2.2 La résistance des Noirs
2.3.3 Les négociations
C’est alors qu’interviennent un certain nombre de changements, notamment
extérieurs. Laperestroïka de Gorbatchev change la donne géopolitique. Des
ac-cords de paix sont conclus en Namibie et en Angola. Letotal onslaughta vécu.
L’unité des Afrikaners, qui s’était faite dans les années 1970–1980 selon le
prin-cipe de la survie et du combat contre le communisme, est remise en cause.
L’Union soviétique encourage ANC et gouvernement sud-africain à négocier. Dès
1986, Oliver Tambo, conscient de l’impasse, fait la liste des conditions nécessaires
pour que l’ANC accepte de négocier : libération des prisonniers politiques dont
Nelson Mandela, levée de l’interdiction de l’ANC et des autres organisations
po-litiques, abolition de quelques lois-clefs de l’apartheid et autorisation du retour
des exilés. Le gouvernement sud-africain entame des négociations secrètes avec
Mandela, accélérées par le remplacement de P. W. Botha par de Klerk en 1989
(Sparks, 1994 [128]).
En même temps, la société civile évolue vers plus d’intégration raciale :
des « zones grises » où Noirs, Blancs, Métis et Indiens habitent côte à côte
apparaissent dans le centre des grandes villes et notamment à Johannesburg
(Guillaume, 1997 [57]). La mobilité sociale ascendante des Noirs est réelle et
en-couragée par le patronat, qui agit ainsi soit par intérêt, soit à cause de la politique
d’affirmative action
18proposée par l’ANC. Tout cela est renforcé par le nombre
croissant de Noirs ayant une éducation supérieure : à la fin des années 1980, les
non-Européens constituaient 40 % de la population étudiante (Sparks, 1990 [127,
p. 376]). Ces jeunes cadres sont ensuite recrutés par les grandes entreprises et
quittent souvent les townships pour aller habiter dans les banlieues blanches.
C’est dans ce contexte que le nouveau président, F. W. de Klerk, monte à
la tribune parlementaire le 2 février 1990. Après avoir annoncé son intention de
développer les relations extérieures de l’Afrique du Sud, notamment avec les pays
d’Afrique australe, de faire respecter les droits de l’homme et de les inscrire dans
la constitution, de suspendre les exécutions, il annonce des réformes politiques de
grande ampleur. Son discours vaut la peine d’être cité longuement :
« Les décisions qui ont été prises sont les suivantes :
– L’interdiction de l’African National Congress, du Pan
Africa-nist Congress, du South African Communist Partyet d’un
cer-tain nombre d’organisations auxiliaires est levée.
18Cette politique vise à encourager la mobilité sociale des Noirs en leur donnant une préférence
– Les personnes emprisonnées simplement parce qu’elles étaient
membres de l’une de ces organisations ou pour avoir commis
un autre délit qui n’était un délit que parce que l’interdiction
de l’une de ces organisations était en vigueur seront identifiées
et libérées. Les prisonniers condamnés sous d’autres chefs tels
que meurtres, actes de terrorisme ou incendies volontaires ne
sont pas concernés.
– La législation d’urgence concernant les media et l’éducation est
totalement abolie.
– La législation d’urgence sur la sécurité sera amendée afin de
continuer à permettre un contrôle effectif des documents
vi-suels relatifs aux émeutes.
– Les restrictions aux termes de la législation d’urgence
concer-nant 33 organisations sont levées. Ces organisations
com-prennent : le National Education Crisis Committee, le South
African National Students Congress, l’United Democratic
Front, la COSATU,Die Blanke Bevrydingsbeweging van
Suid-Afrika. (...)
– La période de détention aux termes de la législation d’urgence
sur la sécurité sera dorénavant limitée à six mois. Les détenus
obtiennent de plus le droit d’être représentés par un avocat et
soignés par le médecin de leur choix.
(...) Entre autres choses, [l]es objectifs [du gouvernement]
com-prennent une nouvelle constitution démocratique ; le droit de vote
pour tous ; l’absence de domination ; l’égalité de tous devant une
jus-tice indépendante ; la protection des minorités comme des droits
indi-viduels ; la liberté religieuse ; une économie saine basée sur des
prin-cipes économiques sains et l’entreprise privée ; des programmes
dy-namiques pour l’éducation, la santé, le logement et les conditions de
vie de tous.
Concernant tout ceci, M. Nelson Mandela aurait un rôle important
à jouer. Le gouvernement a pris note de ce qu’il s’est déclaré prêt à
contribuer de manière constructive au processus politique pacifique
en Afrique du Sud.
Je tiens à dire clairement que le gouvernement a pris la ferme
décision de libérer sans condition M. Nelson Mandela. »
19Le 11 février 1990, Nelson Rolihlala Mandela était libéré de prison.
En fait, les négociations entre le gouvernement d’apartheid et l’ANC avaient
19L’ensemble du discours de de Klerk est reproduit dans l’ouvrage de Willem de Klerk,FW de
commencé bien avant ce discours historique. Dès 1985, Mandela, conscient de la
détérioration de la situation, avait demandé à rencontrer P. W. Botha. Un séjour du
leader de l’ANC à l’hôpital en 1985 avait permis d’établir des premiers contacts
avec Kobie Coetsee, ministre de la justice et des prisons (Sparks, 1994 [128]).
Par ailleurs, les contacts entre des Sud-Africains blancs et l’ANC en exil se
multiplient : le patronat et les intellectuels sont parmi les premiers, mais on compte
aussi le Broederbond, société secrète afrikaner et tête pensante du Parti national
et les modérés ouverligtes(litt. éclairés) de ce parti.
Après février 1990, le dialogue entre les deux partis prend un tour plus
for-mel. LesMinutes de Groote Schuurde mai 1990 sont un premier pas : il s’agit de
rendre les négociations possibles en libérant les prisonniers politiques, en
facili-tant le retour des exilés—ce qui veut bien souvent dire suspendre ou annuler les
poursuites judiciaires dont ils font l’objet—et en amendant l’état d’urgence. Le 7
août 1990, Mandela annonce au nom de l’ANC la suspension de la lutte armée.
Cependant, le Parti national est encore très loin d’accepter de donner le
pou-voir au parti majoritaire : il n’accepte qu’un partage du poupou-voir (power sharing).
Il voit l’Afrique du Sud comme une nation constituée de minorités : en effet,
chaque tribu noire est à ses yeux une entité ethnique à l’image des Afrikaners et
les droits politiques de chaque minorité en tant que telle doivent être protégés.
Ses propositions politiques reflètent cette vision : il suggère la mise en place de
deux assemblée, l’une élue au suffrage universel et l’autre constituée de délégués
régionaux (en pratique, représentants de la tribu majoritaire dans leur région) et
de représentants des Anglais, Afrikaners et Asiatiques (background groups). Le
gouvernement d’unité nationale serait constitué pour moitié de ministres choisis
selon le même principes, les autres étant nommés par le président. Enfin, ce
der-nier ne serait pas un individu, mais un collège (collegiate chairmanship) devant
atteindre ses décisions à l’unanimité. Tout cela visant à garantir la prééminence
politique des Blancs ne peut bien entendu être accepté par l’ANC.
Un autre conflit d’importance séparant les deux partis porte sur la rédaction
de la nouvelle constitution. Pour l’ANC, elle doit être rédigée par une assemblée
constituante élue au suffrage universel. Pour le Parti national, cette tâche revient
à une assemblée paritaire de délégués de chaque parti politique.
Ces conflits sont résolus par la proposition de l’ANC d’établir des structures
temporaires : un gouvernement d’union nationale sera mis en place après les
élec-tions de 1994 et il faudra attendre les élecélec-tions de 1999 pour sortir de ce système.
Quant aux problèmes constitutionnels, ils sont aussi résolus en deux étapes : une
convention multipartite devra rédiger une constitution temporaire, sous laquelle
les élections auront lieu. Par la suite, une constituante rédigera le texte final, en
accord avec un certain nombre d’obligations (binding principles) inscrites dans le
premier texte.
Africa(CODESA), réunie au World Trade Center de Johannesburgfin décembre
1991. 228 délégués de 19 partis politiques différents, avec la notable exception
du PAC et de Buthelezi
20s’y rencontrent mais, très vite, l’intransigeance du Parti
national fait échouer la réunion.
1992 et 1993 sont des années de négociations difficiles, parfois interrompues,
dans un contexte de violence politique sans précédent. L’aile la plus militante
de l’ANC lance des mouvements de protestation, démonstrations de force ayant
pour but de soutenir les négociateurs et de limiter les compromis. Le conflit entre
l’ANC et l’Inkatha s’aggrave : townships ethostelsdu Witwatersrand s’affrontent,
trains et taxis sont le théâtre de violences. La police sud-africaine prend parti en
faveur de l’IFP (Amnesty International, 1992 [4]). Le 17 juin 1992, 41 personnes
sont massacrées par l’IFP et la police dans le township de Boipatong. L’ANC se
retire des négociations et demande que la régime renonce à sa campagne de
ter-reur. C’est effectivement de cela qu’il s’agit : les assassinats politiques n’ont
ja-mais été aussi nombreux. Dans les années 1980, Une dizaine de personnes par an
étaient tuées pour des motifs politiques ; en 1990, il y a 28 victimes ; en 1991, 60 et
en 1992, 97 (Sparks, 1994 [128, p. 168]). D’anciens policiers comme Dirk
Coet-zee confirment l’implication de la police et l’existence d’une malfaisante third
force.
Malgré d’autres incidents
21, les négociations reprennent pour de bonfin 1992.
La « révolution négociée » à la sud-africaine (Adam et Moopley, 1993 [2]) se
met en place petit à petit. La constitution intérimaire sera adoptée le 18 novembre
1993.
Dans le document
Le Territoire volé, une géographie culturelle des quartiers noirs de Cape Town (Afrique du Sud)
(Page 53-56)