

Le second critère est l’importance de la religion. La traditionnelle sacralisation

du quotidien et de l’ensemble des activités humaines est très largement présente.

Dans une certaine mesure, la prolifération des associations est aussi une réponse à

un certain échec des églises constituées : elles ne permettent pas de maintenir des

relations sacramentelles avec l’ordre des choses (Kokoali, 1987 [77]).

Dans une certaine mesure, ces associations sont peut-être en train de mettre

au point une façon de vivre la ville à l’africaine. L’intégration de nombreux

élé-ments occidentaux peut, paradoxalement, leur permettre de pervertir le modèle

urbain sud-africain de façon plus efficace que la subculture des shebeens et des

gangs. Les shebeens, si leur évolution se confirme, peuvent d’ailleurs s’intégrer

relativement facilement dans ce modèle.

Les lieux concernés par l’espace de la solidarité sont avant tout des lieux

fonc-tionnels : ils sont utilisés à cause de leur adaptation aux besoins des réunions.

Community centres, salles de classe, églises et salles paroissiales ont été construits

dans ce but. Nous voyons là apparaître une des principales caractéristiques de la

géographie culturelle des townships : la monotonie du bâti et le manque

d’infra-structures ont engendré un paysage fonctionnel. L’espace est polarisé par le social,

existe par et pour le social, lui-même extrêmement dense. La symbolique des lieux

n’est pas—ou pas encore—inscrite dans l’espace physique, dans la façon de bâtir

ou dans l’organisation spatiale. En bref, et même pour les églises, le township n’a

pas de géographie sacrée qui soit perceptible à l’œil.

C’est l’espace du social qui a été utilisé comme le principal moyen pour

per-vertir l’urbanisme de contrôle. Cela est moins visible, moins dangereux qu’une

résistance inscrite dans l’espace physique. Néanmoins, dans le township, l’espace

physique de la répression a été remplacé par l’espace social de la solidarité. Pour

utiliser la terminologie de Lynch [87], la « zone » indifférenciée vue par les forces

de l’ordre a été remplacée par une série de réseaux sociaux et de points de repère

(nodes) importants dans la vie sociale. C’est d’ailleurs ce qui transparaît des cartes

mentales dessinées par les résidents (cf.figures 6.3, 6.4 et 6.5).

L’identité des townships est avant tout sociale, formée au sein de ces

nom-breuses associations, sans doute réponse à la négation des identités individuelles

engendrée par l’apartheid. Enfin, elle est largement à l’origine de la force des

iden-tités locales et de l’attachement des résidents à un lieu humanisé en profondeur.