• Aucun résultat trouvé

Nombreux sont les poèmes moraux de Quevedo qui contiennent des références très explicites, c'est-à-dire simplement lexicales, à la notion de vision. Même si l'on s'en tient à la présence des trois verbes « ver », « mirar » et « mostrar », on remarque une récurrence importante de ces références. Le verbe « ver », en particulier, est extrêmement présent dans le corpus qui nous occupe (nous avons compté plus de vingt poèmes concernés par ce seul verbe, soit un huitième d'un corpus de 158 textes). Citons par exemple les quatre occurrences du verbe « ver » à la première personne du singulier du passé simple de l'indicatif entre les vers 98 et 110 de la silva intitulée Roma antigua y moderna173 :

« Allí del arte vi el atrevimiento;

pues Marco Aurelio, en un caballo, armado, el laurel en las sienes añudado,

173

osa pisar el viento,

y en delgado camino y sendas puras hallan donde afirmar sus herraduras. De Mario vi, y lloré desconocida, la estatua a su fortuna merecida; vi en las piedras guardados los reyes y los cónsules pasados; vi los emperadores,

dueños del poco espacio que ocupaban, donde sólo por señas acordaban que donde sirven hoy fueron señores. »

Au sujet de cette répétition, Enrique Moreno Castillo cite une remarque de Cuervo et propose cette réflexion, qui nous semble intéressante :

« Cuervo [Cuervo, R. J., « Dos poesías de Quevedo a Roma », Revue Hispanique, 18, 1908, pp. 432-438] observa que el poema adquiere aquí, con la repetición de la forma verbal « vi », un tono personal que hasta ahora no tenía y que después vuelve a desaparecer »174.

Le recours au verbe « ver », en effet, a pour effet une impression d‟investissement plus grand de la voix poétique dans son propos. Par ailleurs, la répétition de ce verbe est courante : elle a lieu également dans le salmo I175, au vers 12 : « verme cual me veo », dans le salmo VI176, au vers 16 (« me veo »), dans le salmo XXVII177, au vers 1 (« Bien te veo correr, tiempo ligero »). Ce même verbe apparaît encore en association avec le verbe « mirar » dans les tercets du sonnet « ¿ Ves esa choza pobre que, en la orilla »178 :

« Pues eso ves en mí, que, retirado, a la serena paz de mi cabaña,

más quiero verme pobre que anegado. Y miro, libre, naufragar la saña del poder cauteloso, que, engañado, tormenta vive cuando alegre engaña. »

Au sujet de ces vers, Carmen Peraita souligne, comme nous, l‟importance du voir, à laquelle elle ajoute la notion de mise en scène, qui nous paraît également intéressante. Elle écrit :

« El soneto quevediano se configura sobre una experiencia de carácter visual y una dimensión escénica de ver : ver en la distancia, en la orilla, ver en el mar, ver el naufragio de otros, ver en uno mismo, verse a sí mismo, quererse ver y mirar libre los peligros ajenos. »179

Dans le salmo IX180, dont voici les six premiers vers, on retrouve l‟alliance de ces verbes :

« Cuando me vuelvo atrás a ver los años que han nevado la edad florida mía;

174

Enrique Moreno Castillo, « Anotaciones a la silva Roma antigua y moderna de Francisco de Quevedo », art. cit., p. 528. 175 BL 13. 176 BL 18. 177 BL 39. 178 BL 123 / R 101. 179

Carmen Peraita, « Espectador del naufragio. Muestra en oportuna alegoría la seguridad del estado pobre y el

riesgo del poderoso » , in La Perinola, rev. cit., n° 6, 2002, p. 188.

180

cuando miro las redes, los engaños donde me vi algún día,

más me alegro de verme fuera dellos, que un tiempo me pesó de padecellos. »

Enfin, le verbe « mirar » apparaît aussi au vers 1 du sonnet « Ya te miro caer precipitado »181 et le verbe « mostrarme » est utilisé au vers 7 du salmo II182 (« por mostrarme más verde mi albedrío »).

Dans tous ces cas, le but poursuivi est l'efficacité de l'édification morale, grâce au caractère vraisemblable du récit. L'idée est de représenter le poème comme le compte rendu exact de l'observation d'une situation ayant réellement existé. L'utilisation de ce vocabulaire de la vision crée entre le texte et le réel un lien étroit, qui rend d'autant plus présents les enseignements moraux contenus dans le texte.

Dans le salmo XVII183 par exemple, le mécanisme de la découverte, par le regard, d'une succession d'éléments, structure le sonnet et prépare sa pointe :

« Miré los muros de la patria mía, si un tiempo fuertes, ya desmoronados,

181 BL 99 / R 75. 182 BL 14. 183

BL 29 / R 69. Nous partageons en partie le point de vue des éditeurs de l‟Anthologie bilingue de la poésie

espagnole quand ils écrivent :

« Il est presque dérisoire, eu égard à la portée philosophique et universelle du sonnet, d‟en signaler le point de départ urbanistique : Madrid (la patrie) avait abattu portes et murailles, et Gñngora s‟était fait l‟écho du fait divers dans un sonnet de 1610 » (Anthologie bilingue de la poésie espagnole, préface par Nadine Ly, édition établie sous la direction de Nadine Ly, Paris, Gallimard, N.R.F., Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 1157)

Cependant, un tel détail demeure intéressant ici, dans la mesure où l‟objet prétendu de la vision est alors une réalité très concrète, ce qui renforce l‟importance du verbe « mirar » dans ce contexte. Comme le rappelle Tyler Fisher, cette « patria » peut tout aussi bien être vue comme symbolique :

« Tanto Wardropper ([B. W., Spanish poetry of the Golden Age, Nueva York, Meredith], 1971, p. 30) como Price ([R. M., A Note on the Sources and Structure of „Miré los muros de la patria mìa‟ »,

Modern Language Notes, 98] , 1963, p. 198) entienden que la „patria‟ deteriorada de este soneto se

refiere al envejecimiento del mismo hablante poético, y no al de un país o pueblo Ŕuna interpretación convincente en vista del sostenido lenguaje personal de los otros salmos, y una interpretación que parece aún más justificada si se considera la metáfora principal del „Salmo XVII‟ de Quevedo imitaciñn de Eclesiastés, 12, en que el concepto elaborado de una hacienda en decadencia representa el deterioro de un cuerpo humano. » (Tyler Fisher, « Heráclito cristianizado y David imitado en los Salmos de Quevedo », in La Perinola, rev. cit., n° 11, 2007, p. 74, note 2)

Dans ce cas également, l‟élément comparant induit une importance toute particulière de la dimension visuelle. Quant à Alfonso Rey, il invite à comprendre „patria‟ comme „casa, mansiñn‟ (Alfonso Rey, « Notas a la edición de la poesía moral de Quevedo (II) » , art. cit., pp. 307-308). Marìa José Tobar Quintanar résume l‟ensemble des suppositions concernant la nature de cette « patria » et de ces « muros » dans l‟article intitulé « Miré los muros

de la patria mía y la reescritura en Quevedo » (in La Perinola, rev. cit., n° 6, 2002, pp. 239-261) et l‟on trouve

aussi un développement sur ces termes dans l‟article d‟Alfonso Rey « Vida retirada... » (art. cit. , pp. 202 et 203) : de notre point de vue, les deux réseaux sémantiques, celui du corps et celui de la maison ou des murailles de la ville, sont présents dans ce poème. En effet, c‟est bien une métaphore corporelle qui décrits les « muros » comme « cansados » au vers 3, même si l‟élément référentiel premier de ce terme est fait de pierres. Inversement, si l‟on considère qu‟il est question, dans le premier, quatrain, d‟une métaphore du corps et de l‟âme, il n‟en demeure pas moins que la notion de maison est présente aussi, puisqu‟il est question, dans les quatre strophes, de quatre éléments mis sur le même plan matériel : la ville, la campagne, la maison et l‟épée (si le premier élément de la série était uniquement le corps, l‟énumération perdrait de son sens).

de la carrera de la edad cansados, por quien caduca ya su valentía.

Salíme al campo, vi que el sol bebía los arroyos del yelo desatados,

y del monte quejosos los ganados, que con sombras hurtó su luz al día. Entré en mi casa; vi que, amancillada, de anciana habitación era despojos; mi báculo, más corvo y menos fuerte; vencida de la edad sentí mi espada. Y no hallé cosa en que poner los ojos que no fuese recuerdo de la muerte. »

Les trois premières références à la vision (« Miré » au v. 1 ; « Salí [...], vi que » au v. 4 et « Entré [...] ; vi que » au v. 9) installent en effet peu à peu, strophe par strophe, une sorte de saturation dans la référence à l'observation, dans le but de rendre la chute rhétoriquement plus efficace. Il s'agit de rendre plus étonnante, grâce aux références antérieures à la vision, l'assertion apportée par les deux derniers vers. En effet, l‟accumulation des références à la vision s‟oppose à l‟impossibilité de voir des objets étrangers à la mort : malgré l‟effort d‟observation de la voix poétique pour rechercher de tels objets, ils demeurent invisibles.

Le salmo VII184 fait fonctionner les références à la vision suivant le même mécanisme : il s'agit de les répéter afin de justifier une idée, contenue dans un distique, initial cette fois :

« ¿ Dónde pondré, Señor, mis tristes ojos que no vea tu poder divino y santo? Si al cielo los levanto,

del sol en los ardientes rayos rojos te miro hacer asiento;

si al manto de la noche soñoliento, leyes te veo poner a las estrellas; si los bajo a las tiernas plantas bellas, te veo pintar las flores;

si los vuelvo a mirar, los pecadores que tan sin rienda viven como vivo, con amor excesivo,

allí hallo tus brazos ocupados

más en sufrir que en castigar pecados. »

Le texte commence en effet par cette interrogation rhétorique : « ¿ Dónde pondré, Señor, mis tristes ojos / que no vea tu poder divino y santo ? », qui revient à affirmer que la présence de Dieu est totale, de même que la marque de la mort était évoquée comme omniprésente à la fin du salmo XVII. Le système ainsi mis en place donne pour rôle au vocabulaire de la vision de rendre plus remarquable la situation évoquée dans les deux vers initiaux : le salmo VII

184

souligne a posteriori cette situation grâce à l'utilisation du lexique de la vision. Ce vocabulaire est utilisé avec un souci de variété puisque, si la même formulation et les deux mêmes verbes se retrouvent dans « Si [...] / te miro » (vv. 3-5), « si [...] / te veo » (vv. 6-7) et « si [...] / te veo » (vv. 8-9), la quatrième référence à la vision est construite différemment. En effet, « si los vuelvo a mirar [...] / hallo » (vv. 11-13) est une construction qui fait suivre immédiatement l'hypothétique « si » de la référence à la vision (contrairement à ce qui se passe dans les trois premiers cas), alors que le verbe principal « hallo » ne relève pas de ce champ lexical. Le système est donc celui d'une série de répétitions, mais il introduit un élément variable qui est absent du système utilisé dans le salmo XVII185. La raison de cette différence entre les deux salmos est peut-être que, dans le second, l'énumération se termine sur la pointe du sonnet, qui nécessite une variation par rapport à ce qui précède. Dans le premier salmo évoqué, puisque l'énumération est close avant la chute et puisque c'est l'expression de l'idée principale du sonnet qui se fait à la pointe, la variation est introduite de manière logique par la conclusion186, ne nécessitant pas, en tous cas, de faire varier particulièrement les références à la vision.