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Afin de définir ce qu'on peut entendre par « escarmiento », terme souvent traduit en français contemporain par « leçon, exemple, punition », nous allons commencer par nous intéresser aux définitions que donnent les dictionnaires du Siècle d'Or112 de ce terme. Pour le mot « escarmiento », le dictionnaire de Covarrubias propose les deux sens suivants : «Advertencia, aviso, desengaño y cautéla motivada de la consideración del error, daño ù perjuício que uno en sí ha experimentado, ù reconocido en otros. Significa también castigo ». Dans cette double définition, remarquons que les mots « advertencia » et « aviso » sont très proches, puisque Covarrubias donne pour « advertencia » : « el aviso que se da » et donne pour « aviso » : « la advertencia, o discreción », de même qu‟Autoridades donne pour le même terme : « Noticia, advertencia, prevención cuidadosa. ». De ces points communs, nous tirons la conclusion que l‟escarmiento est lié de près à la notion de conseil donné.

Quant au terme « cautéla », qui définit aussi l‟escarmiento, il nous intéresse dans la mesure où, si Autoridades le définit comme « acto prudente » Covarrubias en donne comme description : « el engaño que uno hace a otro ». De ce point de vue, l‟escarmiento apparaît

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BL 12.

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Diccionario de Autoridades, Real Academia Española, Madrid, Gredos, 2002 (édition de référence : 1726) et

Sebastián de Covarrubias, Tesoro de la lengua castellana o española, edición de Martín de Riquer, Barcelona, Editorial Alta Fulla, Ad Litteram 3, 2003 (établi d'après l'édition de 1611).

comme lié à une expérience malheureuse et, nous y reviendrons, aux notions d’engaño et, donc, de desengaño.

Dans la définition de Covarrubias, apparaît aussi le mot « desengaño », déjà convoqué par « cautéla » : il nous importe donc de comprendre ce qui doit être entendu par « desengaño ». De ce terme, Autoridades donne la définition suivante : « Luz de la verdad, conocimiento del error con que se sale del engaño. Se llama también el objeto que excíta al desengaño. Vale asimismo claridad que se dice a otro, echandole la falta en la cara ». Il apparaît donc que le desengaño, comme l‟escarmiento, est lié à la communication d‟une vérité morale, assimilée à une lumière et peut aussi bien être l‟expression de cette vérité que l‟objet qui la provoque. Comme pour l‟escarmiento encore, la notion de faute, voire de faute morale, est primordiale, puisque la définition citée mentionne les termes « error » et « falta ».

La définition de Covarrubias se distingue de la précédente par la tournure réfléchie qu‟il donne au verbe, mais, comme dans Autoridades, on retrouve l‟idée de communication d‟une vérité, ainsi que la métaphore de la lumière pour dire cette vérité et le double statut d‟expression de cette vérité et d‟objet qui y conduit :

« Desengañar: sacar del engaño al que está en él. Hablar claro, porque no conciben una cosa por otra. Desengañarse: caer en la cuenta de que era engaño lo que tenía por cierto.

Desengaño: el trato llano y claro con que desengañamos, o la misma verdad que nos desengaña. »

Il est inutile de redéfinir l‟engaño comme erreur morale : ce qui nous importe est le fait que le

desengaño soit défini comme l‟état de conscience de l‟erreur et comme le fait de sortir de

cette erreur.

D‟autre part, le desengaño implique, sans doute parce que le mot « engaño » désigne l‟erreur identifiée comme telle, une situation plus simple que l‟escarmiento. Dans le cas du

desengaño, il existe une rupture franche entre une situation d‟erreur et un état de juste

conscience ; dans le cas de l‟escarmiento, il n‟y a pas rupture mais processus, et l‟identification de la situation première comme erreur implique le recours à un modèle, ainsi qu‟une certaine souffrance. D‟autre part, l‟escarmiento suppose le risque de retomber dans l‟erreur commise, d‟où le róle de l‟escarmiento en tant que modèle qui rappelle la faute, alors que le desengaño semble être acquis une fois pour toutes.

Pour en revenir au terme « escarmiento », qui nous semble plus complexe et, donc, plus intéressant, que le desengaño, considérons maintenant la définition qu‟en donne le dictionnaire d‟Autoridades, et qui commence ainsi : « La advertencia y recato de no errar por no incurrir en la pena, ejecutada en otros, y algunas veces ejecutada en la mesma persona, con

cuya memoria nos apartamos de pecar [...] ». Cette définition souligne, avec celle de Covarrubias, l'existence d'une double origine de l'escarmiento : l'erreur (« el error » chez Covarrubias, « errar » dans Autoridades) et la peine qu'elle induit (« la pena », dans les deux ouvrages). L'origine est alors double, dans la mesure où l'escarmiento peut soit provenir directement de l'erreur, soit être issu du châtiment, humain mais peut-être aussi divin, que motive l'erreur, qui est alors une source secondaire, indirecte, de l'escarmiento. Dans tous les cas, cette erreur a pour conséquence la conscience du Mal, la méfiance vis-à-vis de ce dernier (puisque Covarrubias écrit que la « cautela » est « motivada de la consideración del error »), dans le but logique d'échapper à la souffrance entraînée par l'erreur (c'est Autoridades qui indique « por no incurrir en la pena »). L'escarmiento est donc dû à l'erreur, aussi bien dans les cas où elle provoque une souffrance directe, que l'on veut éviter, que dans les cas où elle provoque un châtiment, également à éviter, et que nous considérerons comme source indirecte de souffrance.

Remarquons que l'attribution de l'erreur au sujet lui-même ou à autrui est indifférente du point de vue de la définition du mot « escarmiento ». La définition d‟Autoridades indique seulement que l'erreur et la peine qui la suit sont plus souvent liées à autrui qu'à la personne qui en tire l'escarmiento (« ejecutada en otros, y algunas veces ejecutada en la mesma persona »). Toutefois, pour les poèmes moraux de Quevedo, la distinction a un sens et qu'il faut différencier l'erreur imputée à la voix poétique de l'erreur que la voix poétique décrit comme ayant été commise par autrui.

C'est aussi la notion de but qui nous intéresse dans la définition de l'escarmiento : il ne s‟agit pas seulement de la conscience du Mal, due à l'expérience, mais aussi de la punition ayant pour but d'obtenir cette conscience. Le dictionnaire de Covarrubias cite par exemple cet extrait du chapitre 38 du Conde Lucanor : « E faced tan grande escarmiento en los que esta falsedad cuidaron, porque otros nunca se atrevan à la comenzar otra vegada ». De l'idée de but, on passe même à une action de l‟escarmiento dans le temps, dans la mesure, d'abord, où l'escarmiento lui-même constitue l'aboutissement d'un processus. Ce processus démarre avec l'erreur, puis se poursuit par une prise de conscience, qui débouche sur une nouvelle attitude, comme dans l'exemple du Conde Lucanor. D'autre part, et cela constituerait l'autre versant de l'action de l'escarmiento dans le temps, il est ce dont on doit se souvenir, le passé qui doit demeurer présent à l'esprit de qui veut se conduire conformément aux leçons qu'il a reçues. Nous revenons à ce sujet à la définition du dictionnaire d‟Autoridades, car elle contient le terme « memoria », qui est capital ici : « La advertencia [...] con cuya memoria nos apartamos de pecar ». Nous avons parlé plus haut du risque que prend en compte l‟escarmiento, au

contraire du desengaño, de retomber dans l‟erreur corrigée : le róle de l‟objet « escarmiento » est de perpétuer le souvenir de cette erreur. L'escarmiento est, ainsi, le processus mental qui fait d'un événement passé un élément de conscience présent destiné à assurer le bien agir, dans le présent comme dans le futur. Par contre, dans son acception de « punition », l'escarmiento n'est plus ce processus mais l'événement lui-même, dont la transformation en élément de conscience perdure.

Reste finalement à définir quel est le champ d'application de l'escarmiento. Encore une fois, c'est la définition d‟Autoridades qui nous donne un mot-clé dans l'étude du terme « escarmiento » : le verbe « pecar » (« con cuya memoria nos apartamos de pecar »). Le bien agir auquel incite l'escarmiento, en cohérence totale avec le contexte des poèmes moraux de Quevedo, est fondamentalement religieux, chrétien, et plus précisément catholique. Il s'agit d'une forme de conduite conforme à la religion catholique et qui vise à éviter le péché tel que le définit l'Église romaine d'alors. Évidemment, si cette définition du bien agir vaut de manière générale pour le mécanisme de l'escarmiento, sa situation dans la poésie morale de Quevedo appelle certaines nuances, que nous traiterons dans les références concrètes aux poèmes.

Avant cela, la notion, déjà abordée en référence aux définitions, de double origine de l'escarmiento (directe et indirecte) réclame un approfondissement : il ne s'agit pas de deux origines s'excluant l'une l'autre mais bien d'un lien étroit entre deux sources souvent présentes en même temps, ce qui justifie que l'on ait affaire à la même notion d‟escarmiento dans les deux cas. Quand on prend le mot « escarmiento » dans le sens de « conscience du danger ou du Mal après expérience, personnelle ou non », il est logique de penser que cette conscience est issue de la souffrance que provoque l'expérience du Mal ou du danger. Bien sûr, cette souffrance peut ne pas être personnelle, si l'escarmiento se fait à la vue des actions d'autrui (c'est-à-dire « en cabeza ajena ») ; elle est alors indirectement présente. De même, on a vu que la souffrance pouvait être due à l'action personnelle du sujet : son origine est directe si cette souffrance est le simple résultat du comportement du sujet. Enfin, si le mot « escarmiento » est pris dans le sens de « punition infligée pour obtenir une conscience du Mal », cela implique l‟existence d‟une troisième origine de ce processus, l‟origine indirecte subie, qui existe quand le comportement du sujet produit une réaction d‟autrui, le châtiment et que c‟est ce châtiment lui-même qui est cause de souffrance. L'origine de l'escarmiento est donc non seulement double (directe ou indirecte) mais triple puisque sa dimension indirecte peut être

soit issue d'un châtiment subi par le sujet, soit issue de l'observation, par le sujet, d‟un tel châtiment infligé à autrui.

D'un point de vue de la mise en forme poétique de la notion d'escarmiento, cette distinction est capitale : en effet, elle implique la différence entre divers types de contenus poétiques. Dans le premier cas (l'escarmiento direct), on a affaire à un sujet poétique qui peut servir de modèle à l'allocutaire et qui, d'autre part, favorise l'expression lyrique de la souffrance. Dans le deuxième cas (l'escarmiento indirect issu du châtiment), le sujet poétique est un contre-modèle qui appelle une correction morale, par l‟enseignement ou le symbole, le modèle étant la source du châtiment permettant l'escarmiento, et peut, par exemple, être Dieu, dans l‟optique d‟un assentiment à l‟ordre juste des choses113

. Pour le troisième cas enfin (l'escarmiento indirect issu de l'observation), nous allons montrer que c‟est la description qui est mise en œuvre.

Un autre élément, issu de la définition du nom « escarmiento », et qui revêt un grand intérêt pour l'étude des poèmes moraux de Quevedo, est celui que constitue la temporalité. L'escarmiento implique la rencontre entre deux temporalités : d'une part, le présent, où l'événement premier, l‟erreur, se déroule et, d'autre part, le futur depuis lequel la mémoire se souviendra de cet événement. Ce même rapport peut aussi exister entre un passé, où l'événement a eu lieu, et un présent, depuis lequel on se le rappelle. Ce qui nous intéresse est le fait que, si la voix poétique s'exprime dans un cas comme dans l'autre depuis le présent, elle le fait forcément dans le cadre d‟un décalage temporel : soit en se projetant vers le futur pour

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Nous avons parlé du stoïcisme et du stoïcisme chrétien comme sources des poèmes moraux quévédiens : nous verrons, tout au long de ce travail, à quel point le respect de l‟ordre des choses est important dans cette poésie. En effet, selon le point de vue énoncé dans ce corpus, la façon dont le monde fonctionne par nature est voulu par Dieu : c‟est pourquoi il faut tâcher de s‟en accommoder, un peu à la manière dont les stoïciens conseillent l‟assentiment au destin. Le critique Américo Castro nuance cet assentiment quévédien au destin, en reliant cet accord du sujet avec l‟ordre divin des choses à l‟ascétisme, mais en rejetant l‟idée que Quevedo partage totalement cette façon d‟accepter le monde tel qu‟il est. Il écrit :

« Quevedo es un insatisfecho : esta vida de acá abajo no le contenta. Hasta ahí coincide con la posición de la ascética y de la mística. La vida presente es mero lugar de tránsito ; hay que aprovechar la estancia en ella para ejercitarse en la piedad y en el sacrificio, a fin de conseguir ingreso apacible en el más allá. En seguida, sin embargo, Quevedo se aleja de la actitud ascética, no obstante de ser autor de más de un escrito piadoso. El ascético no aspira a que la vida sea de otra forma que como es ; sus deficiencias provienen de permitir Dios que así sea, para poner a prueba la libertad humana y su posibilidad de amor divino. El ascético siente despego hacia la vida y la naturaleza, mas no la odia ni duda de su realidad. Quevedo hace ambas cosas, ninguna de las cuales está muy en armonía con una actitud religiosa clara y transparente » (Américo Castro, Escepticismo y contradicción en Quevedo, in Gonzalo Sobejano (bajo la dirección de), Francisco de Quevedo, Madrid, Taurus, collection El escritor y la crítica, 1978, p. 39). Certes, dire de la poésie morale quévédienne qu‟elle est du domaine de la littérature ascétique nous semble également très excessif. Cependant, le consentement à l‟ordre des choses tel que Dieu l‟a voulu est une constante dans le corpus moral, qui rejoint en cela, mais sans en relever pour autant, la vision du monde des écrivains dits ascétiques (que nous assimilons ici aux mystiques comme Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d‟Avila). En somme, nous pensons que la poésie morale quévédienne fait l‟apologie d‟un assentiment au destin, qui le relie à une certaine forme de stoïcisme, et à l‟ascèse mystique, mais sans pour autant que sa grande complexité lui permette d‟être en totale cohérence avec elle.

évoquer l'escarmiento à venir, soit en se tournant vers le passé en rappelant l'événement qui, depuis, a donné lieu à l'escarmiento. La notion d'escarmiento détermine donc la façon d'aborder la temporalité dans le poème et il reste maintenant à observer comment cette question, ainsi que celle de la triple origine de l'escarmiento, sont mises en place dans les poèmes moraux de Quevedo.