Source : compilé d’après Saunders [116].
La réaction des résidents de Ndabeni ayant profité de la priorité qui leur était
accordée pour les logements de Langa montre que la locationmodèle était bien
loin de satisfaire ses habitants :
« Le nom de township n’est pas adapté à l’endroit. C’est un
com-pound. . . On nous avait dit que Langa appartiendrait uniquement aux
indigènes. Nous aimerions bien que le superintendant et la police
soient des indigènes » [116, p. 186]
La principale objection concernant Langa était le prix des loyers. Les «
cé-libataires » des baraquements devaient payer 14 shillings par mois ; à Ndabeni,
depuis 1901, ils ne payaient que 4 shillings par mois. . . S’ajoutait à cela une
hausse—presque un doublement—du coût des transports, Langa étant encore plus
éloigné que Ndabeni des zones d’emploi.
Le refus des habitants de Ndabeni de déménager est tel qu’en 1930, trois ans
après l’ouverture de Langa, Ndabeni comptait encore 4 463 habitants ; Langa n’en
réunissait que 1 760. Il fallut que le Conseil municipal s’attribuât des pouvoirs
lé-gislatifs accrus pour expulser les résidents. Ce n’est qu’au début de 1932 que la
population de Langa réussit à dépasser celle de Ndabeni. Par la suite, l’absence
totale d’entretien du parc de logement de Ndabeni poussa les derniers résidents à
déménager. En mai 1936, Ndabeni cessait officiellement d’être uneNative
Loca-tion.
Les anciens résidents gardent un souvenir heureux de Ndabeni. Outre le
té-moignage cité plus haut de Patrick Soha, Wellington Mahu raconte :
« Kowu ! C’était bien là-bas. Je peux dire que nous étions très
heureux à kwaNdabeni, il n’y avait aucun problème, pas de bagarres.
Je veux dire que dans notre jeunesse nous étions très heureux. »
22Mais ce que les anciens résidents regrettent est plus une époque où la
ségré-gation commençait seulement à s’imposer dans les villes sud-africaines, où la
violence était faible, où les perspectives de mobilité sociale existaient encore pour
la population africaine et où il était possible de passer à travers les lois—non les
huttes de tôles rouillées, inondées chaque hiver de la premièrelocationde Cape
Town.
5.
L’apartheid dans la ville : Cape
Town
et le Group Areas Act
La géographie urbaine du Cap est ainsi marquée très tôt par les principes d’une
ségrégation imposée par la loi, en particulier en ce qui concerne les Africains. La
seconde moitié du
XXesiècle verra la systématisation de cette ségrégation,
tou-chant l’ensemble de l’agglomération comme l’ensemble de la population du Cap :
l’apartheid redessinera la ville de fond en comble. La présence des Africains sera
de moins en moins tolérée : la région du Cap est proclamée zone d’emploi
préfé-rentiel des Métis (Coloured Labour Preference Policy).
Pourtant, la population noire du Cap continue de croître. Le pouvoir en place
lui refuse l’accès à la ville, lui dénie tout territoire. Les townships de Langa,
Nyanga, Gugulethu et Khayelitsha sont bâtis de plus en plus loin du centre-ville.
De 1964 à 1986, aucun logement familial n’est bâti pour les Noirs
1. Sachant qu’ils
ne peuvent bâtir leur propre maison ou habiter hors des townships désignés, cette
politique délibérée déclenche une crise du logement sans précédent. Des camps
de squatters en témoignent dès lafin des années 1970.
5.1 Langa : un premier modèle
La construction de Langa se fait au moment où l’idée de ségrégation
com-mence à se durcir, à devenir une idéologie et plus seulement une pratique. Elle
servira de base à l’élaboration de l’idée d’apartheid par des intellectuels
afrika-ners dans les années 1930.
1Seuls quelqueshostelsseront bâtis par la municipalité ou par des employeurs.
5.1.1 LeNative (Urban Areas) Actde 1923
Le syndrome sanitaire sert une fois de plus de catalyseur. Après l’épidémie de
grippe espagnole de 1918 qui coûte la vie à 500 000 non-Européens, la
commis-sion Stallard est chargée d’enquêter sur les conditions de vie des Noirs en milieu
urbain. Dans son rapport de 1922, elle souligne l’inadéquation de ces conditions.
Hygiène et décence doivent être respectées et la gestion deslocationsdoit passer
du gouvernement aux municipalités. Cependant, à ces recommandations de bon
sens s’ajoute l’idée que les Noirs sont en ville de façon temporaire et
subordon-née :
« Nous considérons que l’histoire des races, en particulier en ce
qui concerne l’histoire de l’Afrique du Sud, montre que le mélange
des Noirs et des Blancs n’est pas souhaitable. L’indigène ne devrait
être autorisé à pénétrer dans les zones urbaines, qui sont
essentiel-lement la création de l’homme blanc, que s’il vient y répondre aux
besoins de l’homme blanc, et devrait en repartir lorsqu’il aura cessé
de le faire. . . »
2LeNative (Urban Areas) Actde 1923 suivra largement les recommandations
de la commission Stallard : il cherche notamment à assurer des conditions de vie
décentes dans leslocationset n’est que peu marqué par des considérations
pure-ment idéologiques. Enfin, il n’est pas obligatoire : les municipalités choisissent
ou non de l’adopter. Ainsi, il sera appliqué immédiatement à Johannesburg mais
la ville de Port Elisabeth attendra 1935 pour s’y soumettre. Cependant, il marque
les débuts du contrôle systématique des Noirs en milieu urbain, par les
municipa-lités mais aussi par le gouvernement, grâce au tout nouveauDepartment of Native
Affairs. Il inclue les dispositions suivantes (voir Morris, 1981 [101]) :
– Les autorités locales ont le pouvoir de réserver des terrains séparés pour les
Noirs, leslocations, de loger les Noirs employés par la municipalité et de
demander aux employeurs de loger leurs ouvriers. Les Noirs n’ont pas accès
à la propriété foncière dans ces enclaves, qui doivent pourtant contenir des
« villages » pour la frange bourgeoise.
– Les Blancs ne peuvent ni posséder ni occuper de terrain dans leslocations.
– Les Noirs non exemptés ne peuvent vivre à l’extérieur deslocations, même
s’ils peuvent acquérir des terrains hors de ces enclaves jusqu’en 1937.
– Les municipalités doivent ouvrir des comptes séparés (Native Revenue
Ac-counts) sur lesquels loyers, amendes, impôts et bénéfices faits sur la vente
d’alcool doivent être versés. Le budget annuel doit être approuvé par le
gou-vernement.
– DesAdvisory Boardssont établis pour représenter l’opinion noire.
– Les autorités locales doivent enregistrer les contrats de travail des Africains,
pour permettre l’exclusion des Noirs surnuméraires des zones urbaines.
– Le brassage de la bière traditionnelle à domicile est sévèrement réglementé,
la fabrication et la vente de ce produit étant monopolisées par les autorités
locales.
Ces règlements permettent d’ailleurs d’avoir une idée des pouvoirs dévolus
aux townships en matière de gouvernement local : ils sont quasiment inexistants.
Pendant très longtemps, les townships ont été gérés directement par la
munici-palité ou par le gouvernement central, grâce à un « superintendant » résidant sur
place, qui consultait un conseil de résidents et de notables, l’Advisory Board
3. Ce
n’est que dans les années 1980 que les Noirs des townships purent élire des
mu-nicipalités, les Black Local Authorities. Celles-ci, perçues comme des valets du
régime d’apartheid et n’ayant aucun moyen financier de gouverner, furent
boy-cottées par l’immense majorité de la population. Ainsi, ce n’est qu’à partir des
élections de 1995 et 1996 qu’un pouvoir local légitime et efficace s’est mis en
place.
5.1.2 La construction de Langa
Langa a été construit comme un township modèle par leCape Town City
Coun-cil. Contrairement à Ndabeni, les nombreux experts consultés soulignent la
né-cessité de prévoir des logements familiaux en nombre suffisant. La possibilité de
laisser les Africains bâtir leur propre maison est même—brièvement—évoquée.
L’architecte chargé de Langa est Thompson, le responsable de la cité-jardin de
Pinelands. Comme d’autres planificateurs sud-africains, il a été influencé par ce
qui se fait en Grande-Bretagne ou aux États-Unis et par les concepts de cité-jardin
et d’unité de voisinage, développés en réaction aux problèmes des grandes
mé-tropoles. En Afrique du Sud, nous allons le voir, cette idéologie planificatrice va
permettre de concilier une démarche urbanistique et hygiéniste d’une part, et la
volonté de ségrégation raciale d’autre part. Créer des quartiers isolés du reste de
la ville par des espaces non construits, et racialement homogènes, permet de
pré-venir les épidémies qui se répandent à partir des quartiers pauvres de haute densité,
mais aussi de contrôler et de limiter la liberté urbaine des populations de couleur.
Le procès-verbal du conseil municipal décrit ainsi le plan élaboré par
Thomp-son pour Langa :
« [Il] a été conçu d’après les meilleurs exemples d’urbanisme
mo-derne. Le chemin de fer donnant accès au village ne croisera aucune
rue. . . Ceci permet au chemin de fer d’être totalement clos au contact
3Sur les dynamiques géopolitiques de ce conseil, ses liens avec les partis politiques et les
autres organisations locales, voir Fast, 1995 [46] sur le cas de Nyanga et Kinkead-Weekes, 1985 et 1992 [73, 74].
du township indigène... Le maintien d’une ceinture arborée de 30
mètres de large à la limite ouest a été proposé. . . La principale voie
d’accès au township devrait être Klipfontein Road. . . La question de
la surveillance est une autre considération importante pour la
concep-tion du plan et l’emplacement du poste de police a été prévu pour
permettre un contrôle suffisant. L’homme en faction sur la tour pourra
voir la totalité du quartier. . . L’homme en faction au Central Square
pourra voir. . . d’un bout à l’autre de Central Avenue. . . et pourra
re-garder dans chacun des grandscompounds.»
4La cité-jardin s’efface ici devant le contrôle absolu de la population noire. Le
centre du township est ainsi investi par le pouvoir blanc, d’autant plus que les
bâti-ments administratifs (Bureau du Superintendant) en sont immédiatement voisins.
La géographie du township est en place (cf. carte 5.1) : un nombre limité
d’en-trées, deux dans le cas de Langa, en provenance de la N2 et sur la N7, vers l’est.
Ainsi, le township peut être fermé par la police en quelques minutes. Les zones
tampons (buffer zones) l’isolent du reste de l’agglomération (cf.aussi carte 5.2).
Ici, elles sont renforcées : au nord, la voie de chemin de fer, la gare et la zone
in-dustrielle d’Epping ; à l’est, la voie rapide N7, menant vers le nord de la province
et la Namibie ; au sud, la voie rapide N2 vers Port Elisabeth ; à l’ouest, la centrale
thermique. Enfin, rappelons que Langa est situé à 11 kilomètres environ du centre
de Cape Town.
À l’échelle du township, l’urbanisme de contrôle social se lit encore. Le dessin
des rues reproduit en plus petit celui du township : très peu d’entrées mènent dans
des zones bien séparées les unes des autres. La division interne est certes moins
prononcée ici que dans d’autres townships, que ce soit Soweto ou Khayelitsha : la
petite taille de Langa en est la principale raison. Mais quartiers familiaux et hostels
juxtaposés créent une multitude de micro-territoires séparés les uns des autres. De
même, la construction progressive de Langa sépare les zones les plus anciennes,
vers l’ouest, de celles construites plus tard. Parmi les logements familiaux
eux-mêmes, une différence s’établit entre les zones des maisons à deux pièces et celles
des maisons mitoyennes de quatre pièces. Enfin, l’installation récente de camps de
squatters dans la zone tampon au sud et à l’est de Langa crée un type de territoire
supplémentaire.
Les Main Barracks ou les Old Flats donnent encore un exemple de cet
ur-banisme de contrôle, cette fois à l’échelle des hostels (cf. cartes 5.1 et 5.2). Les
bâtiments desMain Barrackssont regroupés autour d’une cour centrale, contenant
les installations sanitaires et la cuisine. Le principal lieu de réunion est ainsi sous
la surveillance directe des policiers installés sur la place centrale. LesOld Flats
ont été bâtis à proximité d’un rond-point, qui permet de tenir sous le feu d’un seul
Old Flats Main Barracks Police Administration Gare Epping Pinelands Centrale thermique Cape Town 11 km N2 N7 Zone bâtie © M. Houssay-Holzschuch, 1997 N 0 200 400 m
Zones tampons renforcées par : – Voies de communication – Zones industrielles
Points de contrôle Sorties limitées Chemin de fer
Dans le document
Le Territoire volé, une géographie culturelle des quartiers noirs de Cape Town (Afrique du Sud)
(Page 116-122)