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Une première source de variété dans le traitement de l'escarmiento réside dans la représentation de sa cause. Nous avons vu que celle-ci pouvait, notamment, être représentée comme directement liée à l'action du sujet. C'est ce qui se passe dans le sonnet « Huye sin percibirse, lento, el día » et dans les salmos XXVI et XXVIII :

« Huye, sin percibirse, lento, el día, y la hora secreta y recatada

con silencio se acerca, y, despreciada, lleva tras sí la edad lozana mía. La vida nueva, que en niñez ardía, la juventud robusta y engañada, en el postrer invierno sepultada, yace entre negra sombra y nieve fría. No sentí resbalar, mudos, los años; hoy los lloro pasados, y los veo rïendo de mis lágrimas y daños. Mi penitencia deba a mi deseo, pues me deben la vida mis engaños, y espero el mal que paso, y no lo creo. »114 « Después de tantos ratos mal gastados, tantas obscuras noches mal dormidas; después de tantas quejas repetidas, tantos suspiros tristes derramados; después de tantos gustos mal logrados y tantas justas penas merecidas; después de tantas lágrimas perdidas

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y tantos pasos sin concierto dados, sólo se queda entre las manos mías de un engaño tan vil conocimiento, acompañado de esperanzas frías. Y vengo a conocer que, en el concento del mundo, compra el alma en tales días, con gran trabajo, su arrepentimiento. » 115 « Amor me tuvo alegre el pensamiento, y en el tormento, lleno de esperanza, cargándome con vana confianza los ojos claros del entendimiento. Ya del error pasado me arrepiento; pues cuando llegue al puerto con bonanza, de cuanta gloria y bienaventuranza el mundo puede darme, toda es viento. Corrido estoy de los pasados años, que reducir pudiera a mejor uso buscando paz, y no siguiendo engaños. Y así, mi Dios, a Ti vuelvo confuso, cierto que has de librarme destos daños: pues conozco mi culpa y no la excuso. »116

Dans le sonnet et le salmo XXVIII, c'est la forte présence des marques de la première personne qui dit principalement cette faute première du sujet : le sonnet ne compte pas moins de six verbes conjugués à la première personne du singulier (« sentí », v. 9 ; « lloro » et « veo », v. 10 ; « espero », « paso » et « creo », v. 14), quatre adjectifs possessifs (« mis lágrimas y daños », v. 11 ; « mi penitencia » et « mi deseo », v. 12 ; « mis engaños », v. 13), un possessif articulé (« la edad lozana mía », v. 4) et un pronom complément (« me deben », v. 13), tous de première personne du singulier. Surtout, le mot «penitencia», relié à l'adjectif possessif de première personne du singulier en tête du premier vers du dernier tercet (v. 12), résume ce passage de l'erreur personnelle à son châtiment direct par l'escarmiento. Dans le

salmo XXVIII, on compte sept verbes conjugués à la première personne du singulier (« me

arrepiento », v. 5 ; « llegue », v. 6 ; « estoy », v. 9 ; « pudiera », v. 10 ; « vuelvo », v. 12 ; « conozco » et « excuso », v. 14), cinq pronoms compléments de la même personne (« me tuvo », v. 1 ; « cargándome », v. 3 ; « me arrepiento », v. 4 ; « darme », v. 8 ; « librarme », v. 13) et deux adjectifs possessifs de cette personne aussi (« mi Dios », v. 12 ; « mi culpa », v. 14). Ici, le mot qui correspondrait à «penitencia» dans le sonnet « Huye, sin percibirse, lento, el día » est le groupe nominal « mi culpa » : « pues conozco mi culpa y no la excuso » (salmo

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XXVIII, v. 14) ; « Mi penitencia deba a mi deseo » (BL 6 / R 57, v. 12). De même que « Mi penitencia », les mots « mi culpa » se trouvent dans le dernier tercet, mais sous le deuxième accent prosodique de l‟hendécasyllabe mélodique, alors que « penitencia » est placé sous le premier de son hendécasyllabe saphique. Seul le mot « penitencia » fait donc partie des cinq premières syllabes du vers, dont Navarro Tomás dit qu‟elles sont les plus expressives dans un hendécasyllabe117, mais l‟importance de ces deux mots demeure soulignée par le rythme, dans les deux vers. Cependant, si la cause de l'escarmiento est bien représentée comme la même (les fautes du sujet), c'est sur l'erreur plus que sur la punition que l'accent est mis par « culpa » dans le salmo, ce qui est finalement logique puisque l'aspect premier de l'erreur est exprimé clairement au vers 5 (« Ya del error pasado me arrepiento »). De plus, dans le salmo, le mot « culpa » est souligné par la répétition de l‟occlusive, qui apparaît au moins une fois dans chacun des trois mots accentués prosodiquement : « pues conozco mi culpa y no la excuso ». L‟erreur du sujet poétique est ainsi mise en évidence par le lexique, le rythme, les sonorités et l‟accentuation du vers. Au contraire, cette notion est exprimée de manière plus détournée par « penitencia » dans le sonnet «Huye, sin percibirse, lento, el dìa», en accord avec l‟utilisation de la temporalité : celle-ci est en effet scindée entre un passé marqué par l‟erreur (« en niñez ardía », v. 5 ; « no sentí resbalar », v. 9) et un présent placé sous le signe de la dure réalité des choses (« yace », v. 8 ; « lloro », v. 10). Ainsi, si la première personne du singulier est la voie principale d'expression de l'erreur du sujet, elle n'est pas le seul recours poétique possible : le lexique et la temporalité peuvent la compléter. D'autre part, elle n'est pas toujours omniprésente : dans le salmo XXVI par exemple, seuls un possessif articulé (« las manos mías », v. 9) et un verbe conjugué (« vengo », v. 12) y font référence.

Nous l'avons annoncé, l'escarmiento peut aussi être présenté comme indirectement issu d'un châtiment, appliqué au sujet pour la punition d'une erreur. C'est le cas dans le salmo XX et dans le sonnet « ¡ Qué bien me parecéis, jarcias y entenas [...] ! » :

« Desconoció su paz el mar de España tanto, que fue su orilla sólo el cielo: la ley de arena que defiende el suelo receló inobediencia de tanta saña. Con temeroso grito la montaña hirió; llevóse el día negro velo; mezcló en las venas con la sangre yelo, erizado temor que le acompaña. ¡Qué me enseñó de votos la tormenta!

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Y ¡qué de santos mi memoria debe al naufragio y al mar! ¡Qué de oraciones! Nunca tierra alcanzara; antes, violenta mi nave errara, pues el puerto, breve me trujo olvido a tantas devociones. » 118 « ¡ Qué bien me parecéis, jarcias y entenas, vistiendo de naufragios los altares,

que son peso glorioso a los pilares que esperé ver tras mi destierro apenas! Símbolo sois de ya rotas cadenas

que impidieron mi vuelta, en largos mares; mas bien podéis, santísimos lugares, agradecer mis votos en mis penas. No tanto me alegrárades con hojas en los robres antiguos, remos graves, como colgados en los templos y rotos. Premiad con mi escarmiento mis congojas; usurpe al mar mi nave muchas naves; débanme el desengaño los pilotos. »119

Ce qui nous intéresse surtout dans le salmo est la notion d'enseignement qui est exprimée : le châtiment (les tempêtes et naufrages qui punissent métaphoriquement le non moins métaphorique voyageur assoiffé de terres nouvelles) est présenté dans le premier tercet comme une source d'enseignements (v. 9 : « ¡ Qué me enseñó de votos la tormenta! ») à laquelle la voix poétique serait redevable (vv. 10-11 : « ¡ qué de santos mi memoria debe / al naufragio y al mar! ¡ Qué de oraciones! »). Cette notion d'enseignement nous paraît particulièrement explicite dans ce texte, en accord avec la logique du mécanisme de l‟escarmiento, qui veut qu‟une leçon soit tirée, comme ici, d‟un châtiment. Dans ce texte, c‟est l‟enseignement qui permet de passer de la punition à l‟escarmiento à proprement parler, mais d‟autres moyens poétiques peuvent accompagner cette transformation.

Dans le sonnet « ¡ Qué bien me parecéis, jarcias y entenas [...] ! », le substantif « Símbolo » est intéressant à commenter, car il est mis en relief rythmiquement à l‟initiale du vers 5, mais aussi par sa place en début de phrase et par son accentuation proparoxytonne. L'escarmiento se produit ici par le biais d'un châtiment particulièrement indirect puisque la punition infligée au sujet (les naufrages, encore une fois) passe par la transformation en symbole. En effet, les restes des naufrages subis prennent la valeur, grâce au poème, de symboles destinés à soutenir encore plus efficacement l‟édification morale. Cette

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transformation en symbole est, bien sûr, tout simplement exprimée de manière directe par la voix poétique (v. 5 : « Símbolo sois »). Mais elle est aussi dite par la multiplication des références lexicales maritimes dans le sonnet, multiplication dont nous voudrions montrer qu‟elle permet le passage du sens propre des termes à la dimension symbolique des objets ainsi désignés. Nous comptons en effet neuf termes appartenant au champ lexical de la navigation dans ce texte (v. 1 : « jarcias », « entenas » ; v. 2 : « naufragios » ; v. 6 : « mares » ; v. 10 : « remos » ; v. 13 : « mar », « nave », « naves » ; v. 14 : « pilotos»), or, il est remarquable que presque la moitié des mots de cette liste (quatre sur neuf) soit liée à des répétitions : le mot « mar » est repris, au singulier et au pluriel, de même que le mot « nave », qui l'est en plus dans un même hémistiche. L'effet produit est une saturation du vocabulaire maritime, l‟impression que le poème martèle des mots plus qu‟il ne décrit une réalité. On en vient ainsi à la perte du sens premier de ce vocabulaire, c'est-à-dire le sens propre qui fait référence à telle ou telle pièce d'une embarcation, ou à l'élément aquatique, par exemple. Ce procédé serait parfaitement en accord avec l'affirmation du rôle de symbole de tous ces éléments : ils abandonnent en partie, dans ce sonnet, leur valeur signifiante première (la référence directe au monde de la navigation) pour signifier autre chose en symbolisant les échecs du sujet poétique, qui peut alors mieux en tirer des leçons. Le choix des deux termes « jarcias » et « entenas », au premier vers annonce même cette manière de procéder. Les deux substantifs « jarcias » et « entenas » sont en effet des mots assez techniques et non issus d'un langage plus courant comme « nave » ou « mar » par exemple. Cependant, alors que ces deux termes désignent des réalités maritimes précises, ils ne sont accompagnés d‟aucune description qui irait dans le sens de cette précision technique. Leur rôle semble alors être de l‟ordre de la référence à un univers lexical, beaucoup plus que de leur apparente précision descriptive, de l‟ordre du symbole beaucoup plus que de la description. De cette façon, dès le début du sonnet, sont convoqués des éléments destinés à quitter leur fonction purement descriptive pour servir de symboles et rejoindre ainsi la dimension très générale des références répétées à « mar » et à « nave ». L‟escarmiento passe bien, dans ce cas, par la dimension symbolique.

Enfin, nous avons distingué une modalité d‟escarmiento qui serait issu de l'observation par le sujet d'une erreur commise par autrui. C'est bien ce qui se passe dans les sonnets « Esta miseria, gran señor, honrosa » ; « Que los años por ti vuelen tan leves » et « A quien la buena dicha no enfurece » :

« Esta miseria, gran señor, honrosa, de la humana ambición alma dorada; esta pobreza ilustre acreditada, fatiga dulce, y inquietud preciosa; este metal de la color medrosa, y de la fuerza contra todo osada te vuelvo, que alta dádiva envidiada enferma la fortuna más dichosa. Recíbelo, Nerón, que en docta historia, más será recibirlo que fue darlo, y más seguridad en mí el volverlo: pues juzgarán, y te será más gloria, que diste oro a quien supo despreciarlo, para mostrar que supo merecerlo. » 120 « Que los años por ti vuelen tan leves, pides a Dios; que el rostro sus pisadas no sienta, y que a las greñas bien peinadas no pase corva la vejez sus nieves.

Esto le pides, y, borracho bebes las vendimias en tazas coronadas, y para el vientre tuyo las manadas que Apulia pasta son bocados breves. A Dios le pides lo que tú te quitas; la enfermedad y la vejez te tragas, y estar de ellas exento solicitas. Pero en rugosa piel la deuda pagas de las embrïagueces que vomitas, y en la salud que, comilón, estragas. »121 « A quien la buena dicha no enfurece, ninguna desventura le quebranta; camina, Fabio, por la senda santa, que no en despeñaderos permanece. Huye el camino izquierdo, que florece con el engaño de tu propia planta; pues cuanto en curso alegre se adelanta, tanto en mentidas lumbres te anochece. Huye la multitud descaminada; deja la culpa espléndida, y, seguro, la virtud dará el fin de la jornada. Y si al engaño, en la opulencia obscuro, aplicas luz, harás que te persuada

que el oro es cárcel con blasón de muro. »122

120 BL 43 / R 3. 121 BL 64 / R 25. 122 BL 65 / R 28.

Dans ces trois cas, c'est le récit des erreurs observées chez les autres qui sert de base au processus de l'escarmiento. Ce récit peut relever de l'énumération des erreurs d'autrui : c'est ce qui se passe dans le sonnet « Que los años por ti vuelen tan leves », où les nombreux présents narratifs (vv. 2, 5 et 9 : « pides » ; v. 5 : « bebes » ; v. 8 : « son » ; vv. 9-14, à raison d'un verbe par fin de vers : « quitas », « tragas », « solicitas », «pagas », « vomitas », « estragas ») illustrent cette situation. La référence aux erreurs d'autrui peut aussi être une simple allusion, comme dans le sonnet « A quien la buena dicha no enfurece » au vers 9 « la multitud descaminada ». Dans ce cas précis, remarquons que la voix poétique utilise la référence à un groupe, qu'elle critique à travers la métaphore du bon et du mauvais chemin, à l'œuvre dans tout le poème. L'adjectif « descaminada » répond en effet à «camina» (v. 3), « senda » (v. 3), « camino » (v. 5) et « curso » (v. 7). Dans ce cas, le procédé est particulièrement synthétique, puisqu'il s'agit à la fois de conclure une métaphore filée et de nommer un groupe entier, critiqué tout au long du poème, en un seul mot (« la multitud »)123. D‟une manière générale, la référence à l‟erreur d‟autrui est donc, logiquement, ce qui domine dans ce type d‟escarmiento. Le récit peut, enfin, être celui du châtiment lui-même, plus que de l'erreur qu'il vise à corriger. C'est le cas dans le poème « Esta miseria, gran señor, honrosa », où la voix poétique est celle de Sénèque qui discourt pour faire sortir Néron de son erreur. S'il y a bien observation par le sujet d'une erreur commise par autrui, la première originalité de ce sonnet réside dans le fait que cette erreur soit rapportée par un personnage historique, et que ce dernier soit à la fois l'origine du châtiment et la voix poétique. Une autre originalité à signaler est le fait que le destinataire prétendu du discours (Néron) n'est pas celui du poème (les lecteurs de Quevedo). Ainsi, le discours lui-même (attribué à Sénèque dans le cadre de la fiction poétique) constitue, sinon un escarmiento à l'envers, du moins un exemple à imiter : en plus de donner en contre-exemple l'erreur commise par Néron, ce sonnet donne en contre-exemple l'attitude de Sénèque. La dimension de cet escarmiento particulier est en quelque sorte double, mais sa cause demeure, au même titre que ceux précédemment évoqués, indirecte et issue de l‟observation de l‟erreur chez autrui.