• Aucun résultat trouvé

2.2 La résistance des Noirs

2.2.2 La résistance noire, de 1912 aux années 1980

On peut, à la suite de Tom Lodge, établir la périodisation suivante des

mouve-ments de résistance (Lodge, 1983 [83, p. viii]) :

– Pendant l’entre-deux-guerres, l’ANC est un mouvement de faible ampleur,

soutenant un certain nombre de manifestations—dont le mouvement contre

les passeports intérieurs de 1919—mais profondément réformiste. Pétitions,

délégations, déclarations sont les outils utilisés : on cherche à convaincre.

À côté de l’ANC, le syndicatIndustrial and Commercial Workers’ Union

(ICU) et le parti communiste (Communist Party of South Africa) regroupent

un certain nombre de Noirs.

– Les années 1940 voient une prolétarisation et une industrialisation

crois-santes, ainsi qu’une crise socio-écologique des campagnes. La réponse des

mouvements de résistance traditionnels est hésitante, mais la classe ouvrière

urbaine réagit spontanément aux problèmes immédiats (coût de la

nourri-ture, des transports, crise du logement, faibles salaires). Cette période est

un véritable tournant, la résistance se radicalisant dans le contexte d’une

montée du syndicalisme noir.

– Les années 1950 sont caractérisées par un certain nombre de campagnes

politiques de masse, résultat de la phase précédente de radicalisation.

– Pendant la décennie suivant l’interdiction des partis de résistance en 1960 a

lieu la transformation difficile d’organisations de masse peu structurées en

une élite révolutionnaire clandestine.

– Enfin, des années 1970 à 1983-85, révoltes et répressions se combinent pour

faire glisser la société sud-africaine vers une crise généralisée (cf.page 48).

La radicalisation des années 1940 passe à l’ANC par deux démarches : la

fon-dation en 1944 de la Youth League et le rapprochement avec les communistes.

LaLeague, dirigée par Anton Muziwakhe Lembede, compte Mandela, Sisulu et

Tambo parmi ses membres principaux. Elle souhaite donner au mouvement «

l’es-prit du nationalisme africain » et veut se rapprocher de la résistance populaire (cf.

page 45). À ce titre, elle mettra donc l’accent sur l’importance du leadership

indi-gène et sur l’auto-détermination nationale. Des membres de laYouth League

ac-céderont au bureau national de l’ANC après la guerre. À la même époque, le parti

communiste (CPSA) change de direction politique et professe désormais que la

révolution socialiste doit passer par le combat nationaliste et décolonisateur. Il se

rapproche de l’ANC et plusieurs communistes participent au bureau national.

Devant les premières mesures du gouvernement du Parti national (cf.

ta-bleau 2.1 et page 38), unProgramme of Actionest adopté à Bloemfontein en 1949.

Il préconise une stratégie plus revendicatrice, basée sur la non-violence, la

déso-béissance civile et les démonstrations de force. Cette tactique sera adoptée lors de

laDefiance Campaign de 1952, dont Walter Sisulu est l’idéologue. Pendant des

mois, des milliers de volontaires seront arrêtés pour avoir volontairement et

paci-fiquement transgressé les lois de ségrégation. La campagne sera particulièrement

suivie dans le Cap oriental, et aura pour conséquence durable le renforcement de

l’ANC : Lodge [83, p. 33–66] estime que quelques 100 000 personnes

soutien-dront l’ANC à la suite de laDefiance Campaign.

La consolidation du pouvoir nationaliste aux élections de 1953 va lui permettre

d’accélérer la mise en place de l’apartheid. Pourtant, l’ANC ne lance pas de

cam-pagne majeure ; il faut dire que le harcèlement policier s’ajoute aux difficultés

organisationnelles pour lui rendre la vie difficile : en 1952, 11 des 27 membres

duNational Executive Councilsont « bannis »

7

; à partir de 1953, le procès (

Trea-son Trial) de la majorité des leaders les retire pour de long mois de la vie politique

active. Cependant, l’ANC rédige avec quelques alliés la Charte de la liberté (

Free-dom Charter), qui lui servira de programme dans les décennies suivantes.

Enfin, en 1959, un petit groupe fait sécession de l’ANC pour former le

Pan-Africanist Congress(PAC) autour de Robert Sobukwe : ils contestent en effet le

rôle et l’influence des sympathisants blancs de l’ANC et souhaitent que les Noirs

se libèrent par leurs propres forces.

7Le fait d’être « banni » (banned) implique en général en Afrique du Sud une assignation

à résidence, une interdiction de participer à des réunions, fussent-elles à caractère privé et ne réunissant que deux ou trois personnes ainsi qu’une interdiction de s’exprimer publiquement, par oral comme par écrit.

Mouvements populaires et résistances spontanées

Sans aller jusqu’à vouloir narrer en détail la résistance noire à la mise en place

de l’apartheid, il faut faire une place aux formes de résistance spontanée,

parti-culièrement fréquentes dans la seconde moitié des années 1950. De plus, certains

de ces mouvements sociaux ont été relativement efficaces, plus que les principaux

partis d’opposition.

Une résistance populaire et spontanée a surtout été le fait des townships de

Johannesburg, dont Alexandra est le plus connu. Elle surgit lorsque la vie

quo-tidienne devient trop difficile. Il est vrai que la situation sociale sur le Rand au

lendemain de la Seconde Guerre mondiale est difficile : crise du logement, «

in-vasions » de terres par des squatters, faiblesse des salaires ou hausse des prix,

toutes les conditions sont réunies pour rendre la situation explosive. On estime que

80 % des familles noires de Johannesburg vivent en dessous du seuil de pauvreté

(Lodge, 1983 [83, p. 153 sq.]). Les nouvelles de Can Themba [139] décrivent

cette société à la fois miséreuse et magnifique.

Dans ces circonstances, il n’y a rien d’étonnant à ce que la moindre

aggra-vation de conditions de vie proches de la simple survie déclenche une farouche

résistance. Je n’en prendrai ici qu’un seul exemple

8

.

Le boycott des bus à Alexandra, entre 1955 et 1957,fit suite à une

augmenta-tion des tarifs de la société PUTCO, chargée d’assurer la liaison entre Alexandra

et le centre de Johannesburg. Pendant des mois, les habitants d’Alexandra ont

marché de leur résidence à leur lieu de travail, distants de plus de 10 km.

No-tons que ce mouvement préfigure les difficultés éprouvées par la plupart des Noirs

sud-africains qui, à cause de la géographie de l’apartheid (cf.chapitre 5), doivent

parcourir des dizaines de kilomètres par jour. Ils obtinrent gain de cause, ce qui

eût du inspirer les stratèges de l’ANC selon Tom Lodge :

« Les deux mouvements

9

(...) démontrent la possibilité d’obtenir

par la lutte des progrès matériels immédiats et d’en retirer un

capi-tal politique. Les possibilités qu’offraient de telles luttes furent trop

fréquemment négligées. Pour les chrétiens de l’ANC, la route de la

liberté passait par la croix et le salut, par le martyre : "...nous vous

de-mandons d’être les apôtres qui accompliront la noble et sainte tâche

d’amener le peuple africain dans le royaume de Dieu sur terre". Pour

les révolutionnaires au sein de l’Alliance du Congrès, rien ne valait

l’échec : la nature oppressive du régime devait être exhibée encore et

encore. Dans cette perspective, les héros étaient les vaincus, pas les

vainqueurs. La victoirefinale ne pouvait être atteinte qu’à travers une

8Pour plus de détails sur ces mouvements populaires, se reporter aux études de Lodge,op.

cit.[83, p. 114–200 et 261–294].

succession de défaites. » [83, p. 182]

De Sharpeville à Soweto

En 1960, le PAC et l’ANC préparent chacun des manifestations contre le port

du passeport intérieur. Elles n’ont rien de radical, bien au contraire : pour l’ANC

et son chef Albert Lutuli, profondément chrétien, il faut, par des manifestations

non-violentes, éduquer les Blancs afin qu’ils se rendent compte de leurs erreurs.

Le plan du PAC est de submerger la police par des milliers de volontaires sans

pas-seport intérieur se soumettant volontairement à l’arrestation ; une grève générale

illimitée et une mobilisation soutenue auraient permis d’accéder à l’indépendance,

prévue avec un bel optimisme pour 1963. . . Le jour dit, le 20 mars 1960, la

ma-nifestation prévue par le PAC est très suivie à Langa (Cape Town) et Sharpeville

(Vereeniging). La police, surprise par l’ampleur de la foule et peu habituée à de

telle situations, tire. À Langa, la fusillade fera trois morts ; à Sharpeville, 69 morts

et 180 blessés. Dans les jours suivants, le gouvernement proclame l’état d’urgence,

arrête de nombreux militants et interdit l’ANC et le PAC.

La situation n’avait rien de révolutionnaire pour autant :

« Le rôle de la crise de Sharpeville n’est pas celui d’une occasion

où les conditions politiques et sociales d’une révolution auraient été

présentes et par la suite gâchées. Elle représente plutôt un tournant de

l’histoire du nationalisme africain, où la protestation se durcit enfin en

résistance et où les politiciens africains furent obligés de commencer

à penser en termes de stratégie révolutionnaire. » [83, p. 225]

L’ANC tirera les conséquences de cette répression féroce : la non-violence

est inefficace, et l’opiniâtreté que met le gouvernement à refuser toute discussion

réduit les mouvements de résistance à l’utilisation de tactiques violentes. Sur

pro-position de Mandela,Umkhonto we Sizwe(la lance de la nation, ou MK), branche

armée de l’ANC, est fondée en juin 1961. Son programme fait preuve de

rete-nue, puisqu’il se restreint au sabotage d’installations économiques et de cibles

symboliques, avec ordre d’éviter les pertes humaines. Une fois encore,

l’objec-tif avoué est de faire prendre conscience au public des conséquences de la

poli-tique gouvernementale : si le gouvernement ne négocie pas, la guerre civile est

proche. L’entraînement des guérilleros commence en 1961 et les premières

at-taques auront lieu le 16 décembre 1961

10

. L’année et demi suivant cette ouverture

des hostilités verra plus de 200 attaques, allant des bombes incendiaires au

sabo-tage des lignes électriques ou téléphoniques. Les grandes villes et le Cap

orien-10Cette date n’a pas été choisie au hasard : elle commémore la victoire des Afrikaners sur les

Zoulous à Blood River en 1838. Ce fait d’armes a acquis une importance symbolique extrême dans l’histoire des Blancs sud-africains et incarne au plus haut degré leur supériorité sur les Noirs (Houssay-Holzschuch, 1995 et 1996 [63, 64]).

tal sont particulièrement touchés. L’insuffisance de la sécurité interne au

mouve-ment et la férocité de la réponse gouvernemouve-mentale—c’est à cette époque que la

torture se banalise—conduisent à l’arrestation de l’ensemble du haut

commande-ment d’Umkhonto, Nelson Mandela inclus. Dès lors et jusqu’en 1976, l’ANC sera

surtout actif en exil, cherchant à sauvegarder l’unité du mouvement, à obtenir le

soutien de l’ONU et à infiltrer maigrement le territoire sud-africain en s’alliant à

d’autres mouvements de libération du sous-continent.

Le PAC répondra également à la répression par un recours à la violence, sa

stratégie incluant explicitement l’assassinat. Le groupePoqo, important au Cap et

à Paarl, se rendra coupable de plusieurs attaques sanglantes.

La répression a été si féroce que le calme règne peu ou prou pendant les

an-nées 1960 et le début des anan-nées 1970. À lafin de la période, le mouvement de la

Conscience noire (Black Consciousness) mené par Steve Biko laisse présager un

renouveau de la résistance. Simultanément, le mouvement ouvrier et syndical

re-prend de la vigueur : il y avait en moyenne 2 000 grévistes par an dans les années

1960 ; en 1972, ils sont 5 000 ; de janvier à juin 1973, 61 000.

Le 16 juin 1976, une manifestation de lycéens et d’écoliers de Soweto refusant

l’usage obligatoire de l’afrikaans à l’école est brutalement dispersée par la police.

Des semaines d’émeutes suivront, dans l’ensemble du pays (Hermer, 1980 [59] ;

Kane-Berman, 1978 [72]) : 2 mois après le 16 juin, 80 communautés se sont

ré-voltées ; 4 mois après, 160. Le Reef de Mohlakeng à Daveyton est

particulière-ment touché, mais aussi Nelspruit, Kimberley, Langa, Nyanga, Port Elizabeth,

East London et différentes universités. Soweto reste l’épicentre et le calme n’y est

restauré qu’au début de 1978, malgré l’imposition de la loi martiale et la présence

permanente de l’armée et de la police. Boycotts, manifestations de masse, grèves

succèdent aux arrestations et aux meurtres : il y aura 700 morts entre juin 1976 et

octobre 1977. De nombreux étudiants et lycéens partiront en exil.

C’est ce renfort soudain qui a permis à l’ANC de redevenir une force majeure

dans les townships après 1976. MK est présente en Afrique du Sud, grâce à ces

milliers de nouvelles recrues motivées et éduquées : d’octobre 1976 à mai 1981,

112 attaques et explosions ont eu lieu. Les cibles ont désormais une considérable

importance stratégique : la raffinerie de pétrole synthétique de Sasolburg est

at-taquée en juin 1980, la base militaire de Voortrekkerhoogte en août 1981. Les

centrales électriques du Transvaal oriental et les commissariats font également

partie des cibles favorites. Épargner les vies humaines, civiles ou militaires, n’est

plus prioritaire : le pays s’enfonce dans une guerre civile larvée.

2.3 1985-1994 : état d’urgence et négociations

L’insurrection des années 1980 marque un véritable tournant : les townships

se soulèvent, obéissant au mot d’ordre lancé par Oliver Tambo sur Radio Freedom

pour le Nouvel An 1985 : « Make the country ungovernable ». Dans un contexte

de crise économique, le pays va connaître dix années de guerre civile larvée et

la pire violence de son histoire. Au milieu de la période, le président de la

Ré-publique sud-africaine, Frederik Willem de Klerk décidera de prendre le chemin

d’une certaine démocratisation en levant l’interdiction de l’ANC et en libérant les

prisonniers politiques, dont Nelson Mandela. Les négociations qui s’ensuivirent

entre l’ANC et le Parti national aboutiront aux élections démocratiques d’avril

1994.