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3.3-Le chemin : passer, errer, écraser

La métaphore de l'homme comme voyageur dans cette vie est courante, en art en général et en littérature en particulier. Sans chercher à occuper le terrain délicat de l‟étude des sources précises de ce lieu commun, indiquons que, dans la Bible, le chemin représente la vie, Dieu y guidant celui qui l‟écoute303, et l‟homme étant parfois lui-même décrit comme voyageur sur terre304. Cette métaphore de l‟homme comme voyageur est aussi présente dans

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Cf. notamment Isaïe, XXX, 21 [Dieu promet sa grâce à Israël] :

« Tes oreilles entendront une parole derrière toi disant : „C‟est le chemin, suivez-le‟, lorsque vous devrez aller à droite ou aller à gauche. »

La traduction espagnole est différente, mais reprend l‟idée d‟une voie sur laquelle Dieu accompagne l‟homme : « Entonces tus oídos oirán detrás de ti la palabra que diga: « Este es el camino, andad por él y no echéis a la mano derecha, ni tampoco os desviéis a la mano izquierda ».

Cf. aussi Psaumes, XVI, 11 [David s‟adresse à Dieu] :

« Tu me feras connaître le chemin de la vie, des joies à satiété, en ta présence,

des délices à ta droite, à jamais ! » « Me mostrarás la senda de la vida; en tu presencia hay plenitud de gozo, delicias a tu diestra para siempre. »

Cf. aussi Jean, XIV, 6 :

« Jésus lui [à Thomas] dit aussi : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père que par moi. » / « Jesús le dijo: -Yo soy el camino, la verdad y la vida; nadie viene al Padre sino por mí. »

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Pour les mentions non métaphoriques de l‟homme comme voyageur étranger, cf. Genèse, XXIII, 3 et 4 : « Puis Abraham se leva de devant son mort [Sarah] et parla aux fils de Hêth, en disant :

„Je suis hóte et résidant parmi vous. Donnez-moi la propriété d‟un tombeau parmi vous, pour que je mette mon mort au tombeau hors de ma vue‟. »

La note de cette traduction française souligne la notion d‟étrangeté en précisant : « Hôte et résidant, hébreu gêr

we-tôshâb, étranger accueilli à demeure dans un pays voisin, mais ne jouissant pas des droits des autochtones. »

« Luego se levantó Abraham de delante de su muerta y habló a los hijos de Het, diciendo:

-Extranjero y forastero soy entre vosotros; dadme en propiedad una sepultura entre vosotros para llevarme a mi muerta y sepultarla. »

Cf. aussi Exode II, 21 et 22 :

« Moïse consentit à habiter avec l‟homme et celui-ci donna à Moïse sa fille Séphorah.

Elle enfanta un fils et l‟appela du nom de Gershom, car il dit : „J‟ai été un hóte en terre étrangère !‟ » / « Moisés aceptó vivir en casa de aquel hombre; y éste dio a su hija Séfora por mujer a Moisés.

Ella le dio a luz un hijo, y él le puso por nombre Gersón, pues dijo: „Forastero soy en tierra ajena.‟ » Pour un exemple de mention métaphorique de ce topos, cf. Hébreux, XI, 13 :

le corpus que nous étudions et il nous importe donc de voir comment elle y est mise au service de la visée morale de ces textes. Elle y donne en fait naissance à tout un système de métaphores, qui partagent la notion de pas à réaliser, de marche à effectuer sur une distance généralement longue. Nous décrirons ici ce système sous les trois formes qu'il prend dans le corpus : celle de la personnification du temps qui passe sous forme d'un marcheur, celle de l'être humain comme voyageur à pied sur les routes de la vie terrestre, celle, enfin, particulière, de l'être humain comme voyageur perdu, en errance sur ces mêmes routes.

3.3.1-« Bien te veo correr, tiempo ligero»

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: le temps qui passe

Il nous importe tout d'abord d'étudier les métaphores du temps qui passe comme marcheur ou être en mouvement, dont les pas sont évoqués, et de voir comment la voix poétique quévédienne joue avec cette tradition306. Dans le premier quatrain du salmo XXVII,

« Ils sont tous [Abel, Hénoch, Noé, Abraham, Sara] morts dans la foi sans avoir bénéficié des promesses, mais ils les ont vues et saluées de loin et ont avoué qu‟ils étaient des étrangers et des passants sur la terre. » / « En la fe murieron todos estos sin haber recibido lo prometido, sino mirándolo de lejos, creyéndolo y saludándolo, y confesando que eran extranjeros y peregrinos sobre la tierra. » Cette métaphore de l‟homo viator est ensuite abondamment reprise en littérature et pas seulement dans les poèmes moraux quévédiens : par exemple, Santiago Fernández Mosquera étudie son emploi dans la poésie amoureuse de Quevedo, mais aussi chez Fray Luis de León ou, en rapport avec la « vanidad del mundo », chez Francisco de Aldana (Santiago Fernández Mosquera, La poesía amorosa de Quevedo…, op. cit., p. 67).

305

Salmo XXVII, BL 39.

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Pour les mêmes raisons que jusqu‟à présent (le caractère trop limité et de trop grande incertitude des réponses pouvant être apportées), nous n‟abordons pas la question des sources de ce lieu commun. Signalons seulement qu‟il est présent chez Fray Luis de León, dont on sait que Quevedo est le premier éditeur :

« El hombre está entregado al sueño, de su suerte no cuidando, y con paso callado

el cielo, vueltas dando,

las horas del vivir le va hurtando. ¡Ay!, despertad, mortales!

Mirad con atención en vuestro daño. ¿Las almas inmortales,

hechas a bien tamaño,

podrán vivir de sombra y solo engaño? ¡Ay!, ¡ levantad los ojos

a aquella celestial eterna esfera ! burlaréis los antojos

de aquesa lisonjera

vida, con cuanto teme y cuanto espera. ¿Es más que un breve punto

el bajo y torpe suelo, comparado con aqueste gran trasumpto, do vive mejorado

lo que es, lo que será, lo que ha pasado? Quien mira el gran concierto

de aquestos resplandores eternales, su movimiento cierto,

trois verbes de mouvement inscrivent l'usage de la métaphore du temps comme être en mouvement dans un cadre tout à fait traditionnel :

« Bien te veo correr, tiempo ligero, cual por mar ancho despalmada nave, a más volar, como saeta o ave que pasa sin dejar rastro o sendero. »

Il est en effet plus que banal de dire du temps qu'il passe à toute allure. Mais l‟expression « a más volar » introduit une variation dans cette métaphore banale : elle présente une surenchère, qui, en plaçant « volar » au-dessus de « correr » sur l‟échelle de la rapidité, rappelle le rôle purement métaphorique de tels verbes. En associant « correr » et « volar », la voix poétique revient à l‟aspect métaphorique de telles images, réactualisant des alliances de mots que l‟usage avait pu priver de leur dimension imagée. Ce qui nous semble surtout remarquable est la façon dont la voix poétique conclut cette métaphore avec le vers 4 : en affirmant la capacité du temps à ne laisser aucune trace de son passage (« que pasa sin dejar rastro o sendero »). C'est là aussi que réside la nouveauté dans le traitement de cette métaphore : dans le paradoxe ainsi exprimé entre la représentation du temps comme être en déplacement et l'affirmation de l'absence totale d'indices laissés suite au déplacement en question. Le paradoxe s‟inscrit pleinement dans la métaphore du chemin, puisque les traces, absentes, sont évoquées par le nom « sendero ». L'effet général est de représenter le déplacement du temps comme furtif, notamment grâce à la négation du vers 4 « sin dejar rastro o sendero », dont la forme ambivalente était annoncée à la fin du vers précédent par l'expression « saeta o ave ».

Dans la silva Reloj de campanilla307, le temps est évoqué sous le nom de « las horas », au vers 14, et c'est aux « peregrinaciones » de celles-ci qu'il est fait allusion. Il est aussi question du chemin (« camino », v. 10), substantif sur lequel nous reviendrons, et de « contar los pasos al sol, horas al día » (v. 16) : toute une série de termes, décrivant un mouvement de marche, est ainsi mise en œuvre pour décrire le temps qui passe. Le lien de cette métaphore avec l'objet décrit est remarquable : l'horloge mécanique est en effet l'objet idéal à assimiler poétiquement au temps qui passe, parce qu'elle le mesure, évidemment, mais aussi parce que ses mouvement mécaniques peuvent être facilement ramenés à des pas, aux mouvements de la marche. À la fin du sonnet, ces mouvements de marche sont même assimilés à un mouvement de décompte numérique du temps, aux vers 46 à 48 : « en él te da [...] / la muerte un

y en proporción concorde tan iguales [...] » (Fray Luis de Leon, « Noche serena », v. 21 à 45, in Poesía, introducción y notas de Darío Fernández-Morera y Germán Bleiberg, Madrid, Alianza Editorial, El Libro de Bolsillo, 1986, p. 30).

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contador ». C'est aussi ce qui a lieu dans la silva El reloj de sol308, où, dès le début du poème cette fois, les notions de pas et de décompte sont évoquées : « los pasos de la luz le cuenta al día » (v. 3). Dans la même silva, le terme « camino » est aussi repris, par le verbe qui lui est lié, au vers 16 : « camina al paso que su luz camina ». La métaphore du temps qui passe pas à pas serait donc simplement reprise une fois de plus par la voix poétique quévédienne dans ce poème. Cependant, la fin de cette brève silva de 26 vers apporte une certaine originalité au traitement de la métaphore du temps qui passe en la complétant :

« No cuentes por sus líneas solamente las horas, sino lógrelas tu mente; pues en él recordada,

ves tu muerte en tu vida retratada, cuando tú, que eres sombra, pues la santa verdad ansí te nombra, como la sombra suya, peregrino, desde un número en otro tu camino corres, y pasajero,

te aguarda sombra el número postrero. » (vv. 17-26).

Du temps qui passe, la voix poétique en vient ici à l‟homme qui chemine lui-même, présentant le passage du temps comme lié à la nature humaine : s‟il est dans la condition de l‟homme de traverser cette vie en marchant, pourquoi ne serait-il pas soumis à une temporalité dont la marche est, elle aussi, inexorable ? Quoi qu‟il en soit, cette fin de poème relie les deux métaphores, celle du temps qui passe et celle de l'homme qui passe, soulignant leur fonctionnement en système. Dans la première des trois poesías relojeras qui font partie de notre corpus de poèmes moraux, c‟est même essentiellement les pas de l‟homme sur cette terre qui sont décrits, mais en association étroite avec des mentions plus ponctuelles du passage du temps. Dans cette silva, la voix poétique commence par questionner ainsi le Reloj

de arena :

« ¿Qué tienes que contar, reloj molesto, en un soplo de vida desdichada

que se pasa tan presto ;

en un camino que es una jornada, breve y estrecha, de este al otro polo, siendo jornada que es un paso solo ? Que, si son mis trabajos y mis penas, no alcanzarás allá, si capaz vaso fueses de las arenas

en donde el alto mar detiene el paso. Deja pasar las horas sin sentirlas, que no quiero medirlas,

ni que me notifiques de esa suerte los términos forzosos de la muerte. »309

308

BL 141.

309

Dans ces vers, outre la mention des substantifs « camino » et « jornada », répété deux fois, on remarque quatre occurrences du nom « paso » ou du verbe « pasar ». À part pour la troisième occurrence de « paso » (v. 10), tous ces termes désignent la vie de l‟être humain, qui ne fait que passer sur cette terre. Même à la fin du poème (vv. 29-31), la métaphore se poursuit, avec la mention du « camino » et du « pie doloroso » de l‟homme, assimilé à un « mísero peregrino ». Nous reviendrons un peu plus loin sur l‟image de l‟homme comme voyageur sur cette terre310, mais il nous importe de faire remarquer ici que cette métaphore est convoquée, dans ce poème, dans le cadre d‟une adresse à une allégorie du temps qui passe, ce qui montre encore l‟étroitesse du lien entre les différents mécanismes métaphoriques dans la poésie morale quévédienne.

Remarquons maintenant que les pas dont il est ici question ne sont pas toujours exactement ceux du temps : ils sont aussi ceux de la mort, de l'âge ou des années. Il existe en effet un souci de variété dans la poésie morale quévédienne, qui évite ainsi la monotonie de la répétition stricte de la même métaphore. Dans la silva « Estas que veis aquí pobres y escuras »311, c'est d'un pas, et non plus de plusieurs pas, qu'il est question. Il s'agit du pas de la mort, et le passage au singulier nous semble justifié par l'aspect silencieux de ce pas. Les vers 78 à 81 contiennent en effet la phrase suivante : « [...] la muerte [...] / presta vendrá con paso enmudecido » : il est donc assez logique d‟isoler ce mouvement silencieux en un seul geste. D‟autre part, contrairement à l'idée de décompte, lent mais inévitable, qu'impliquait la forme plurielle des pas du temps, le singulier dans la description du pas de la mort permet d'introduire l'idée de vitesse dans ce déplacement. Cette notion de rapidité est aussi liée à la description du déplacement du temps et de la mort dans le salmo « Cuando me vuelvo atrás a ver los años »312, bien que les pas y soient pluriels. Les vers 7 à 10 en sont en effet les suivants :

« Pasa veloz del mundo la figura, y la muerte los pasos apresura ; la vida nunca para,

ni el Tiempo vuelve atrás la anciana cara. ».

L'idée de déplacement est soulignée à trois reprises : « Pasa » ; « los pasos » ; « nunca para » et celle de rapidité est répétée deux fois : « veloz » et « apresura », faisant de ces vers un condensé de deux aspects essentiels de la métaphore du passage du temps dans notre corpus. Cette idée de déplacement est d‟ailleurs exprimée aussi par les sonorités occlusives des bilabiales sourdes, qui illustrent assez bien un pas saccadé et rapide. Signalons cependant le

310

Cf. paragraphe 3.3.3 de cette partie.

311

BL 142.

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fait que le pas de la mort se caractérise, dans la poésie morale quévédienne en particulier, par son silence, ce qui est souligné par le participe « enmudecido » dans la silva déjà mentionnée « Estas que veis aquí, pobres y escuras ». Ce silence peu sembler en contradiction avec le rôle des occlusives précédemment citées, mais il n‟en est rien : dans le cadre de la fiction poétique, il est prétendu que la mort vient à l‟homme de manière silencieuse, mais cela n‟empêche pas le texte poétique de se soumettre à des critères d‟efficacité rhétorique, dont fait partie le recours aux sonorités occlusives pour représenter le passage du temps. L‟idée d‟une mort qui surprend l‟homme par son silence est aussi présente dans le sonnet « ¡Cómo de entre mis manos te resbalas! »313, où la voix poétique s'adresse ainsi à la mort : « ¡Qué mudos pasos traes, oh muerte fría, / Pues con callado pie todo lo igualas ! » (vv. 3-4). Dans ce cas, les sonorités ne reproduisent pas particulièrement la marche du temps, par contre, les pieds de la mort sont représentés au singulier (« pie »), de même que, dans « Estas que veis aquí pobres y escuras », ses pas étaient décrits comme « paso ». Les variations sur la métaphore du temps qui passe sont donc nombreuses, mais rarement isolées : elles fonctionnent dans le cadre d‟un système.

Restent à évoquer les pas de l'âge, qui sont présents dans le salmo « Miré los muros de la patria mía »314. Au vers 3, on trouve en effet l'expression « la carrera de la edad », qui dit une certaine rapidité dans le déplacement, comme cela est le cas pour le déplacement de la mort. Cette métaphore des pas de l'âge est aussi présente au vers 177 du Sermón estoico de

censura moral315, sous la forme « el paso de la edad ». Finalement, l'âge ou les années sont également représentées comme marchant dans le sonnet « Que los años por ti vuelen tan leves »316, dont le vers 2 évoque leurs « pisadas » (vv. 2-3 : « pides a Dios, que el rostro sus pisadas / no sienta,... »). Il est nécessaire de remarquer qu'il ne s'agit pas seulement ici de marcher, pas à pas, plus ou moins vite ou plus ou moins silencieusement, mais véritablement, pour la représentation métaphorique du temps, d'écraser l'être humain. Avec le substantif « pisadas », la voix poétique passe de l'évocation de l'action de « marcher » à celle de « marcher sur », « fouler », l'objet sur lequel il est question de marcher étant « el rostro », c'est-à-dire la représentation par excellence de l'humanité du sujet. Avec cette notion d'écrasement, sur laquelle nous serons amenée à revenir, à propos du pas de l‟homme, la métaphore du temps qui passe acquiert une dimension de violence qu'il importe de souligner.

313 BL 31 / R 49. 314 Salmo XVII, BL 29 / R 68. 315 BL 145 / BL 111. 316 BL 64 / R 25.

3.3.2-« Vivir es caminar breve jornada»

317

: l'homme comme