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L'image de la navigation est récurrente dans la poésie morale de Quevedo, de même que la métaphore de la navigation comme soif excessive de conquêtes, au point d‟être chez lui, comme chez d‟autres auteurs, un cliché. En effet, la saturation des textes poétiques par une métaphore extrêmement commune à l'époque relève du lieu commun et est parfois utilisée comme tel, dans le but de jouer sur une référence traditionnelle. Dans La littérature

européenne et le Moyen Âge latin, Ernst Robert Curtius montre, en citant de nombreux

exemples, que la métaphore de la navigation est utilisée depuis l‟Antiquité romaine pour décrire le voyage que constitue métaphoriquement la rédaction et la lecture d‟une œuvre273

. Cependant, ces références n‟apportent qu‟assez peu à la compréhension de la métaphore de la navigation comme soif de conquête chez Quevedo. Par contre, Enrique Moreno Castillo évoque plus précisément la métaphore qui nous intéresse :

« El poema desarrolla un motivo muy frecuente en la poesía clásica, el de la diatriba contra la navegación. En la edad de oro, cuando los hombres vivían en paz y sin ambiciones, no existían los barcos. Ver Lucrecio, V, vv. 999-2006 ; Ovidio, Metamorfosis, I, vv. 94-95, Tibulo, I, 3, vv. 34-49 ; Séneca, Medea, vv. 329-34. »274

On peut également, avec Alfonso Rey275, citer le poème d‟accompagnement de Stace pour Mécius Céler, destiné à attirer la bienveillance des dieux sur ce personnage, qui s‟apprête à s‟embarquer pour aller prendre le commandement d‟une légion en Syrie :

« Iusta queror ; fugit ecce vagas ratis acta per undas paulatim minor et longue servantia vincit

lumina, tot gracili ligno complexa timores, quaeque super relinquos te, nostri pignus amoris, portatura, Celer ! […] » 276

272

L'inverse est également vrai : le sens des métaphores liées à l'or ne peut qu'être éclairé par le fait d'avoir à l'esprit celles qui font référence à la navigation.

273

Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Pocket, collection Agora, 1991, pp. 219-224.

274

Enrique Moreno Castillo, «Anotaciones a la silva Sermón estoico de censura moral de Francisco de Quevedo», in La Perinola, rev. cit., n° 11, 2007, p. 140.

275

Alfonso Rey, Quevedo y la poesía moral española, op. cit., p. 57.

276

« Légitime est ma plainte ; voici que le navire fuit sans arrêt à travers les flots errants, et peu à peu diminue et décourage les regards ; que de craintes il recèle à l‟intérieur de ses frêles cloisons ! et, par-dessus tous les autres,

Cette silve de Stace n‟est d‟ailleurs pas la seule source possible pour cette image récurrente, et Manuel Ángel Candelas Colodrón écrit à ce sujet :

« La navegación para hallar tesoros más allá de los mares constituye en la poesía moral de Quevedo uno de los motivos más recurridos, aunque no hay que dejar de reconocer el carácter tópico que presenta en la poesía de los siglos XVI y XVII, al calor de la influencia horaciana o de los textos de la sátira romana. »

et

« La execración del primer navegante es uno de los tópicos de la literatura moral del siglo XVII español : se halla en las soledades gongorinas y en la silva de Villamediana, „Ya la común hidropesía de viento‟, entre otros lugares conocidos ».277

D‟une manière générale, nous ne nous attardons donc pas sur ces références, car, répétons-le, nous adhérons à l‟idée de Marie Miranda que, parmi les sources des sonnets de Quevedo, certaines notions tiennent plus du lieu commun que de la référence précise à un écrivain278. Ce qui nous intéresse surtout, c‟est la manière qu‟a la poésie morale quévédienne d‟exploiter ce lieu commun. Sur ce thème, l‟article de Carmen Peraita portant sur le sonnet « ¿Ves esa choza pobre que, en la orilla [ ?] »279 offre un bon résumé de ce que représente, en général, la métaphore de la navigation dans la poésie quévédienne et dans ses sources :

« Navegar significa tradicionalmente infringir leyes de la naturaleza, violentar la tierra inviolata. Por ende, navegar era exponerse a innecesarios peligros. La muerte en el mar impedía además el entierro ritual del náufrago. Representaba la imposibilidad de que el cuerpo muerto recibiera las honras fúnebres requeridas por las creencias religiosas; de ahí que se califique a la navegación de impía. [...] La navegación es condenada porque representa habitualmente una transgresión del orden universal, de los límites del macrocosmos impuestos por los dioses, al traspasar el navegante los confines geográficos naturales delimitados por la « ley de arena », por la orilla del mar, y colapsar la distancia natural entre las tierras [...]. La condena del navegar es un tópico de prolífica tradición en el mundo grecolatino; pero hay una tradición cristiana que también influye marcadamente en el tratamiento quevediano de la navegación. La iconografía cristiana demoniza al mar, en tanto que esfera de lo imprevisible, donde es difícil para uno mismo encontrar un camino; es el espacio donde se manifiesta el mal, donde se representan las apariciones del demonio. [...] En varios de sus poemas Quevedo exhorta a no cruzar las barreras naturales y subraya el carácter antinatural de la navegación [...]. La navegación, además, contraviene los preceptos de la actividad humana: es síntoma de insatisfacción con la propia existencia. El deseo de arriesgarse a navegar, de unir lo que está naturalmente separado, articula la idea del hombre insatisfecho con lo que posee y dominado con la ambición y la desmesura, una aspiración de ganancias rápidas, la visión de la opulencia [...]. En una suerte de geografía moral, codicia de ganancias, dinero, usura, mar, tempestad y naufragio aparecen inextricablemente ligados. »280

il va t‟emporter, toi, Céler, objet de ma vive affection ! »(Stace, Poème d’accompagnement pour Mécius Céler,

in Silves, texte établi par Henri Frère et traduit par H. J. Izaac, tome I, livres I-III, Paris, Les Belles Lettres, 1992,

vv. 78-82, p. 108).

277

Manuel Ángel Candelas Colodrón, La poesía de Quevedo, op. cit., pp. 33 et 49. Le même auteur donne également d‟autres pistes, générales, en ce qui concerne les sources de silvas quévédiennes dans « Las silvas de Quevedo », art. cit., p. 163.

278

Maire Roig Miranda, Les sonnets de Quevedo, op. cit., p. 197 : « beaucoup de notions sont devenues des lieux communs et ne peuvent guère être attribuées à un auteur précis. ».

279

BL 123 / R 101.

280

Ainsi, d‟une manière très générale, la métaphore de la navigation implique la critique des travers humains. Ce qui nous importe, plus que d‟explorer la tradition qui aboutit à cet état de choses, est de voir comment la voix poétique quévédienne renouvelle cette tradition ou, au contraire, s‟inscrit dans son sillage. Nous pensons qu‟à l'usage récurrent de la métaphore de la navigation correspond une volonté poétique d'exploiter une métaphore faisant partie d'un patrimoine littéraire, dans la lignée duquel il importe de s'inscrire, en s‟en détachant ponctuellement. Mais montrons d'abord à quel point cet usage est récurrent dans le corpus qui nous intéresse.

Divers poèmes moraux de Quevedo ont pour thème principal l'adresse à une embarcation, ou l'évocation d'un tel objet, ce qui entraîne chaque fois toute une série de métaphores maritimes. C'est le cas dans la silva Exhortación a una nave nueva al entrar en el

agua281, où la voix poétique s'adresse à la nave et file une métaphore opposant la vie de l‟arbre, tranquille et passée, à la vie présente, pleine de dangers, des pièces de bois constituant le bateau que cet arbre est devenu. Le poème se termine sur l'évocation du naufrage de la

nave, métaphore de la mort des hommes qui suivraient ce contre-exemple. Dans le sonnet

« ¡Qué bien me parecéis, jarcias y entenas [...] ! »282, la métaphore du naufrage ressurgit, notamment au vers 2, où les cordages et les antennes du titre sont décrits comme « vistiendo de naufragios los altares ». Dans ce cas, les symboles des naufrages remplissent correctement leur róle, puisqu‟ils peuplent l‟espace de la voix poétique avec des images de naufrages. Aux vers 12 et 13 du sonnet « ¿Ves esa choza pobre que, en la orilla [...] ? »283, la voix poétique, qui n'est alors pas soumise à la fascination pour les conquêtes et le pouvoir, dit : « Y miro, libre, naufragar la saña / del poder cauteloso ». Dans ce cas, le naufrage est celui, métaphorique, du pouvoir condamné à l‟échec. D'une manière plus générale, la métaphore de la navigation comme image de l'excès d'ambition est aussi présente, dès le titre, dans les sonnets Náufraga nave, que advierte y no da escarmiento284 et Advierte la temeridad de los

que navegan285. On la retrouve également dans le poème « La voluntad de Dios por grillos tienes »286, notamment dans les tercets :

« ¿Quién dio al robre y a l‟haya atrevimiento de nadar, selva errante deslizada,

y al lino de impedir el paso al viento ?

281 BL 138. 282 BL 7 / R 59. 283 BL 123 / R 101. 284 BL 112 / R 89. 285 BL 89 / R 63. 286 BL 107 / R 83.

Codicia, más que el Ponto desfrenada, persuadió que, en el mar, el avariento fuese inventor de muerte no esperada. »

Comme dans « Diste crédito a un pino »287, le bateau est désigné à travers une métonymie : celle qui l‟assimile à un arbre, le chêne ou le hêtre. L‟effet, comme dans la silva, est de réduire la valeur matérielle de l‟embarcation, en rappelant son origine végétale, pour mieux présenter comme choquante sa prétention à conquérir le monde. C‟est, du moins, ce que souligne le substantif « atrevimiento » à la fin du vers 9. Signalons aussi que, dans ce sonnet, on retrouve la référence à la « ley de arena » (v. 2 : « y ley de arena tu coraje humilla »), comme dans celui que Blecua numérote 32 et que nous venons d'évoquer ; cette répétition confirme notre idée d'une série de métaphores maritimes fonctionnant en système au sein de la poésie morale de Quevedo. La métaphore de la navigation est encore évoquée par le thème du sonnet « ¿Tan grande precio pones a la escama ? »288, qui fait référence au poisson que l‟allocutaire envoie pêcher très loin pour satisfaire sa gourmandise et son orgueil. Au second quatrain du sonnet « Para comprar los hados más propicios »289, également, la mention de la navigation permet d‟illustrer l‟erreur morale de l‟allocutaire, qui adresse de mauvaises prières à Dieu :

« Pides felicidades a tus vicios; para tu nave rica y usurera, viento tasado y onda lisonjera, mereciéndole al golfo precipicios. »

Dans ce cas, la construction grammaticale souligne un parallèle entre les deux compléments directs du verbe « pedir » (« felicidades » et « viento tasado y onda lisonjera ») ainsi qu‟entre ses deux compléments indirects (« a tus vicios » et « para tu nave rica y usurera »). L‟effet, renforcé par les adjectifs, ici péjoratifs tous les deux, « rica » et « usurera », est de faire de l‟embarcation une image des vices de l‟allocutaire, puisque « tu nave... » est placée sur le même plan grammatical que « tus vicios ». Dans la silva « Estas que veis aquí pobres y escuras »290, les vers 58, 59 et 66 contiennent aussi des références à la navigation comme métaphore de la soif incontrôlée de conquêtes :

« cuéstele vuestra gula desbocada

su pueblo al mar, su habitación al viento » (vv. 58-59)

287

BL 136. Dans son article sur Al inventor de la pieza de artilería, Enrique Moreno Castillo recense les références littéraires à l‟origine de la représentaion du bateau comme un arbre (Enrique Moreno Castillo, « Anotaciones a la silva „Al invento...‟ », art. cit., pp. 172-174).

288 BL 121 / R 99. 289 BL 69 / R 32. 290 BL 142.

« Solicitad los mares » (v. 66)

En tout, jusqu'ici, c'est près d'une dizaine de poèmes qui a été citée.

Dans le même ordre d'idées, remarquons le parallèle entre les poèmes « Diste crédito a un pino »291 et « Las selvas hizo navegar, y el viento »292. Les vers 61 à 63 du premier sont en effet les suivants :

« doy que te sirva el viento lisonjero, si su furor recelas;

doy que respete al cáñamo y las velas »

Les deux premiers vers de l'autre poème sont ceux-ci : « Las selvas hizo navegar, y el viento / al cáñamo en sus velas respetaba ». Dans les deux cas, l‟image est celle du vent respectueux des voiles et des cordages, désignés par la matière, le chanvre, qui les constitue. L‟effet est, dans le second exemple, de souligner la grandeur du personnage célébré dans le poème, puisque même les éléments naturels se soumettent à ses intérêts. Dans le premier exemple, l‟effet est de décrire comme idéale la situation souhaitée. Il ne s'agit pas là d'une simple réutilisation, par facilité, d'une trouvaille poétiquement satisfaisante : le fait que, dans les deux cas, la situation décrite soit représentée comme signe d'une bénédiction du personnage qui la vit nous donne à penser que les deux références fonctionnent dans une même logique, faisant partie d'un même système. Si l'on considère les dates de première publication attestée de ces poèmes293, on peut même souligner l‟antériorité de « Diste crédito a un pino » par rapport à « Las selvas hizo navegar » et le fait, peut-être paradoxal, que l'épigraphe pour la statue de Charles Quint constitue un écho à une création poétique qui faisait, au départ, référence à un homme bien plus commun que cet empereur. Quoi qu‟il en soit, ce qui importe surtout ici est le retour de la métaphore de la navigation, sous la forme, particulière, d‟une navigation accompagnée par les éléments naturels, comme bénie des dieux.

Pour finir, soulignons la répétition des allusions à la navigation dans le Sermón estoico

de censura moral294. Elle se traduit par le retour de cinq mots dérivés du verbe « navegar » :

« navegación », au vers 27 ; « navegan », au vers 58 ; « navega » au vers 81 ; « navegados », au vers 215 ; « navega », au vers 375. Ce sont ainsi environ douze poèmes que nous avons cités comme contenant des métaphores assimilables à celle de la navigation comme soif de conquêtes. Cela représente près de dix pour cent des poèmes de notre corpus, qui en compte 158 : c'est dire l'importance de cette métaphore dans la poésie morale de Quevedo. La 291 BL 136. 292 BL 214. 293

D'après Blecua, 1611 pour « Diste crédito... », puisqu'il le présente comme issu de la Segunda parte de las

Flores de poetas ilustres, et 1648 pour « Las selvas... », puisqu'il le présente comme issu du Parnaso español).

294

métaphore en question, nous l'avons cependant dit, relève aussi du cliché, exploité comme tel car lié à des modes et traditions littéraires. Il nous importe maintenant de voir comment la voix poétique quévédienne renouvelle une telle tradition, dans l'hypothèse où elle ne se bornerait pas à la reproduire.