• Aucun résultat trouvé

2. Démarche et méthodologie

2.1. Une recherche engagée, une chercheuse alliée

Il me semble important de souligner tout d'abord que ma recherche est engagée. Cet engagement équivaut à la reconnaissance que la production scientifique n'est pas objective, au sens où le sujet qui produit la recherche et l'objet de recherche ne sont pas séparés d'une façon stricte. La recherche est également engagée puisqu'elle reflète ma sympathie et mon soutien au mouvement queer à Montréal et cherche à donner une place importante aux personnes militantes.

2.1.1. L'engagement par l'épistémologie féministe

Cette recherche prend ses sources dans l'épistémologie féministe. Elle se situe clairement du côté des personnes opprimées, marginalisées, invisibilisées dans l'interprétation de l'histoire et la production des savoirs. L'épistémologie du point de vue situé (stand point theory), utilisée tout d'abord dans les études féministes, redéfinit, selon Harding (1987), qui peut être le sujet connaissant, sa légitimité comme sujet et ce qu'il peut connaître (3). L'épistémologie du point de vue situé nécessite la participation des personnes opprimées pour comprendre les rapports sociaux, de domination, d'oppression et d'exploitation. Selon Harding (1987): « … feminist inquiry joins other « underclass » approaches in insisting on the importance of studying ourselves and « studying up », instead of « studying down ». » (8). Ollivier et Tremblay (2000b) ajoutent que : « La vision du monde du groupe dominant, qui s'impose à l'ensemble de la société, est nécessairement partielle et faussée. En tant que vision engagée, seule la vision du monde du groupe opprimé est en mesure de révéler la véritable nature des rapports sociaux de domination. » (75). Je partage le point de vue de ces auteures, soit que le sujet connaissant peut être une personne appartenant à un groupe dominé, que sa légitimité est issue de sa propre expérience et que ce sujet peut rendre compte des rapports d'oppression et des stratégies à utiliser pour les contrer.

Le mouvement que j'étudie est composé de personnes sensibles aux enjeux féministes, dont les connaissances et les expériences sont largement occultées et dévalorisées par l'ensemble de la société qui est hétéronormative et cisnormative. Selon Dorlin (2008), « ... le savoir féministe s'appuie sur tout un ensemble de savoirs locaux, de savoirs différentiels et oppositionnels, disqualifiés, considérés comme « incapable d'unanimité » ou « non conceptuels », qui ont trait à la réappropriation de soi : de son corps, de son identité. » (11). Pour les militant.es queers comme pour les féministes : « le personnel est politique » et il est une source de production de connaissances. De ce point de vue, il apparaît tout à fait pertinent d'utiliser une épistémologie féministe pour produire une recherche sur le mouvement queer à Montréal.

La volonté d'utiliser le point de vue situé a favorisé une recherche inductive dans mon cas. Ollivier et Tremblay (2000a), en citant Beattie (1987, 139-140), soutiennent que la perspective féministe s'oppose « à une théorisation érudite ou éloignée de la réalité pour développer plutôt une nouvelle théorie à partir d'un vécu réel et concret. » (23). Je manquais d'informations déjà disponibles et de données produites par des militant.es queers francophones à Montréal. Ainsi, j'ai choisi d'analyser le mouvement queer montréalais à partir de récits d'expériences des militant.es francophones qui composent ce mouvement en ayant recours à des entrevues.

2.1.2. La place de la subjectivité

La question qui me préoccupait était de trouver une façon de retranscrire le sens qui était donné au militantisme queer à partir des récits des participant.es, sans « déposséder » ces dernier.es de leurs récits par mon interprétation. Interviewer des personnes marginalisées, c'est prendre le risque de leur donner un espace d'expression pour le leur reprendre ensuite au moment de l'analyse. Autrement dit, je cherchais un moyen de négocier ma subjectivité au sein de la recherche, tout en respectant la rigueur d'une démarche scientifique. Selon Enriquez (2013), « La subjectivité se situerait ici dans la reconnaissance de l’influence potentielle de la vision du monde du chercheur-se sur la recherche. L’objectivité, quant à elle, est tirée de la rigueur éthique et scientifique avec laquelle est menée cette recherche. » (66). L'utilisation de la première personne pour écrire ce mémoire témoigne d'un choix délibéré de ne pas effacer ma subjectivité dans la recherche, voire même de la mettre en valeur comme composante des savoirs situés produits avec la participation de militant.es queers. Browne et Nash (2010) affirment qu'il est important pour un.e chercheur.e de comprendre qu'il existe une différence entre les expériences des participant.es et la sienne (134). Dans cette recherche, j'ai conscience de la différence qu'il existe entre ma subjectivité et celles des participant.es et tente donc de produire une analyse capable de respecter les voix des participant.es ainsi que ma propre expérience.

2.1.3. Une chercheuse alliée

J'adopte une position d'alliée par rapport aux militant.es queer. Je suis sensible aux luttes de ces personnes et les soutiens. Parce que je reconnais la différence entre mon expérience et celles des participant.es, j'adopte une attitude d'écoute, ouverte à l'apprentissage et prête à reconnaître et questionner mes privilèges. Comme le mentionnent Dwyer et Buckle (2009) « [W]e posit that the core ingredient is not insider or outsider status but an ability to be open, authentic, honest, deeply interested in the experience of one’s research participants, and committed to accurately and adequately representing their experience. » (59).

La question de savoir pourquoi je m'intéressais à cet objet d'étude en étant une outsider, m'a souvent été posée par des participant.es suite aux entrevues. Je considère qu'il est tout à fait possible de s'intéresser à un objet d'étude, un mouvement militant notamment, sans en faire partie. Cela implique cependant une prudence particulière, c'est-à-dire le respect de la différence, la reconnaissance de ses privilèges et la volonté de comprendre l'objet d'étude du point de vue des personnes qui le composent. Ceci permet, selon Ollivier et Tremblay (2000a) une distanciation, sans impliquer une rupture totale entre le sujet et l'objet (45). Ma position d'alliée reflète cette prudence. Reason, Scales et Millar (2005) donnent une définition du concept d'allié.e: « The concept of being an ally refers to a person in a dominant position of power working toward ending the system that gives power in the interest of a group with which one does not share a particular social identity. ». Washington et Evans (1991) précisent le rôle d'allié.e dans la lutte contre un système oppressif : l'allié.e doit effectuer un travail de soutien avec les personnes opprimées et pour ces dernières.

Ainsi, me positionner comme alliée, c'est adopter une perspective visant à ne pas présumer que je comprends et vis ce que les participant.es vivent et à reconnaître mes privilèges comme femme blanche cisgenre et hétérosexuelle. C'est une prise de distance, mais qui vise cependant à montrer ma sensibilité personnelle aux enjeux discutés et le soutien que je souhaite apporter. En d'autres termes, je revendique une position d'outsider (parce que je ne fais pas partie du mouvement queer francophone à Montréal) et d'alliée (parce que je cherche à

développer des stratégies de soutien avec et pour ce mouvement et j'effectue un travail personnel pour reconnaître mes privilèges). En ce sens, je m'implique présentement dans un organisme LGBT jeunesse en effectuant un travail d'arrière plan. Outre l'accomplissement de tâches administratives, j'écoute les discours portés par les jeunes queers pour apprendre et développer un discours ayant pour but de sensibiliser mon entourage à leurs réalités et leurs revendications. Pour apprendre et devenir une alliée, il est indispensable de comprendre ses privilèges et de les utiliser pour laisser la place aux personnes qui n'en jouissent pas.

La position d'outsider implique des inconvénients et des avantages. Les liens de confiance entre la chercheuse et les participant.es sont plus difficiles à créer lorsqu'une personne est considérée comme outsider. Cependant, cette position possède aussi, dans une certaine mesure, l'avantage de produire un échange plus détaillé et plus approfondi, puisque les participant.es ne présument pas toujours que je comprends et partage l'ensemble de la culture, des expériences et du vocabulaire queer, comme l'affirment Browne et Nash (2010).

En résumé, l'épistémologie féministe liée au point de vue situé est le point de départ de ma recherche. Je souhaitais partir du vécu de militant.es queers pour bâtir la recherche, parce que les personnes opprimées et marginalisées permettent de comprendre le fonctionnement des rapports d'oppression et de domination et développent des stratégies pour les combattre. Ce parti-pris a donné lieu à plusieurs questionnements personnels. N'étant pas moi-même une militante queer, j'ai dû accepter ma subjectivité, reconnaître ma position d'outsider et les privilèges dont je jouis pour pouvoir construire une position d'alliée.

2.2. L'approche qualitative, la démarche inductive et la méthode