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2.3.2-Une vision subvertie par une époque ?

Il nous importe maintenant de voir comment la question de la vision dans le cadre de la société est intrinsèquement liée à l'orgueil, représenté dans ce corpus comme mal inhérent à une époque. Cette notion est très importante dans la morale quévédienne : l‟orgueil ou

soberbia est, dans Virtud militante, la troisième plaie du monde, après la invidia et la ingratitud, et devant la avaricia. Or, la silva intitulé La soberbia234 définit à deux reprises la soberbia, ou orgueil, comme fondamentalement liée à l'ignorance et à la tromperie : elle est

qualifiée de « blasón de la ignorancia y la mentira » au vers 6 et ses disciples sont assimilés à un « vulgo de la ignorancia y del engaño » au vers 54. Ce qui nous intéresse surtout est la première définition, qui utilise l'image du blason : il s'agit d'une manière très visuelle de décrire l'orgueil, qui deviendrait ainsi représentation plastique d'un système de contre-valeurs (comme le blason l'est d'un système de valeurs vues comme respectables). L'orgueil est aussi, de manière logique, relié à la question des fausses apparences, le reliant aussi de cette manière

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Diccionario de Autoridades, op. cit..

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à la question de la vision. On retrouve alors, comme dans des cas déjà cités, l'opposition entre un verbe décrivant la réalité perçue et le verbe « ser », évoquant la réalité telle qu'elle est dans son essence. C'est ce qui se passe aux vers 17 et 18, où « viene » et « son » s'opposent par le biais du concessif « aunque » : « y aunque de estrellas coronadas viene, / las que ella derribó son las que tiene ». Comme pour d'autres poèmes aussi, la référence à l'aveuglement fait partie des mécanismes mis en place pour évoquer l'orgueil dans la silva qui nous occupe. Au vers 32 les disciples de la soberbia sont qualifiés de « ciegos », de même que leur espérance est dite « ciega » au vers 57. Pour conclure sur les implications de la référence à la vision dans la critique de l'orgueil dans cette silva, il faut citer le vers 44 : « [la soberbia] escandaliza, pero no escarmienta ». La conséquence de la vision portée sur l'orgueil est à définir comme stérile : elle ne permet pas, à elle seule, l'escarmiento dont nous avons parlé pour commencer. De ce point de vue, c'est le poème qui peut constituer une solution, une aide qui permette l'avènement de l'escarmiento. Le jeu de miroirs qui régit cette société est incapable de donner naissance, sans l'aide du poète, à des leçons : l'idée développée dans cette silva est que cette société qui se regarde elle-même le fait par orgueil pur, pas dans l'optique d'une autocritique moralement constructive.

De l'échelle d'une société tout entière qui se regarde elle-même, on peut maintenant passer à une échelle différente, celle d'un poème décrivant un membre en particulier de cette société, dans ses rapports visuels avec les autres. C'est un des thèmes du sonnet « Ya llena de sí solo la litera », qui reprend la satire I de Juvénal pour critiquer l‟avocat Mathon, un nouveau riche qui parade dans sa litière à porteurs :

« Ya llena de sí solo la litera Matón, que apenas anteayer hacía (flaco y magro malsín) sombra, y cabía, sobrando sitio, en una ratonera. Hoy, mal introducida con la esfera su casa, al sol los pasos le desvía, y es tropezón de estrellas; y algún día, si fuera más capaz, pocilga fuera. Cuando a todos pidió, le conocimos; no nos conoce cuando a todos toma; y hoy dejamos de ser lo que ayer dimos. Sóbrale todo cuanto falta a Roma; y no nos puede ver, porque le vimos:

lo que fue esconde ; lo que usurpa asoma. » 235

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BL 52 / R 12. C‟est le premier quatrain qui est à rapprocher de la satire de Juvénal : « [...] Nam quis iniquae

tam patiens urbis, tam ferreus, ut teneat se, causidici nova cum veniat lectica Mathonis

La question de la réciprocité des regards en société est abordée dans ce sonnet quévédien par le biais de la critique du manque de reconnaissance de Mathon envers l'allocutaire236. Dans ce cas, l'improductivité des jeux de miroirs dans la société est explicitement décrite : à un regard répond une absence de regard, pour dire métaphoriquement qu'à une aide passée répond une indifférence présente. C'est ce qui se passe dans les vers 9 et 10 : « le conocimos ; / no nos conoce » et dans le vers 13 : « y no nos puede ver, porque le vimos ». Remarquons que, dans la première opposition, la ponctuation souligne une rupture entre les deux membres de l'opposition. Au contraire, au vers 13, l'opposition est transformée en un rapport de conséquence (« no nos puede ver ») à cause (« le vimos »), souligné par la conjonction de subordination « porque ». Au cours du poème, on passe donc de la constatation d'une absence de réciprocité à l'explication de ce manque par l'excessif orgueil du personnage de Mathon, qui refuse de se rappeler un passé moins glorieux. À ce propos, nous précisons que, si le titre, peut-être apporté par González de Salas, désigne comme objet de la critique « la violenta y injusta prosperidad », le verbe final « asoma » et l'ensemble des remarques que nous avons faites sur ce sonnet désignent, tout autant que cette prospérité, l'orgueil comme péché critiqué dans ce texte.

Pour finir, il est nécessaire de confirmer l'hypothèse jusqu'alors suivie, selon laquelle la voix poétique associerait les travers de cette société qui se regarde elle-même par orgueil sans en tirer de leçons, à des travers particuliers à la société du début du XVIIe siècle espagnol. Il nous semble en effet que l'idée est de critiquer la société contemporaine, accusée d'être plus mauvaise que celles qui l'ont précédée : il nous importe donc de trouver l'expression de cette idée dans les poèmes de notre corpus. Dans le sonnet précédemment cité, dont le personnage principal est Mathon, la référence au XVIIe siècle espagnol est loin d‟être directe ; il s‟agit d‟un détour par la presencia de lo romano pour décrire et critiquer le monde contemporain. Dans d‟autres textes, les rôles assignés aux différents domaines de la temporalité sont plus marqués. C'est ce qui est visible dans le sonnet « Oír, ver y callar remedio fuera »237, où passé, d'une part, et présent et futur, d'autre part, sont opposés dans le

plena ipso [...] ? »

« Qui est assez résigné aux inquités de Rome, assez bronzé pour se contenir quand apparaît la litière neuve de l‟avocat Mathon, qui la remplit toute [...] ? » (Juvénal, Satires, texte établi et traduit par Pierre de Labriolle et François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1962, satire I, vv. 30-33, p. 7).

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On remarque ici que l'allocutaire est pluriel et mentionné pas moins de huit fois dans les tercets (dans l'ordre, v. 9 à 13 : « a todos » ; « conocimos » ; « nos » ; « a todos » ; « dejamos » ; « dimos » ; « nos » ; « vimos »). Cette particularité a pour effet d'isoler encore plus le personnage de Mathon, dans la logique du reste de sa description, qui commence en effet par l'adjectif « solo » (v. 1).

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cadre d'une critique du rôle à présent corrompu des trois capacités humaines citées : l‟ouïe, la vue et la parole :

«Oír, ver y callar remedio fuera en tiempo que la vista y el oído y la lengua pudieran ser sentido y no delito que ofender pudiera. Hoy, sordos los remeros con la cera, golfo navegaré que (encanecido de huesos, no de espumas) con bramido sepulta a quin oyó voz lisonjera. Sin ser oído y sin oír, ociosos ojos y orejas, viviré olvidado del ceño de los hombres poderosos. Si es delito saber quién ha pecado, los vicios escudriñen los curiosos: y viva yo ignorante y ignorado. »

Au début du vers 2 « en tiempo que », s'oppose radicalement l'adverbe de temps « Hoy », placé au tout début du second quatrain, en tête de phrase et en début de vers (v. 5). De même, aux subjonctifs imparfaits « fuera » (v. 1), « pudieran » (v. 3) et « pudiera » (v. 4) du premier quatrain, s'opposent dans les trois strophes suivantes les futurs « navegaré » (v. 6) et « viviré » (v. 10) ainsi que les présents, de l'indicatif (« es », v. 12) ou du subjonctif (« viva », v. 14). On a donc bien affaire à une temporalité présente dans laquelle la vision est considérée comme un vice. De « Oír, ver y callar remedio fuera » (v. 1), on passe en effet à « es delito saber quién ha pecado » (v. 12), c'est-à-dire que la conséquence de la vision et de l'écoute, la connaissance des torts des autres membres de la société, est devenue critiquable aux yeux de la société en question. Dans ce sonnet, ce n'est pas la vision qui est corrompue par la société mais celle-ci qui rejette les effets de la vision, prouvant ainsi sa propre dégradation. Cette dégradation est d‟ailleurs d'ordre moral, puisque, en refusant la critique issue de l'observation et de l'écoute, la société en question se prive du secours éventuel de la voix poétique. En effet, cette dernière clôt le sonnet par l'affirmation d'un refus de toute communication : « y viva yo ignorante y ignorado ». Bien sûr, on a vu quelques lignes plus haut la valeur négative que la voix poétique à l'œuvre dans ce corpus associe à l'ignorance : il est donc clair qu'affirmer sa volonté de demeurer ignorante n'est qu'un subterfuge oratoire, le secours de la voix poétique étant, en réalité, apporté à la société qu‟elle critique. Précisons que, dans ce vers comme dans d‟autres poèmes, le repli sur soi est envisagé par la voix poétique quévédienne comme solution à conseiller. Cependant, du fait même de son statut de voix poétique, une telle entité ne peut représenter ce repli que comme une solution pour autrui, pas pour elle-même, faute de poursuivre alors son entreprise d‟édification morale. L‟assertion « y viva yo ignorante y

ignorado » n‟est en fait produite que dans le but d'attirer justement l'attention sur les défauts de la société, dont la voix poétique dit, sous forme de prétérition, ne pas vouloir parler.