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2.2.1-Un appel rhétorique à l'allocutaire

2.2.2 Le rôle du démonstratif

Trois des poèmes du corpus qui nous occupe débutent par le démonstratif « Este », en lien avec le pronom relatif « que ». Le démonstratif peut être adjectif, comme dans le sonnet « Esta concha que ves presuntuosa »220, ou pronom, comme dans les silvas « Esta que veis delante »221 et « Estas que veis aquí pobres y escuras »222. Le recours au démonstratif et au relatif est évidemment lié à un mécanisme de la vision : celui qui, dans le domaine de la rhétorique, permet de faire appel à l'attention de l'allocutaire du texte, fictif, mais aussi, plus simplement, constitué par le lecteur du texte. De ce point de vue, il peut sembler étonnant que ce soit le démonstratif de première personne qui soit employé ainsi. Cependant, cet emploi est logique si on se souvient du premier des mécanismes que nous avons évoqués au sujet de la vision : celui qui fait du poème le compte rendu d'une prétendue vision de la voix poétique. Or, celle-ci s'exprime à la première personne : il est ainsi cohérent que l'objet qu'elle désigne comme ayant été d'abord vu par elle-même, avant d'être donné à voir à l'allocutaire, le soit à travers le démonstratif de première personne.

L'association systématique de ce démonstratif avec le verbe « ver », et parfois avec ce verbe et le verbe « mirar », est également remarquable. Dans la silva La soberbia, la première

218 BL 120 / R 98. 219 BL 78 / R 41. 220 BL 106 / R 82. 221 Intitulée La soberbia, BL 135. 222 BL 142.

phrase associe le démonstratif « Esta » et le relatif « que » aux verbes « ver » et « mirar » de la façon suivante :

« Esta que veis delante,

fulminada de Dios, y fulminante, que en precipicios crece y se adelanta, y para derribarse se levanta;

esta que, con desprecio, el mundo mira blasón de la ignorancia y la mentira, es la soberbia, que, en eternas vidas, inventó en la privanza las caídas. »

Le premier démonstratif est antécédent du relatif complément du verbe « ver », alors que le second est antécédent du relatif complément du verbe « mirar ». La structure est donc la même, et souligne le lien entre démonstratif et vision de l‟allocutaire ou d‟une tierce personne, comme pour favoriser l‟efficacité de la voix poétique qui donne à voir. Dans les deux autres poèmes cités ici, le démonstratif est également antécédent d'un relatif qui a pour fonction d‟être complément du verbe « ver » :

« Estas que veis aquí pobres y escuras ruinas desconocidas

[...] » (silva A los huesos de un rey...) « Esta concha que ves presuntuosa, [...] » (sonnet)

Dans les trois cas donc, et surtout dans le premier, où apparaît aussi le verbe « mirar », le lien entre le démonstratif « este » et la notion de vision est donc lexicalement et grammaticalement très explicite. Dans un article où il analyse en détail la silva Roma antigua y moderna, Enrique Moreno Castillo associe ce démonstratif et le relatif qui le suit à des vers de Properce et, au Siècle d‟Or, à la contemplation de la ruine, ce qui est en accord avec notre idée de l‟importance de la vision. Il écrit :

« Quevedo cita estos versos de Propercio [« Hoc quodumque vides, hospes, qua maxima Roma est [...] / collis et herba fuit » : « Todo esto que ves, forastero, donde está la grandiosa Roma [...], eran colinas y pastizales » (Propoercio, Elegías, IV, I, vv. 1-2)] en sus Lágrimas de Jeremías castellanas. Dámaso Alonso habla de la influencia de esta frase inicial del poeta latino sobre la fórmula con que se inicia el

Polifemo de Góngora, « Estas que que dictó rimas sonoras », y que se repite en el inicio de tantos

poemas del Siglo de Oro y de una manera especial en los relacionados con el tema de las ruinas : « Estos de pan llevar campos ahora » [Medrano, Poesía, p. 442] ; « Esta a la rubia Ceres consagrada » [Arguijo, Obra poética, p. 151] ; « Estos, Fabio, ay dolor, que ves ahora » [Caro, Canción a las ruinas

de Itálica, en Blecua, Poesía de la Edad de Oro, II, Barroco, p. 148] ; « Estas que veis aquí pobres y

escuras » [Quevedo, BL 142] ; « Estas de admiración reliquias divinas » [Villamediana, Poesía, p. 231] ; « Estas ya de la edad canas ruinas » [Rioja, Poesía, p. 200] »223

Or, nous remarquons, dans les exemples qu‟il cite, que le relatif dont est antécédent l‟adjectif démonstratif est souvent complément, dans le même vers, d‟un verbe assimilable au verbe

223

Enrique Moreno Castillo, « Anotaciones a la silva Roma antigua y moderna de Francisco de Quevedo » , in

« ver ». C‟est le cas chez Properce, mais aussi dans la Canción a las ruinas de Itálica et, bien sûr, chez Quevedo. De même, chez Villamediana, le mot « admiración » contient aussi l‟idée de regard. Enfin, le second vers du poème cité de Francisco de Rioja est « que aparecen en puntas desiguales » : le verbe « aparecer » rappelle l‟importance de la vision. La voix poétique quévédienne utilise donc un procédé de désignation, une tournure que la tradition littéraire a coutume d‟associer à la notion de vision, ce qui est d‟ailleurs logique pour une tournure démonstrative. L‟intérêt d‟une étude de ces termes est, selon nous, de comprendre au profit de l‟expression de quelles idées elles sont ici employées.

Reste alors maintenant à s'interroger sur la fonction majeure de ces démonstratifs : ils ont pour rôle de créer une tension entre les apparences et ce que la voix poétique désigne comme la réalité des choses. Ces démonstratifs, systématiquement associés au verbe « ver » (et au verbe « mirar » aussi dans un des trois cas) sont, d'autre part, répétés au moins une fois dans chaque poème, dans le cadre de la description de ce à quoi ressemblent les objets. C‟est seulement ensuite qu‟intervient le verbe principal, dont il faut souligner qu‟il est, dans les trois cas, le verbe « ser », et qu‟il définit ce qu‟est, en réalité, l‟objet décrit :

« Esta que veis delante,

fulminada de Dios, y fulminante, que en precipicios crece y se adelanta, y para derribarse se levanta;

esta que, con desprecio, el mundo mira blasón de la ignorancia y la mentira, es la soberbia, que, en eternas vidas, inventó en la privanza las caídas. »

Dans la silva La soberbia, que nous venons de citer à nouveau pour plus de commodité, le démonstratif introduit une première série de deux relatives puis une seconde mention du même démonstratif introduit une troisième relative, avant le verbe principal, « ser ». Ce dernier est donc rejeté en fin de phrase, plus pour prolonger la description de l‟Orgueil comme repoussant que pour ménager un suspense, car, dans ce cas, il n‟y a pas de décalage entre l‟apparence, déjà méprisable, et la réalité. Mais cette situation constitue une exception : en général, dans la poésie morale quévédienne, les apparences sont représentées comme trompeuses. C‟est ce qui se passe dans les deux autres poèmes qui nous occupent :

« Esta concha que ves presuntuosa, por quien blasona el mar índico y moro, que en un bostezó concibió un tesoro del sol y del cielo, a quien se miente esposa; esta pequeña perla y ambiciosa,

que junta su soberbia con el oro, es defecto del nácar, no decoro,

« Estas que veis aquí pobres y escuras ruinas desonocidas

pues aun no dan señal de los que fueron; estas piadosas piedras más que duras, pues del tiempo vencidas,

borradas de la edad, enmudecieron letras en donde el caminante, junto, leyó y pisó soberbias del difunto; estos güesos, sin orden derramados, que en polvo hazañas de la muerte escriben, ellos fueron un tiempo venerados

en todo el cerco que los hombres viven. » (silva A los huesos de un rey...)

Suivant le même schéma que précédemment, dans le sonnet, l'adjectif démonstratif introduit deux relatives puis il est répété pour en introduire une autre, avant de laisser place au verbe « ser », verbe principal de la phrase. Dans le premier temps, le coquillage et la perle sont décrits comme pleins de superbe, à travers les mots « presuntuosa », « blasona », « tesoro », « ambiciosa » et « soberbia ». Cependant, le verbe « ser » introduit une rupture dans cette façon de voir les apparences, rupture soulignée par le mot « defecto » et par la négation « no decoro », ainsi que par la tournure « mendiga beldad », de sens négatif. Dans la silva «Estas que veis aquí pobres y escuras», le pronom démonstratif introduit d'abord une relative, puis deux appositions (vv. 4 et 9) avant d'être repris par le pronom personnel « ellos » et d'introduire enfin le verbe principal. Ici, on passe du féminin au masculin, par l‟intermédiaire de « estos güesos », pour désigner les restes du roi : l‟effet est de montrer à quel point les apparences que revêtent ces restes sont trompeuses, puisqu‟elles ne permettent même pas de décider du genre de l‟objet. D‟une manière plus générale, dans les trois cas, on a bien affaire à une dilation de l'énoncé du verbe principal, permise par la mention, puis par la répétition, du pronom ou de l'adjectif démonstratif, dans le but de souligner le caractère méprisable de la réalité.

L'utilisation de l'adjectif démonstratif correspond donc à un système qui, dans le cadre des mécanismes liés à la vision, permet de présenter cette dernière comme un élément peu fiable en comparaison du langage, seul apte à affirmer, ici à travers le verbe « ser » la véritable identité des choses. Dans ce cadre, la vision est en effet ce qui donne lieu à une première interprétation de la réalité. Or, si cette interprétation est présentée comme se maintenant sur une assez longue durée, c‟est pour mieux en souligner ensuite le caractère fautif, lorsque surgit le verbe « ser ». Le mécanisme du démonstratif dans le cadre de la vision permet donc de ramener celle-ci à son rôle de simple outil poétique, de prétexte, réaffirmant la supériorité absolue du langage sur la perception.