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3.3.3-Peregrinos et descaminados : l'errance

Pour finir cette évocation des métaphores liées à l'image du chemin, il est nécessaire d'étudier celle qui assimile l'homme à un être en errance, se distinguant ainsi de la précédente, qui l'associait simplement à la représentation du marcheur. Santiago Fernández Mosquera distingue également les deux métaphores, en soulignant leur présence récurrente dans la poésie morale quévédienne :

« Igualmente, el motivo literario del peregrino y sus consiguientes metáforas pueden tener un fondo moral o religioso además del amoroso, como sucede también con la metáfora de caminante-camino y todos aquellos términos capaces de sustentar una metáfora o una metonimia referida al motivo general del homo viator que ya no señalaremos.

Lo importante es subrayar que Quevedo utiliza simultáneamente el mismo tópico con idéntica metáfora para dos ámbitos diferentes sin aparentes interferencias : el religioso-moral y el amoroso; que el tropo pudo nacer de una fuente común, aunque no única, pero que ha tenido caminos y utilizaciones diferentes (moral y amorosa), como bien se puede demostrar, en la literatura renacentista española, con Aldana o Fray Luis, para el empleo moral. Y quizá también sea destacable que nuestro poeta utilice con mucha más frecuencia esta metáfora Ŕy sus derivadasŔ en su poesía religiosa y moral que en la amorosa. »324

Dans notre corpus plus précisément, cette image d'un allocutaire errant est contenue en germe dans toutes les occurrences du substantif « peregrino ». Cependant, elle n'est exploitée que dans certains textes, comme El escarmiento325. Dès le premier vers du poème, l'allocutaire est apostrophé comme celui qui « peregrina [...] », et cette mention première est suivie de la description d'un cheminement marqué par l'errance. C'est ce qui ressort en effet de la mention de l'origine obscure de l'allocutaire comme venant d'un « osado monte » (v. 2). C'est également ce qu'on comprend grâce aux adjectifs « confuso » (v. 5) et « vario » (v. 10) et, plus généralement, grâce à l'usage répété de l'alternative, chaque fois introduite par « o » (v. 5,

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Santiago Fernández Mosquera, La poesía amorosa de Quevedo…, op. cit., p. 68.

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8 et 10). Ces trois différents états possibles pour l'allocutaire participent à le représenter en errance : si, évidemment, il n'est susceptible de se trouver que dans un seul d'entre eux, la mention de ces diverses possibilités ajoute à la confusion qui préside à la description de son état. Ce personnage de l'allocutaire en errance a même tendance à devenir une sorte de lieu commun, en particulier quand ce terme est utilisé dès le premier vers pour nommer l'allocutaire. C'est ce qui se passe dans le sonnet « Buscas en Roma a Roma, ¡oh, peregrino! »326 : le terme « peregrino » y est non seulement la seule mention d'un allocutaire en errance, mais aussi la première et dernière mention d'un allocutaire humain, si l'on excepte la deuxième personne grammaticale contenue dans le verbe « hallas » au vers 2. Les deuxièmes personnes grammaticales qui apparaissent ensuite le font beaucoup plus loin, au dernier tercet, et désignent Rome elle-même. On a ici affaire à l'utilisation d'un lieu commun, celui de l'homme comme être en errance sur terre.

Cependant, la métaphore est aussi mise en œuvre dans le cadre d'un renouvellement de ce lieu commun. En l'associant à la métaphore de la navigation, la voix poétique quévédienne renouvelle la mention de l'errance327 quand elle évoque ainsi celle d'un vent marin, le Notus, dans le sonnet intitulé Advierte la temeridad de los que navegan328 : « tu peregrinación... » (v. 8). L'errance de l'homme est peut-être, enfin, celle de l'homme mort aussi. C'est du moins comme cela qu'il est possible de comprendre l'utilisation du verbe « peregrinar » au vers 93 de la silva A los huesos de un rey...329. Les vers 90 à 94 sont les suivants :

« ¡Qué no está predicando

aquel que tanto fue, y agora apenas defiende la memoria de haber sido, y en nuevas formas va peregrinando del alta majestad que tuvo ajenas! »

Cette fois, c'est bien de l'âme du défunt qu‟il est question, à travers le groupe nominal « en nuevas formas ». Cette utilisation de la métaphore étend ici la condition de l'homme comme être errant à son âme elle-même, proposant une vision pessimiste, mais en accord avec l'ensemble du texte de cette silva, de la vie éternelle pour certains êtres. La permanence de l‟âme du défunt sur cette terre est, en effet, contraire à la promesse du salut de l‟âme dans la religion chrétienne. Du roi qu‟évoque ce poème, il n‟est dit nulle part qu‟il a gravement péché : la mise en valeur de sa puissance passée sert seulement de contre-point à la

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De même qu'elle a été décrite plus haut, renouvelant cette même métaphore de la navigation en l'associant à celle de la vie terrestre comme chemin en général, d'une part, ainsi qu'à un épisode de l'Odyssée, d'autre part. Associer des lieux communs entre eux est ainsi un moyen, pour la voix poétique quévédienne, de les renouveler ou, au moins, de jouer avec eux.

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description de son état actuel et l‟errance de son âme ne peut donc pas être une punition juste, voulue par Dieu. On a alors affaire à la description de l‟âme errante d‟un être dont la conduite morale ne justifie pas un total rejet divin. Alors, si l‟âme de ce roi n‟est donc pas une âme perdue pour la religion chrétienne, l‟expression de son errance ne peut avoir qu‟un róle esthétique : celui de correspondre à la tonalité sombre et plaintive de la silva.

Évoquons, pour finir, deux occurrences d'un terme particulier pour désigner l‟errance extrême : l'adjectif « descaminado ». Ce terme a pour nous l'intérêt de rappeler, puisqu‟il s‟obtient par l‟adjonction d‟un préfixe au participe passé de « caminar », le substantif « camino », important dans la poésie morale de Quevedo. Le retour de ce même substantif, sous une forme légèrement différente et verbale, montre comment fonctionne le mécanisme de cette métaphore du chemin dans notre corpus : il s'agit de reprendre sans cesse des images et des termes récurrents, mais en introduisant dans cette répétition une certaine variété, qui répond à une des nécessités de la poésie morale : plaire pour être lue. L'adjectif « descaminado » est ainsi utilisé dans le sonnet « Solar y ejecutoria de tu abuelo »330 pour désigner Phaéton et le comparer à un allocutaire qu‟il faut avertir des dangers impliqués par une recherche trop zélée des preuves de sa pureté de sang. Dans ce cas, l'errance est indéniablement associée à l'erreur morale. Cette association d‟un élément physique, c'est-à-dire de l‟écart par rapport au droit chemin à suivre, à la faute morale permet de relire l'ensemble des références à l'errance, qui seraient alors une possible évocation de la condition humaine comme tournée par nature vers le péché. La seconde occurrence de l'adjectif « descaminado », dans sa forme féminine cette fois (ce qui pourrait faire partie d'une stratégie visant au respect de la variété), se trouve dans le sonnet « A quien la buena dicha no enfurece »331. Le premier vers du premier tercet est en effet l'injonction suivante : « Huye la multitud descaminada ». Cette occurrence vient confirmer l'hypothèse d'une errance désignant métaphoriquement la propension naturelle de l'être humain à l'erreur morale, puisque c'est ici la majorité des hommes (« la multitud ») qui est décrite comme dans cette faute (« descaminada »). Remarquons que ce tercet se clôt sur l'affirmation de la possibilité de victoire de la vertu : à condition, comme toujours, de suivre les conseils de la voix poétique, l'allocutaire peut échapper aux mauvais aspects de sa condition humaine. C'est ce qui est affirmé au vers 11 : « la virtud dará el fin de la jornada. ». Il est évidemment significatif que la métaphore de la vie sur terre comme voyage soit encore filée ici (par le substantif « jornada ») : l'idée est d'affirmer la réversibilité possible du mouvement de déchéance morale

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qu'induit la nature humaine. Dans le cadre d'une morale catholique, il est en fait indispensable que l'amendement soit possible, que l'homme ne soit pas condamné définitivement et que la porte de la repentance lui demeure ouverte.

3.4-Les ruines : métaphore par excellence de la déchéance