2.2 La résistance des Noirs
2.3.2 L’insurrection
C’est donc dans ce contexte extrêmement volatile que l’insurrection
com-mence. Ce sont les quelques concessions cosmétiques accordées par P. W. Botha
qui vont déclencher la révolte : la réforme de l’éducation, la construction de
lo-gements, l’accès des Noirs à des emplois qualifiés ne sont que des améliorations
12Sur l’histoire de la COSATU, voirThe Shopsteward, vol. 4, no6, décembre 1995. Ce numéro
anniversaire, intituléTen Years of Worker’s Unity and Strugglepeut également être consulté sur le
matérielles.
Le domaine du politique reste fermé ou, pire, moqué. Les lois Koornhof, du
nom du ministre de la Coopération et du Développement
13, mettent en place des
conseils municipaux noirs, lesBlack Local Authorities(BLA), chargés des affaires
des townships. Mais ces conseils ne sont ni légitimes ni populaires : les
organi-sations anti-apartheid ayant appelé au boycott des élections, les BLA sont élus
par une fraction infime de la population. Dans l’East Rand, 20 % seulement des
inscrits ont voté ; à Soweto, 5 %. De plus, les BLA ne sont pas indépendants : le
ministre pouvant en nommer ou renvoyer les membres à volonté, ils suivent ses
directives. Enfin, et c’est le principal grief de la population, ils doivent êtrefi
nan-cièrement autosuffisants : pour cela, ils augmentent dramatiquement les loyers et
en profitent pour s’enrichir.
L’insurrection commence sur l’East Rand, dans les townships de Sharpeville,
Bophalong, Sebokeng et Evaton : c’est là que les loyers sont les plus élevés. La
foule s’attaque surtout aux conseillers des BLA, brûlés vifs par le supplice du
collier
14. Grâce à la répression policière et au mécontentement général,
l’insur-rection s’étend rapidement dans tout le pays : Soweto, les camps de squatters de
Cape Town autour de Crossroads, les townships du Cap oriental, Inanda et Umlazi
à Durban et même les townships des petites villes sont enflammes. La présence
fédératrice de l’UDF fait que, pour la première fois dans l’histoire du pays,
l’en-semble de la population noire prend parti contre le gouvernement : anciens
acti-vistes de l’ANC, leaders des émeutes de 1976, syndicats, étudiants, églises,
mou-vement de la Conscience noire (Black Consciousness) et même quelques Blancs
participent à la révolte. Elle durera trois ans, fera plus de 3 000 morts. Plus de
30 000 personnes seront arrêtées, l’armée sera mobilisée et P. W. Botha devra
im-poser l’état d’urgence (Sparks, 1990 [127, p. 328sq.]).
Pendant ces trois ans, les townships vont fonctionner comme des zones
libé-rées malgré la poursuite du conflit. Les Black Local Authorities, premières
vic-times de la violence, seront remplacés par des associations locales, lescivics, qui
prendront en charge la gestion municipale. L’arbitrage des conflits et le système
judiciaire seront assurés par des cours de justice populaire, lespeople’s courts
15.
Pour la première fois aussi, l’armée et la police sont confrontées à une guérilla
urbaine organisée, menée par lescomrades, comme en février 1985 à Crossroads
et Alexandra. En même temps, une certaine terreur s’abat sur les townships pris
entre la répression policière et le zèle révolutionnaire descomrades.
13Nouveau nom duNative Affairs Department.
14Le supplice du collier ounecklacingconsiste à enfiler autour du cou de la victime un pneu
empli d’essence et à y mettre le feu. Il est caractéristique de cette période.
15Pour plus de détails sur lescivicset l’organisation des townships à lafin des années 1980, voir
les travaux de Scharf W. [16, 119] ; Bähre E., 1996 [7] ; Cole J., 1986 [24] ; Jaffee G., 1986 [68] ;
La réaction gouvernementale varie. La police se rend responsable de
mas-sacres, comme le 21 mars 1985 à Langa, près de Uitenhage, où elle tire sans
raison sur une foule se rendant à un enterrement, faisant vingt morts et vingt-sept
blessés. Mais pendant les premiers mois de l’insurrection, la répression reste
mo-dérée, pour ne pas aliéner l’Occident de Reagan, Thatcher et Kohl, avec lequel
Botha espère créer des liens (Sparks, 1990 [127, p. 349]). L’état d’urgence ne sera
déclaré qu’au mois de juillet et sur une partie du territoire seulement.
Le gouvernement durcira sa position en août, après l’échec du « discours du
Rubicon » (Rubicon speech) de P. W. Botha. Le ministre des Affaires étrangères,
Pik Botha, avait promis à l’Occident que ce discours annoncerait des réformes
majeures. Il n’en fut rien, bien au contraire. En conséquence, l’Occident imposa
à l’Afrique du Sud des sanctions économiques et les banques réclamèrent le
paie-ment immédiat de la dette extérieure sud-africaine, dont 67 % était en emprunts à
court terme. C’est la crisefinancière, le rand se déprécie brutalement et le
gouver-nement sud-africain, incapable de payer, décide de geler la dette.
L’insurrection continuant de plus belle, les « sécurocrates » autour de
Ma-gnus Malan prennent les rênes. L’état d’urgence est renforcé—il ne sera supprimé
qu’en 1990 par F. W. de Klerk. Une censure efficace muselle la presse, les
orga-nisations anti-apartheid sont harcelées et interdites. À cette répression sans
pré-cédent s’ajoute une campagne de propagande très bien orchestrée, s’appuyant sur
des programmes massifs de logement et de rénovation urbaine dans plus de 200
townships.
Sur le terrain, deux stratégies se complètent. Tout d’abord, le gouvernement
cherche à diviser pour régner : il exploite, encourage, voire provoque des conflits
internes. Présentés ensuite commeblack on black violence, ils permettent au
gou-vernement de montrer l’immaturité politique des Noirs et leur tendance à la
vio-lence
16. Ainsi, l’UDF et l’AZAPO (mouvement de la Conscience noire)
s’af-frontent à Soweto et dans le Cap oriental, l’UDF et Inkatha, le mouvement zoulou
du chef Buthelezi, au Natal. La seconde stratégie est celle de la tache d’huile : il
s’agit de prendre le contrôle d’une zone qui servira de base à la reconquête des
quartiers avoisinants : Crossroads au Cap, Atteridgeville à Pretoria ou les
town-ships de Port Elisabeth et Uitenhage seront ainsi utilisés. À Crossroads, les
affron-tements entre leswitdoeke
17, soutenus par la police, et lescomradesde la mi-mai
à la mi-juin 1986 feront quelques 70 000 réfugiés.
À la fin de l’année 1987, l’insurrection est endiguée mais non terminée. La
propagande gouvernementale n’a pas suffit à gagner le soutien des townships. La
résistance noire, quant à elle, reste légitime et bien vivante, mais ne peut renverser
16Cette tactique sera également utilisée au début des années 1990 :cf.Amnesty International,
Afrique du Sud, enquête sur la violence 1990-1992, 1992 [4].
17Ainsi appelés à cause des chiffons blancs qu’ils portaient comme signe de reconnaissance.Cf.