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4.1.4-L'analogie ou pointe par similitude

La pointe par similitude est longuement abordée dans l'ouvrage de Gracián, dont on peut considérer, si on associe, comme le fait Mercedes Blanco, ce type de pointe à la pointe par parité, qu'il y consacre huit discours, à partir du discours IX. Cette pointe consiste à souligner le lien entre divers éléments de deux séries différentes, éventuellement sous la forme de la métaphore filée. Dans le sonnet « Un godo, que una cueva en la montaña »365, ce type de pointe est bien présent. En effet, sur le principe de la répétition parallèle, avec néanmoins l'introduction d'une certaine variété, sont énumérés cinq événements ou personnages historiques et les cinq territoires ou groupes de territoires qu'ils ont offerts à l'Espagne :

« Un godo, que una cueva en la montaña guardó, pudo cobrar las dos Castillas; del Betis y Genil las dos orillas, los herederos de tan grande hazaña. A Navarra te dio justicia y maña; y un casamiento, en Aragón, las sillas con que a Sicilia y Nápoles humillas, y a quien Milán espléndida acompaña. Muerte infeliz en Portugal arbola tus castillos. Colón pasó los godos al ignorado cerco de esta bola.

Y es más fácil, ¡oh España!, en muchos modos, que lo que a todos les quitaste sola

te puedan a ti sola quitar todos. »

Sont ainsi mis sur le même plan « un godo » (v. 1) ; « justicia y maña » (v. 5) ; « un casamiento » (v. 6) ; « Muerte infeliz » (v. 9) ; « Colón » (v. 10) : tous ces groupes nominaux sont sujets de verbes, parfois sous-entendus comme « dar » au vers 6, qui évoquent l'extension territoriale de l'Espagne. La similitude entre ces cinq sujets est soulignée par le fait qu'ils sont associés d'une manière comparable à des compléments, soit d'objet direct (v. 2 : « las dos Castillas », v. 5 : « A Navarra », vv. 6-8 « las sillas con que... », v. 10 « tus castillos »), soit

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circonstanciels de lieu (v. 6 : « en Aragón » ; v. 9 : « en Portugal » ; v. 11 : « al ignorado cerco de esta bola »). Même, le fait que deux d‟entre ces compléments dépendent de la préposition « en » tend à les relier, alors que sont associés, d‟autre part, les deux compléments qui fonctionnent avec la préposition « a ». Précisons que la distinction entre compléments d‟objets directs et compléments de lieu nous semble obéir à l'esthétique de la variété, dont nous avons souligné l'importance dans le conceptisme. Remarquons aussi que cette variété est complétée par la complexité de la phrase qui évoque les possessions liées au trône d'Aragon, ces possessions étant nommées comme compléments de la relative aux vers 7 et 8. Ajoutons enfin que la multiplication de ces évocations (cinq en trois strophes) sert le propos du sonnet : présenter comme faciles pour l'Espagne toutes ses conquêtes. Une première similitude est donc soulignée entre chacune des différentes manières, décrites comme peu coûteuses en efforts, pour l'Espagne, de conquérir des terres.

Or, la pointe par similitude a pour principe de souligner le lien entre des éléments de deux séries différentes, sur un modèle que Mercedes Blanco résume ainsi : « Les pointes par similitude ou parité tracent un graphe de relations qui a pour nœuds x et ses adjoints y1, y2... yN, mais aussi x' et ses adjoints y1', y2'... yN' »366. Dans le sonnet qui nous occupe, nous aurions affaire à une première série de « nœuds » entre x1-« un godo » ; x2-« justicia y maña »... et y1-« las dos Castillas », y2-« a Navarra »... On trouverait également une deuxième série de relations, établies cette fois entre x'1-x'2 et y'1-y'2 dans les deux derniers vers du sonnet (« Que lo que a todos les quitaste sola / te pueden a ti sola quitar todos »). Dans ces vers, x'1 est « a todos », x'2 étant « sola », y'1, « a ti sola » et y'2, « todos ». Soulignons le fait que le lien entre les éléments de cette deuxième série est non seulement constitué par le sens, mais aussi par le chiasme « a todos » / « todos » - « sola » / « a ti sola » et par la présence au centre de ce chiasme du même verbe « quitar », au vers 13 comme au vers 14. Encore une fois, les deux formes de ce verbe, un mode personnel et un mode impersonnel, sert le souci de variété, si présent dans notre corpus et dans le conceptisme en général. Précisons que ce tercet est un écho de la lettre 87 de Sénèque, qui évoque ainsi le danger planant sur Rome, victorieuse de tant de peuples : « [...] quod unus populus eripuerit omnibus, facilius ab omnibus uni eripi posse ? »367. La référence au texte de Sénèque double en quelque sorte la pointe par similitude d‟une référence savante, qui enrichit les vers par une

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Mercedes Blanco, Les Rhétoriques de la Pointe…, op. cit., p. 262.

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« […] ce qu‟un seul peuple a pu enlever à tous, cela ne peut-il pas être enlevé plus facilement par tous à un seul ? »(Sénèque, Lettres à Lucilius, op. cit., tome III, livre XI, lettre 87, section 41, pp. 157-158).

comparaison entre la grandeur de l‟Espagne et celle de Rome, même si la méconnaissance du texte sénéquien n‟oppose pas d‟obstacle à la compréhension du tercet de Quevedo.

Signalons également que Gracián cite un poème de Quevedo comme exemple dans le discours IX, qui porte sur la pointe par similitude. Il ne s'agit pas d'un poème moral mais de l'éloge funèbre à don Luis Carrillo368, cependant, nous le mentionnons ici pour illustrer la complexité de la classification de Gracián : ce dernier cite Quevedo dans le discours sur la pointe par similitude, mais affirme que cet exemple constitue aussi une pointe par pondération369. À l'occasion de l'évocation de la pointe par similitude, et en accord avec les idées développées par Mercedes Blanco, on constate que les classifications proposées par Gracián ne sont pas à considérer comme des compartiments étanches sans glissements possibles de l'un à l'autre. Au contraire, l'idée du conceptisme est d'exercer l'esprit par un jeu, qui reviendrait à chercher sans cesse le renouveau de formes convenues, dont l'intérêt est alors de servir de références à dépasser.

Si on peut évidemment parler de pointes pour évoquer beaucoup des figures employées dans le corpus des poèmes moraux quévédiens, il faut bien aussi constater que l'adéquation entre le système décrit par Gracián et les poèmes moraux de Quevedo est en général, dans certains des poèmes que nous venons de citer370, comme dans nombre d'autres cas, loin d'être parfaite. En effet, les textes de Quevedo, moraux ou non, sont très peu cités dans l'ouvrage de Gracián : notre impression d'imperfection dans l‟adéquation serait donc confirmée par la très faible présence des poèmes quévédiens dans cette œuvre. C'est ce que confirme la remarque d'Evaristo Correa Calderón, dans son introduction à son édition de l'œuvre de Gracián qui nous occupe : « Quevedo, el más significado conceptista, aparece representado con escasas muestras [...] »371. Correa Calderón ne va donc pas jusqu'à parler d'inadéquation, mais il présente cette absence comme étonnante. Est ainsi laissée en suspens la raison de cette absence : s'agit-il, comme nous le suggérions plus haut, d'une inadéquation liée aux limites impliquées par tout système ? Cela serait en accord avec les mots de

368

BL 279.

369

Baltasar Gracián, Agudeza y Arte de Ingenio, op. cit., tome 1, pp. 118-119 :

« Mas don Francisco de Quevedo, a la muerte de don Luis Carrillo, no sólo se contenta con acumular las semejanzas, sino que después, por contrariedad, las va aplicando, y convierte en dicha la que ponderó infelicidad. [...] Prosigue con otras no inferiores, y luego, en la última estancia, las resume y las aplica por contraria ponderación ».

370

BL 73 / R 36 ne se limite pas au jeu de mots ; de même, BL 62 / R 23 n‟est pas seulement lié à la pointe par hyperbole.

371

Mercedes Blanco sur la classification de Gracián comme à « ne pas prendre à la lettre »372. Ne s'agit-il pas aussi de la conséquence du fait que Quevedo, justement parce qu'il est « el más significado conceptista », s'emploie à appliquer les préceptes généraux de cette esthétique quant à la notion de variété ? Si l‟esthétique conceptiste ne lui est évidemment pas propre, il y intègre la particularité de faire prévaloir la variété sur le strict respect de telle ou telle forme traditionnelle. L‟hypothèse serait alors qu'il emploie dans ses textes, mais en les modifiant toujours pour respecter cette variété, les figures conceptistes de la pointe, les rendant ainsi difficiles à associer à tel ou tel type de pointe en particulier.