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Il est logique, alors, que la vision devienne, dans la poésie morale de Quevedo, un mécanisme utilisé pour dénoncer les fausses apparences, pour évoquer la dualité entre ce qui est caché et ce que l'on montre. D'un point de vue lexical, cette dualité est résumée dans des verbes comme « cubrir », « descubrir », « mentir » et leurs dérivés, ou dans de substantifs comme « hipocresía ». On retrouve par exemple ces mêmes termes dans quatre sonnets différents : « Si el sol, por tu recato diligente »224 ; « Harta la toga del veneno tirio »225 ; « No digas, cuando vieres alto el vuelo »226 ; « ¿ Miras este gigante corpulento [...] ? »227. Ainsi, on relève « Descubre » et « hipocresía » dans le titre du sonnet « Si el sol por tu recato diligente » (Descubre el vicio de la hipocresía que afectan muchos en la disimulación de sus

maldades), « cubrir » au vers 12 de ce même sonnet et « cubre » au vers 3 du sonnet « Harta

la toga del veneno tirio ». De même, on remarque le retour de « mentir » dans « mentiras » au vers 11 du sonnet « Si el sol por tu recato diligente » et dans « miente » aux vers 7 et 10 du sonnet « Harta la toga del veneno tirio ». Quand à la notion d'hypocrisie, elle est présente dans les sonnets « Si el sol por tu recato diligente » et « No digas cuando vieres alto el vuelo » ; on peut aussi relever les termes « disimulación », « a escuras », « ignorancia », « no parecer » dans le sonnet « Si el sol por tu recato diligente » ; le terme « examinar » dans le sonnet « Harta la toga del veneno tirio » ; les mots « fingida » et « equivoca » dans le sonnet « No digas cuando vieres alto el vuelo » et les mots « Desengaño », « examina » et « aparentes » dans le sonnet « ¿ Miras este gigante corpulento [...] ? ».

Voyons maintenant comment se traduit, dans ce dernier sonnet, le mécanisme d'une vision associée à deux états opposés, l'occultation et la découverte :

« ¿Miras este gigante corpulento que con soberbia y gravedad camina ? Pues por de dentro es trapos y fajina, y un ganapán le sirve de cimiento.

224 BL 74 / R 37. 225 BL 105 / R 81. 226 BL 110 / R 87. 227 BL 118 / R 96.

Con su alma vive y tiene movimiento, y adonde quiere su grandeza inclina; mas quien su aspecto rígido examina, desprecia su figura y ornamento. Tales son las grandezas aparentes de la vana ilusión de los tiranos: fantásticas escorias eminentes. ¿Veslos arder en púrpura, y sus manos en diamantes y piedras diferentes? Pues asco dentro son, tierra y gusanos. »

Le voir et l‟aveuglement alternent ici à travers des structures de construction syntaxique. Ce poème est en effet construit sur l'opposition, répétée en début et en fin de sonnet, entre une interrogation oratoire (vv. 1-2 : « ¿ Miras este gigante corpulento / que con soberbia y gravedad camina ? » puis vv. 12-13 : « ¿ Veslos arder en púrpura, y sus manos / en diamantes y piedras diferentes ? ») et la réponse à celle-ci commençant par «Pues» (vv. 3-4 : « Pues por de dentro es trapos y fajina, / y un ganapán le sirve de cimiento » puis v. 14 : Pues asco dentro son, tierra y gusanos »). Chaque fois, la tournure interrogative contient la référence aux apparences admirables des êtres décrits (« gigante », « corpulento », « soberbia », « gravedad » ; « púrpura », « diamantes », « piedras ») alors que la phrase affirmative contient le verbe «ser» et définit une réalité méprisable (« trapos », « fajina », « ganapán » ; « asco », « tierra », « gusanos »). On retouve d'ailleurs, dans le vers final du sonnet « Harta la toga del veneno tirio », cette réalité méprisable évoquée dans le dernier vers de « ¿Miras este gigante corpulento [...] ? », et notamment à travers le même substantif « asco » :

« Y en tantas glorias, tú, señor de todo, para quien sabe examinarte, eres

lo solamente vil, el asco, el lodo. » (vv. 12-14)

Les deux sonnets ont aussi en commun la référence au verbe « examinar », qui apparaît sous la forme « examinarte » au vers 13 du sonnet « Harta la toga del veneno tirio » et sous la forme «el examen» dans le titre du sonnet « ¿Miras este gigante corpulento [...] ? » :

Desengaño de la exterior apariencia con el examen interior y verdadero. Enfin on retrouve

dans les deux textes la référence à la pourpre, explicite au vers 12 du dernier sonnet évoqué, métaphorique au début du sonnet « Harta la toga del veneno tirio ». Il est ainsi clair que la référence à la dualité occulter/découvrir implique l'usage de structures parallèles et d'un lexique particulier (comprenant les termes « asco », « examinar/examen » et les références à la pourpre), qui relie entre eux certains poèmes et constitue un système d'expression poétique.

Mais ce système peut se retrouver plus simplement à l'échelle d'un seul sonnet228, sous la forme de l'ambivalence, de la signification potentiellement double de certains mots. Bien sûr, de tels procédés relèvent de l'esthétique conceptiste que nous évoquerons plus loin, mais ils sont avant tout au service de ce mécanisme d'occultation et de découverte et c'est pourquoi nous menons maintenant cette réflexion sur le sonnet « No digas, cuando vieres alto el vuelo » :

« No digas, cuando vieres alto el vuelo del cohete, en la pólvora animado, que va derecho al cielo encaminado, pues no siempre quien sube llega al cielo. Festivo rayo que nació del suelo,

en popular aplauso confiado, disimula el azufre aprisionado; traza es la cuerda, y es rebozo el velo. Si le vieres en alto radïante,

que con el firmaento y su centellas equivoca su sello y su semblante, ¡oh, no le cuentes tú por una dellas! Mira que hay fuego artificial farsante, que es humo y representa las estrellas. »

C'est le dernier vers du second quatrain qui nous intéresse d‟abord tout particulièrement car il joue sur le mécanisme de l'occultation et de la découverte pour ancrer la critique de l'hypocrisie et des fausses apparences dans un contexte particulier : celui de la critique de ces défauts chez les femmes qui se prétendent dignes de respect et notamment chez les religieuses. Dans son édition de Polimnia229, Alfonso Rey signale que, si le titre « Contra los hipócritas, y fingida virtud de monjas y beatas, en alegoría del cohete », vraisemblablement apporté par González de Salas en accord avec les projets de Quevedo contient la référence aux religieuses, cette mention est absente de l'édition de 1652. Il précise que des éditions du XVIIIe siècle omettent aussi cette référence et amputent le poème de ses sept ou huit derniers vers, sans doute pour éviter la portée anticléricale du texte, dont Rey lui-même doute cependant230. Ce qui nous intéresse est d'apporter un argument pour nuancer la position

228

BL 110 / R 87.

229

Quevedo y Villegas, Poesía moral (Polimnia), op. cit..

230

Voici le contenu de la note d'Alfonso Rey sur le titre ou épigraphe du sonnet :

« El texto del soneto no contiene referencias precisas a la hipocresía y, desde luego, faltan indicios para concretarla en "monjas y beatas". La edición de 1652 elimina, precisamente, tal matiz : "Contra los hipócritas y fingida virtud, en alegoría del cohete". Es difícil decidir si el responsable de tal enmienda la introdujo por considerarla incoherente o por estimarla irreverente, aunque esta hipótesis parece más probable. Las ediciones de 1713, 1724, 1729, 1772 y 1784 reproducen ese epígrafe abreviado, a la vez que omiten los últimos siete u ocho versos. De este modo se originó una difusión mutilada de este poema a causa de un contendo anticlerical que tal vez nunca existió en el ánimo de Quevedo. Un

d'Alfonso Rey et soutenir l'idée que la critique ici menée a pour cible les femmes, qui dissimulent leur laideur morale derrière un écran de dignité. Les religieuses demeureraient ainsi une cible du sonnet, mais une cible secondaire seulement et, de toutes façons, cette critique ne serait donc pas à relier à une position aussi extrême que l‟anticléricalisme. Nous nous fondons, pour notre argumentation, sur les définitions que donne le dictionnaire d‟Autoridades des mots « traza » et « rebozo », et sur leur alliance dans ce poème avec les mots « cuerda » et « velo ». Voici la définition de « traza » :

« La primera planta, o disseño, que propone, è idea el Artífice para la fábrica de algun edificio [...] Metaph. significa el medio excogitado en la idéa para la conservación, y logro de algún fin. Se toma también por disposición, arte o symetría.

Se toma asimismo por el modo, apariencia, ò figura de alguna cosa. »

Dans cette définition, c‟est surtout le sens métaphorique qui est à prendre en compte, au vu du contexte du poème. En ce qui concerne la définition du « rebozo », voici la définition qu‟en donne le même dictionnaire :

« Lo mismo que Embózo.

La cosa con que uno se cubre y encubre el rostro : como la falda de la capa, una banda ù otro qualquier velo ò mascarilla para tapar la cara.

Se llama en algunas Provincias de España el modo de taparse de medio ojo las mugeres con el manto. Metaphóricamente vale figúra, medio y modo artificioso para dar a entender, sin declararlo distinta y expressadamente, lo que uno quiere decir. ».

Au vu de ces définitions, le vers 8 (« traza es la cuerda, y es rebozo el velo ») reviendrait alors à dire que la « cuerda » est une ruse et que le voile (« velo ») est soit un voile soit une sorte de ruse aussi. Mais voyons maintenant plus précisément le sens de ces termes et ses implications, dans le poème : pour ce qui est du sens à donner à la définition de la « cuerda » comme une ruse (« traza es la cuerda »), il convient de distinguer deux niveaux de compréhension. À un premier niveau, il est tout simplement évident que la cordelette qui permet d'allumer la fusée est assimilée à un stratagème, une manière mécaniquement habile de faire fonctionner le pétard. À un second niveau, on peut comprendre « cuerda » comme une référence à la prétendue dignité morale dont se vantent les femmes sans l‟avoir. Éventuellement, « cuerda » peut aussi faire allusion à la supposée sagesse des femmes recluses dans un couvent ou qui fréquentent assidument les églises. Dans tous les cas, le propos de la voix poétique serait alors de mettre en garde contre cette apparente sagesse, qui peut n‟être en fait que ruse (« traza »).

En ce qui concerne la définition du « velo » comme « rebozo », c‟est-à-dire la fin du vers 8 (« y es rebozo el velo »), la nécessité d'une double interprétation est encore plus évidente : en effet, le premier sens de ces mots est une tautologie : « le voile est un voile », ce

posible error interpretativo condicionó su transmisión. » (Francisco de Quevedo y Villegas, Poesía

qui appelle évidemment une autre interprétation. Cette seconde interprétation se fonde sur le sens de « rebozo », non plus comme « voile » mais comme « mode détourné de signifier quelque chose », ce qui débouche sur la définition du voile de ces femmes comme subterfuge dont il faudrait se méfier. Il est aussi connu que la question du port du voile par les femmes espagnoles du XVIIe siècle posait problème, en raison des conduites amorales qu‟il permettait et a mené les autorités à rédiger divers textes de loi contre cette pratique ; Quevedo lui-même ayant composé une Confesión que hacen los mantos de sus culpas, en a premática de no

taparse las mujeres231. Reste à savoir si le « rebozo » ainsi dénoncé par la voix poétique dans le sonnet qui nous occupe met uniquement en garde contre les abus amoraux liés au port du voile, ce qui ferait porter la critique essentiellement sur les femmes laïques, ou si le sens de cette ambivalence est, plus généralement, de rapprocher tout voile d'un mensonge, ce qui serait un argument en faveur d‟une critique des femmes en général, mais aussi des religieuses. Les deux aspects sont sans doute à prendre en considération et la définition du mot « velo » peut appuyer cette hypothèse : dans le dictionnaire de Covarrubias comme dans celui d‟Autoridades, si le premier sens du mot évoque un contexte laïque, le voile des religieuses est mentionné dès la seconde entrée :

« Velo :

-Cualquiera cosa de tela que cubre otra.

-Cierta toca bendita que se da a las religiosas quando hazen profession. -El que lleva la novia [...]

-Por la cubierta y escusa que ponemos a alguna cosa. » (Covarrubias232) « Velo :

-La cortina, ù tela delgada, que cubre alguna cosa. Úsase para ocultar lo que no se quiere, que esté comunmente à la vista por respeto, ù veneración [...]

231

La question du port du voile par les femmes espagnoles, ou tapado, et des problèmes moraux que cela pouvait engendrer, est notammment évoquée par Amédée Mas dans son ouvrage La caricature de la femme, du mariage

et de l’amour dans l’oeuvre de Quevedo, à propos du texte satirique écrit par ce dernier :

« La confession des manteaux, écrite, comme l‟attestent les quatre premiers vers, à l‟occasion de la pragmatique ordonnant aux femmes d‟aller le visage découvert, de manera que puedan ser vistas y

conocidas, sin que en ninguna manera puedan tapar el rostro en todo ni en parte con mantos ni otra cosa, est très riche en détails sur les abus auxquels la pragmatique prétendait couper court. »

… et une note correspond à cette dernière phrase :

« Cette pragmatique est du 12 avril 1639. Il est donc surprenant qu‟Astrana Marín date cette poésie de 1623. En 1623 il y eut de féroces mesures contre le luxe vestimentaire, des hommes aussi bien que des femmes, mais rien, à notre connaissance, contre le tapado (qui restait cependant interdit, théoriquement, par des édits de 1590, renouvelés vainement en 1595 et en 1600). Il y eut un édit, du 3 janvier 1611, contre les tapadas de medio ojo. » (Amédée Mas, La caricature de la femme du mariage et de l’amour

dans l’œuvre de Quevedo, Paris, Ediciones hispano-americanas, 1957, p. 163).

Certes, le sonnet que nous étudions ici est daté par Marie Roig Miranda (Les sonnets de Quevedo..., op. cit., p. 486) d‟avant 1614 et serait donc antérieur au poème satirique et à la pragmatique de 1639. Cependant, d‟une part, cette possible antériorité ne va pas à l‟encontre de l‟idée que cette question intéressait Quevedo, aussi bien sur le plan de la critique sociale qu‟en raison des jeux de mots et créations littéraires qu‟elle permettait. D‟autre part, nous ne sommes pas sûre que la date de composition du poème satirique soit 1639 : rien n‟indique qu‟il n‟a pas été écrit à l‟occasion d‟un des édits précédents ou en référence générale à un problème de société.

232

-Se llama también la toca, que usan las mugeres para cubrir la cabeza, y el rostro. Llámase especialmente assi el que se pone bendito a las religiosas al tiempo de hacer su professión [...]

-Por extensión, significa qualquier cosa, especialmene obscura, que estorba la vista de otra.

-Metaphoricamente se toma por el pretexto, dissimulación, ò excusa, con que se intenta ocultar la verdad, ù obscurecerla.

-Vale también la confusión [...]

-Metaphoricamente se llama también qualquier cosa, que encubre, ù dissimula el conocimiento expresso de otra. » (Autoridades233)

Il semblerait donc que, si la mention du voile n‟implique pas une référence de premier plan, à la vocation monacale, une telle référence soit cependant forcément convoquée, à un second plan, dans ce mot « velo ». De plus, ce terme désigne aussi ce qui sert à cacher autre chose, et notamment la vérité. Il apparaît donc comme clair que la critique menée par la voix poétique est au moins double : celle de l'usage que font les femmes du voile, profitant de ce qu‟il les garde d‟être reconnues, et celle des fausses apparences également, en particulier chez les femmes qui se prétendent ferventes croyantes, qu‟elles aient le statut de religieuses ou non. Quant au contenu anticlérical dont parle Rey et qu'il pense devoir rejeter des sens possibles des écrits de Quevedo, il ne nous semble pas présent ici. En effet, la critique s'adresse ici aux femmes coupables de la tromperie dénoncée et non à l'Église ou à tel ou tel couvent, en tant qu'institutions. Par contre, alors qu‟il nous paraît erroné de donner à la critique morale quévédienne une dimension anticléricale, il est certain que cette critique désigne cependant un coupable principal : le XVIIe siècle espagnol.