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1.2.3- Le lien entre escarmiento et desengaño

1.2.3- Le lien entre escarmiento et desengaño

Pour finir, précisons qu‟une autre variable intervient dans notre sélection : c‟est l‟association des deux termes « escarmiento » et « desengaño ». Un seul des poèmes choisis contient le terme d'« escarmiento » dans son titre, et il s'agit du sonnet « ¡Qué bien me parecéis, jarcias y entenas [...] ! »129, dont le titre est en effet Agradece, en alegoría

continuada, a sus trabajos su desengaño y su escarmiento. Cependant, ce qui nous intéresse le

plus ici n'est pas vraiment le fait que le terme « escarmiento » apparaisse dans le titre : ce dernier peut être en effet attribué soit à Quevedo, soit à González de Salas, l'ami et ordonnateur des textes de Quevedo130. Même si cette référence titulaire demeure significative

129

BL 7 / R 59.

130

Nous n‟exploitons guère les titres des poèmes moraux de Quevedo, car nous pensons qu‟il est délicat de les attribuer avec exactitude à l‟auteur lui-même. Nous aimerions partager la certitude de Manuel Ángel Candelas Colodrón quand il écrit, dans La poesía de Quevedo (Vigo, Servizo de Publicacións da Universidade de Vigo, 2007), à propos des titres des poèmes moraux, qu‟ils sont probablement de Quevedo ou écrits suivant ses ordres : « Sean del propio Quevedo, como todo hace suponer, o sean en último extremo de un González de Salas resuelto a seguir ad pedem litterae las sugerencias quevedianas... » (p. 25)

Cependant, nous partageons aussi l‟étonnement de ce critique, quand il souligne la relative incohérence ou maladresse de certains titres, notamment celui du sonnet « Raer tiernas orejas con verdades » (BL 94 / R 70), inspiré de Perse, et dont Manuel Ángel Candelas Colodrñn écrit que le titre rend mal compte de l‟ironie du texte latin, qui est pourtant présente dans le corps du sonnet, ne serait-ce que dans le « tiernas » du premier vers. Voici les mots du critique :

« El pasaje de Persio se presenta como un texto irónico, que tal vez no fue muy bien interpretado por el que propuso el título... » (op. cit., note 52 p. 37)

Les propos de James O. Crosby au sujet de ces titres-épigraphes vont dans le sens d‟une écriture quévédienne qui ne serait présente que dans le corps du poème lui-même :

« Joseph Antonio González de Salas, editor del Parnaso español, afirma que él mismo redactó los largos epígrafes que llevan todas las poesías de su edición. [...] Por lo visto, a Quevedo no le interesaban los epígrafes, todo lo contrario que a su concienzudo y verboso editor González de Salas, y de lo que sucede con algunos copistas que en manuscritos muy antiguos pusieron epígrafes igualmente prosaicos,

(elle dit l'importance de ce thème dans le poème, mais ce même thème n'est pas nécessairement moins présent dans les poèmes qui ne l'évoquent pas en titre), ce qui nous semble surtout important à relever est cette association des deux termes « escarmiento » et « desengaño », qui apparaît également ailleurs.

Le même terme « desengaño », ou (surtout) son opposé « engaño », est ainsi associé au thème de l'escarmiento dans le sonnet « A quien la buena dicha no enfurece »131, où la voix poétique entreprend de dissuader ainsi Fabio de suivre le chemin facile du péché :

« Huye el camino izquierdo, que florece con el engaño de tu propia planta » (vv. 5-6) « Y si al engaño, en la opulencia obscuro, aplicas luz, harás que te persuada

que el oro es cárcel con blasón de muro. » (vv. 12-14)

Ce poème met en place un processus à assimiler à l‟escarmiento, mais sans le nommer. Par contre, le terme « engaño » est cité deux fois, reliant cette notion au thème de l‟escarmiento. Remarquons d‟ailleurs que la notion de lumière (v. 13 : « [si] aplicas luz »), présente dans la définition du desengaño, est explicite ici.

Dans le salmo XXVI, « Después de tantos ratos mal gastados »132, le premier tercet suit ainsi l‟énumération de ce à quoi la voix poétique dit avoir consacré, à tort, sa vie :

« sólo se queda entre las manos mías de un engaño tan vil conocimiento, acompañado de esperanzas frías. »

Le sujet poétique constitue ici l‟escarmiento, au sens d‟objet qui donne à voir ce qu‟il ne faut pas faire. Or, ces vers contiennent justement le terme « engaño », qui décrit la situation d‟erreur, révolue pour la voix poétique, dans laquelle il faut que l‟allocutaire évite de tomber. Dans le salmo XXVIII, « Amor me tuvo alegre el pensamiento »133, également, le sujet poétique constitue un escarmiento pour l‟allocutaire : comme dans l‟exemple précédent, il s‟est défait de ses engaños, ce qu‟exprime la voix poétique dans le premier tercet :

« Corrido estoy de los pasados años, que reducir pudiera a mejor uso

buscando paz, y no siguiendo engaños. »

a diferencia de los muy poéticos de Quevedo » (James O. Crosby, En torno a la poesía de Quevedo, Madrid, Castalia, 1967, p. 40)

De même que celles de l‟ensemble du paratexte des poèmes, la parenté des titres nous semble donc très hasardeuse, le plus probable étant évidemment que certains titres soient de Quevedo, d‟autres de González de Salas qui aurait suivi ses idées, voire ses éventuelles instructions, d‟autres, enfin, de González de Salas seulement, avec les incohérences que cela implique. Faute de disposer d‟un travail argumenté sur cette question, ou d‟être en mesure de réaliser dans l‟immédiat un tel travail, nous laissons pour lors de côté toute analyse littéraire détaillée de ces titres.

131 BL 65 / R 28. 132 BL 38. 133 BL 40.

De même que dans le salmo XXVI, le mot « engaño », en accord avec la définition que nous en avons donnée134 désigne l‟erreur passée, révolue, sur laquelle il n‟y a pas grand risque que le sujet poétique revienne. Par contre, dans la mesure où ce dernier constitue un escarmiento pour les allocutaires de ces textes, il est assez clair que l‟escarmiento prend en compte le risque, pour ces allocutaires, de tomber dans une telle erreur. La situation est encore la même dans le sonnet « Huye sin percibirse, lento, el día »135, dont il est remarquable que le titre, le vers 6 et le vers 13 rappellent le mot « engaño » :

Arrepentimiento y lágrimas debidas al engaño de la vida « La vida nueva, que en niñez ardía,

la juventud robusta y engañada, en el postrer invierno sepultada,

yace entre negra sombra y nieve fría. » (vv. 5-8) « Mi penitencia deba a mi deseo,

pues me deben la vida mis engaños » (vv. 12-13)

D'une manière plus générale, il est logique que la notion d'erreur, ou engaño, soit liée à celle d'escarmiento, la première étant la condition sine qua non de la mise en place du processus d'amendement, dont le desengaño constitue l‟aboutissement.

Toutefois, il faut bien préciser que le desengaño, parfois, se confronte à l‟incompréhension : c‟est le cas que décrit le sonnet « Raer tiernas orejas con verdades »136

, où la voix poétique déconseille de tenter de détromper (« desengañar ») les hommes, car cela attirerait inutilement leur colère sur leur bienfaiteur. Ce poème contient deux références au

desengaño :

« Raer tiernas orejas con verdades mordaces, ¡ oh Licino ! , no es seguro : si desengañas, vivirás obscuro, y escándalo serás de las ciudades. No las hagas, ni enojes, las maldades, ni mormures la dicha del perjuro : que si gobierna y duerme Palinuro, su error castigarán las tempestades. El que, piadoso, desengaña amigos tiene mayor peligro en su consejo

que en su venganza el que agravió enemigos. Por estos a la maldad y al malo dejo.

Vivamos, sin ser cómplices, testigos; advierta al mundo nuevo el mundo viejo. »

134

Cf. première partie, paragraphe 1.1.1.

135

BL 6 / R 57.

136

L‟idée est que le temps se chargera de détromper les hommes dans l‟erreur, alors que ceux qui se risqueraient à les en faire prendre conscience se heurteront à leur hostilité. Paradoxalement, alors que la métaphore de la lumière occupe une place importante dans les définitions du

desengaño, la première occurrence du verbe « desengañar » est reliée à l‟adjectif « obscuro ».

Cette particularité a pour effet de montrer à quel point la situation contre laquelle met en garde la voix poétique est contraire à l‟ordre humain des choses, choquante, alors même que le sonnet conseille de ne pas lutter contre elle. En effet, dans le contexte de la morale quévédienne, qui se place dans la suite d‟une certaine forme de stoïcisme, considérer comme choquante une situation n‟implique pas de se dresser contre elle, mais parfois, comme ici, de tenter de s‟en accommoder. Cependant, ce point de vue n‟est vrai que dans le cadre de la fiction poétique : en conseillant à Licino de s‟accommoder d‟une situation qu‟elle critique, la voix poétique incite ses allocutaire secondaires à ne pas la reproduire, à accepter les tentatives de desengaño que d‟autres pourraient mettre en œuvre pour eux. Remarquons aussi que les deux références au desengaño sont faites par l‟intermédiaire du verbe « desengañar », ce qui donne une image de l‟action de la voix poétique en train de donner des conseils. C‟est donc, dans ces vers, cette action qui est mise en échec, le desengaño en lui-même, comme concept plus général, ne pouvant être fondamentalement remis en cause. Néanmoins, on a bien affaire ici à une limite du desengaño. Précisons que nous verrons, lors de l‟analyse du sonnet El

escarmiento, une référence à des escarmientos qui ne fonctionnent pas non plus pour leurs

destinataires premiers, mais en viennent à constituer des escarmientos pour les allocutaires du poème.

Citons, en conclusion, un passage du poème « Cuando esperando está la sepoltura »137 (vv. 5-8) :

« Disculpa tiene, Fabio, mi locura, si me quieres creer escarmentado : probé la pretensión con mi cuidado, y hallo que es la tierra menos dura. »

Au vers 6, apparaît le participe passé « escarmentado », et il est important de constater que le processus de l'escarmiento apparaît donc finalement ici comme résolu. Cette fin est d'ailleurs ce qui apporte à la voix poétique la relative sérénité qu'elle prétend, dans ce sonnet, tirer de la vie aux champs. De ce point de vue, il apparaît que la voix poétique prétend être dans un état qui correspond à celui de l‟homme sorti du desengaño. Cependant, aucun terme proche de

desengaño n‟est utilisé dans ce sonnet, car, pensons-nous, l‟intérêt de celui-ci est de souligner

le processus de l‟escarmiento, même terminé, dans le but de permettre à l‟allocutaire de le

137

suivre également. En tant qu‟état de conscience qui correspond à une situation établie, le

desengaño a moins d‟intérêt, pour la rhétorique moralisatrice, que l‟escarmiento, dont la

mention évoque tout le cheminement qui aboutit à la prise de conscience morale.

Sur le plan strictement lexical, et non plus thématique, l‟alliance des deux mots « escarmiento » et « desengaño » est finalement rare dans la poésie morale quévédienne : elle n‟apparaît que deux fois, dans la silva El escarmiento138

, et dans le sonnet « ¡Qué bien me parecéis, jarcias y entenas [...] ! »139. De ce poème, citons le dernier tercet, où la voix poétique commence par adresser aux cordages et aux antennes du début, présentés comme des symboles devant lesquels prier :

« Premiad con mi escarmiento mis congojas; usurpe al mar mi nave muchas naves; débanme el desengaño los pilotos. »

Dans ces trois vers, sont réunis les deux termes, dont nous avons dit qu‟ils étaient en lien étroit, « escarmiento » et « desengaño ». De plus, le sixième accent des vers en question contient précisément les deux mots qui nous occupent. Or, ces deux termes sont associés ici à des récompenses, « escarmiento » étant complément de moyen du verbe « premiar », et « desengaño », complément d‟objet direct de « deber ». Dans les deux cas, l‟idée est celle d‟un bienfait obtenu, soit par la voix poétique en récompense de ses souffrances, soit par les marins à venir, au vu de l‟expérience prétendument vécue par la voix poétique. Toutefois, les deux notions, d‟escarmiento et de desengaño ne sont, bien sûr, pas mises sur le même plan : l‟escarmiento demeure ici le résultat d‟un long et douloureux processus, alors que le

desengaño est un état que l‟on peut atteindre plus facilement, puisque les « pilotos » de ces

vers n‟ont à subir aucune souffrance pour atteindre cet état de sagesse. Pourtant, le mécanisme par lequel la voix poétique prétend les faire accéder à cette connaissance revient en fait à l‟escarmiento que nous appelions plus haut « indirect », issu de l‟observation de l‟expérience d‟autrui. Il nous apparaît donc que, si l‟escarmiento, en tant que processus particulièrement douloureux, se prête bien à l‟expression poétique, il est très étroitement lié au mécanisme du

desengaño.

De l‟étude de ces deux termes dans la silva El escarmiento, on en vient à tirer la même conclusion : l‟extrême proximité des deux concepts, et le caractère plus mobile, et donc poétiquement plus intéressant, de l‟escarmiento. Dans la silva en question, le terme « desengaño » apparaît une fois, lorsque la voix poétique affirme :

138

BL 12.

139

« [...] son mis desengaños jueces » (v. 52)

Quant au terme « escarmiento », il apparaît, lui ou le participe qui lui est lié, à trois reprises : lorsque la voix poétique conseille à l‟allocutaire :

« [¡] detén el paso y tu camino olvida, y el duro intento que te arrastra, deja,

mientras vivo escarmiento te aconseja ! » (vv. 14-16)

lorsqu‟elle évoque :

« estas no escarmentadas y deshechas velas, proas y popas » (vv. 34-35)

et lorsqu‟elle avoue :

« Fue tiempo que me vio, quien hoy me llora, burlar de la verdad y de escarmiento » (vv. 43-44).

Dans les deux premiers cas, le desengaño et l‟escarmiento sont représentés comme des éléments capables de rendre une sentence morale : ils jugent l‟allocutaire (« jueces »). Cependant, de ces deux cas, seul le nom « escarmiento » est sujet grammatical de la phrase. Cette particularité, en plus de la triple répétition de ce terme, nous amène à confirmer la plus grande importance du concept d‟escarmiento par rapport au desengaño. Ce dernier n‟est finalement que le produit d‟un passage par la rupture d‟une situation à une autre, alors que l‟escarmiento connote un processus bien plus long et plus complexe. Pour cette raison, il est logique que ce dernier terme soit mis, au vers 44, sur le même plan que « la verdad », valeur qui se place au plus haut dans l‟échelle que dessinent les propos de la voix poétique quévédienne. Inversement, il est aussi logique que les lambeaux issus des naufrages soient définis, dans le cadre de leur critique, comme « no escarmentad[o]s ». Enfin, peut-être est-il aussi intéressant de lire le possessif, dans « mis desengaños » (v. 52), comme l‟illustration de la proximité assez facile à atteindre avec le desengaño, alors que l‟association de la voix poétique à l‟escarmiento impliquerait la mise en place de stratégies énonciatives plus complexes, telles que celle qui consiste à prétendre faire parler une entité morte, abstraite.

D‟une manière plus générale, le mécanisme complexe de l‟escarmiento prime souvent sur la rupture plus franche que constitue le desengaño. D‟autre part, l‟escarmiento répond assez bien aux constantes évoquées plus haut en matière de temporalité et de lien à ses causes. Reste maintenant à confronter cette méthode d‟étude du mécanisme de l‟escarmiento à un poème en particulier, « Cuando la Providencia es artillero »140, pour le róle central qu‟y joue l‟escarmiento.

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