• Aucun résultat trouvé

5.5 Khayelitsha

6.1.1 La maison et le lignage

Fondamentalement, la maison sert d’abri, de lieu de réunion et de creuset de

la vie familiale. C’est donc un lieu fondateur de l’identité de ses habitants. En

même temps, la maison est ouverte sur l’extérieur, soit parce qu’elle accueille en

permanence de nouveaux résidents, soit par ce qu’elle est lieu de réception.

À l’image de l’umzitraditionnel, la maison n’est pas occupée simplement par

la famille nucléaire. Cependant, la composition de sa population est loin d’être

traditionnelle.

Famille élargie et valeurs africaines

La famille est d’abord caractérisée par l’attachement à un certain nombre de

valeurs « africaines ». La famille élargie est toujours largement représentée parmi

les ménages des townships ou des camps de squatters. Cette persistance n’a rien

d’étonnant : la famille élargie est perçue et revendiquée comme essentielle à la

culture africaine. Accueillir différentes générations sous son toit, c’est défendre

l’idéal de l’ubuntu.

Dans cette famille, les hommes les plus âgés ont le statut le plus

élevé—conformément à ce qui se passe sur le reste du continent. Idéalement, ils

ont fondé une lignée patriarcale qu’ils dominent avec fermeté. Les plus jeunes et

les femmes sont soumis à l’autorité du patriarche, seul à prendre les décisions. Il

abrite sous son toit ses enfants et ses petits-enfants. Bien souvent, son hospitalité

s’étend plus loin : nièces, neveux ayant des raisons de séjourner au Cap logent au

même endroit. Parfois, un cousin plus éloigné voire quelqu’un du même clan sont

accueillis à titre temporaire.

Cependant, cet idéal patriarcal ne représente pas la majorité des ménages

ur-bains. De plus, ses règles de fonctionnement ont été modifiées vers un

assouplis-sement du pouvoir du patriarche. Un premier exemple est le comportement des

jeunes et c’est l’un des héritages les plus importants des émeutes de 1976. En

1976, les écoliers et lycéens ne se sont pas seulement révoltés contre le

gouverne-ment mais aussi contre la passivité politique de leurs parents. Il est vrai qu’après

la répression des années 1950 et du début des années 1960, la résistance des Noirs

a été balayée (cf.chapitre 2.2.2, page 46). C’est cette acceptation passive de

l’op-pression que les lycéens ont reprochée à leurs parents. Ils les rendent même

par-tiellement responsables de la situation et tiennent à les garder à l’écart de leur

mouvement de peur de se laisser influencer.

À Cape Town, Gugulethu a été le centre des violences de 1976. Les souvenirs

de Maria Tholo, résidente à Gugulethu pendant la période des émeutes, ont été

recueillis (Hermer, 1980 [59]). Ce retournement des valeurs sociales est un des

aspects qu’elle souligne en permanence : les jeunes ont eu le pas sur leurs aînés

pendant le déroulement des émeutes. Elle le décrit ainsi :

« C’est alors que l’un des étudiants se leva. “Je veux dire quelque

chose à nos parents. Je dois vous dire les raisons pour lesquelles nous

ne voulions pas vous impliquer. Premièrement, vous voulez tous être

chefs. Vous aimez être Madame une telle, Président de ceci ou Chef

de cela. Nous n’avons pas de chefs.

Deuxièmement, vous êtes des menteurs. Vous préférez dire que

tout va bien plutôt que d’ouvrir la bouche pour vous plaindre.

Troi-sièmement, vous êtes des lâches”. Les autres étudiants l’acclamèrent.

Pour nous les Africains, c’était vraiment quelque chose de nouveau.

Entendre un enfant impertinent et se voir ensuite traité de lâche.

Pfou ! » [59, p. 85]

Cette totale inversion des valeurs n’a pas duré, mais depuis, le rôle des jeunes

par rapport au père de famille a changé : plus d’indépendance leur est accordée.

Les circonstances politiques ont également été le catalyseur d’autres

chan-gements au sein de la famille patriarcale, notamment dans les relations entre

hommes et femmes. D’un côté, la situation particulière du Western Cape (cf.

cha-pitre 5.2, page 129) tendait à renforcer le contrôle masculin (voir aussi Ramphele,

1993 [110]) : les autorités n’accordaient pas de passeport intérieur aux femmes

dont le séjour au Cap était bien plus difficile. Elles dépendaient du bon vouloir de

leurs maris à les héberger, fût-ce dans leshostels, et à les cacher en cas de raids

policiers. Bien souvent, elles étaient expulsées vers le Transkei où elles devaient

se contenter d’attendre les éventuels envois d’argent de leur mari pour survivre.

Ramphele [110] décrit en détail les stratégies de survie mises au point par ces

femmes.

Mais les années 1970 marquent également l’affirmation des femmes à la fois

sur le plan politique, sur le plan urbain et sur le plan familial. La multiplication

des camps de squatters à cette époque est largement provoquée par la volonté des

femmes de vivre en ville (cf.chapitre 5.4.3, page 150). La nécessité de s’organiser

pour résister aux tentatives de destruction du camp par les autorités est réelle.

Les femmes sont plus à même de le faire efficacement, étant présentes sur place

pendant la journée. Dans de nombreux cas, et en particulier à Crossroads, leur

rôle politique sera de premier plan (Cole, 1986 [24]). Une des femmes engagées

politiquement dans ce camp raconte ainsi son expérience :

« Entre 1975 et 1977, nous les femmes, nous sommes devenues

fortes. Nous avions l’habitude de nous réunir tous les jours pour

échanger nos opinions et nos pensées sur toutes sortes de choses. . .

Nous avons décidé de choisir quelques meneuses pour être

complète-ment sûres de qui allait travailler. C’est pour cela que nous avons élu

13 femmes, j’étais l’une d’entre elles. Au départ, les hommes n’ont

pas aimé ça. Ils disaient que nous faisions les choses trop vite. . . cela

n’était pas facile pour les hommes car ils travaillaient pendant la

jour-née. . . Les femmes se rendaient partout pour voir ce qui se passait.

C’est pour cela que nous en savions plus que les hommes. . . Certains

d’entre eux étaient vraiment jaloux. . . ils nous empêchaient parfois de

nous réunir.. » [24, p. 20]

Une autre replace la nouveauté de ce comportement politique des femmes dans

son contexte culturel :

« Les hommes sentaient que les femmes étaient si fortes et qu’ils

en étaient rendus impuissants. Ils n’étaient pas contents car, selon la

coutume, une femme n’a pas le droit d’agir en public sans consulter

un homme. Nous nous moquions de ce que disaient les hommes. . .

Et ils en disaient beaucoup. Mais nous voulions aider notre peuple. Et

cette coutume est une chose terrible. Parfois, il y a un gros problème à

la maison. En tant que femme, on essaie de donner des conseils. Mais

lui, parce qu’il est un homme noir, il n’acceptera pas ce que vous

avez à dire. Sauf si on force les choses, à ce moment-là il doit vous

écouter. Ce n’est pas qu’on lui manque de respect. C’est juste que

vous essayez de montrer que, sur un point particulier, ce que vous

pensez ou que vous sentez vaut bien ce que pense un homme, si ce

n’est mieux. Mais cela n’est pas une chose facile. » [24, p. 64]

D’autres facteurs font également évoluer la position de la femme au sein de la

famille patriarcale. De plus en plus souvent, l’homme a du mal à trouver un emploi

ou se retrouve au chômage. Dans de nombreuses familles, ce sont les femmes qui

assurent le principal apportfinancier : elles sont souvent employées de maison ou

femmes de ménages dans les entreprises.

De nouvelles formes

La composition des familles a également évolué pour répondre au contexte

proprement sud-africain, qu’il soit politique, économique, social ou urbain. De

nouvelles formes sont apparues et sont très largement représentées, en particulier

dans les townships formels.

La première, et la plus frappante, est l’apparition de familles matriarcales. La

raison de cela est l’instabilité des mariages et le très fort taux d’illégitimité

exis-tant dans les townships. Le cas d’Euginia (cf.p. 144) est relativement typique de

cette situation. La famille occupe une maison dans un township formel, ici

Gugu-lethu. Elle lui a été attribuée alors que le père était encore en vie pour une famille

autorisée à résider en ville. La veuve a ainsi réussi à conserver son logement. Elle

y vit avec ses troisfilles, chacune ayant elle-même des enfants. Les histoires des

Les autres n’ont pas eu de relations stables et le père de leurs enfants ne contribue

pasfinancièrement à l’éducation de sa progéniture. Le cas n’a rien

d’exception-nel : l’autobiographie de Sindiwe Magona, elle-même de Gugulethu, narre une

situation semblable [89, 91] : obligée par sa grossesse d’abandonner ses études,

puis abandonnée par son mari, elle survit largement grâce à l’aide de sa mère. Très

fréquemment, les enfants sont confiés après leur naissance à leur grand-mère, ce

qui permet aux mères de travailler.

Le fréquence des unions temporaires entrefilles des townships et travailleurs

migrants, eux-mêmes déjà pourvus d’une famille restée dans les homelands,

ac-centue encore ce phénomène.

L’autre forme nouvelle créée dans un contexte proprement sud-africain est en

fait une adaptation de la famille élargie, fonctionnant sous le système dit des

mi-grations circulaires. Ce système a d’abord décrit le mode de vie des travailleurs

migrants, gardant femme et enfants dans les homelands. Chaque année, ils

retour-naient pour un mois dans les zones rurales avant de venir reprendre leur emploi

au Cap. Ils faisaient ainsi en permanence la navette entre deux mondes (cf.

cha-pitre 5.1.3, page 127). Leurs femmes effectuaient également ce mouvement

circu-laire en venant leur rendre visite régulièrement, soit pour leur demander de

l’ar-gent, soit pour se faire soigner dans les hôpitaux du Cap (Ramphele, 1993 [110]).

Si cette pratique a tendance à diminuer depuis l’abolition de l’influx control,

d’autres aspects des migrations circulaires continuent de fonctionner. Ainsi,

en-voyer un enfant résider chez ses grands-parents ou d’autres membres de la famille

au Transkei reste une pratique courante. Ce peut être le résultat de plusieurs

straté-gies, outre l’aspect traditionnel d’une éducation « déléguée » (Hunter, 1961 [66]).

Par exemple, si le couple connaît de graves difficultés financières, la prise en

charge d’un des enfants diminue le nombre de ventres à nourrir, même si les

pa-rents doivent contribuer à son entretien (voir le cas de Nokhuselo, p. 160). D’autre

part, les fréquentes interruptions des cours dans les écoles de zones urbaines

jus-qu’en 1994 poussaient les parents à scolariser leurs enfants dans les homelands.

Enfin, les élever dans un milieu traditionnel est souvent vu comme un moyen de

leur inculquer le « respect » et la « discipline » dont ils manquent tant au goût des

parents. Ces mêmes buts, respect et discipline, se trouvent parmi d’autres derrière

le choix d’une initiation dans le lieu d’origine : elle sera plus « efficace » pour

inculquer aufils ses nouveaux devoirs d’homme.

Les liens avec le reste de la famille habitant dans les homelands restent donc

très forts. Les enfants en particulier circulent entre ville et campagne. Ces liens

sont également des liens économiques : les entrepreneurs des townships font

sou-vent appel à une main-d’œuvre familiale. Ainsi de Wesley, tenancier de shebeen à

Macassar, qui est sur le point d’ouvrir un second bar, cette fois à Site C : la gestion

en sera assurée soit par l’un de ses cousins, déjà au Cap mais sans emploi, soit par

l’un de ses neveux, qu’il fera venir du Transkei

2

.

Rappelons enfin que le système des migrations circulaires est une réaction au

système du travail migrant et aux restrictions apportées à la présence des

Afri-cains en milieu urbain. Ainsi, l’accès aux ressources urbaines comme rurales est

maximisé, le réseau d’entraide et de solidarité étendu. Par exemple, l’accueil de

membres de la famille élargie par un ménage urbain permet de contourner la crise

du logement ou de leur permettre de bénéficier des infrastructures sanitaires d’une

grande ville. Bien sûr, ceci a un coût : le surpeuplement des logements existants

est énorme. Ainsi, dans les maisons de Gugulethu—à quatre pièces selon la

no-menclature des autorités qui inclue la cuisine—il n’est pas rare de trouver plus de

8 personnes.

La famille nucléaire

Enfin, la famille nucléaire est aussi représentée. D’après mes enquêtes

quali-tatives, elle est plus largement représentée dans les camps de squatters récents et

dans les quartiers de sites viabilisés que dans les townships formels. Les résultats

du recensement de 1996 permettront peut-être de le vérifier. Cela n’a rien

d’éton-nant : la plupart des habitants de ces quartiers viennent des townships formels, où

ils occupaient des cabanes d’arrière-cour. Leur décision de déménager est souvent

causée par un besoin d’indépendance vis-à-vis des autres occupants de la parcelle

ou de leurs propriétaires et par la volonté de vivre en famille dans un logement

« décent ». Cette hypothèse est confirmée par le fait que les familles nucléaires

présentes dans ces quartiers sont majoritairement constituées de jeunes couples,

avec des enfants en bas âge.