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6. Mode d'organisation

6.3. Intégrer l'anti-oppression dans le mode d'organisation

6.3.1. S'organiser sans oppresser ni dominer

Lorsque je pose une question à Amélia visant à savoir quelle serait une spécificité du milieu militant queer, elle me répond en premier lieu que le confort est un élément central. Les militant.es doivent se sentir bien, ne pas se sentir victime d'oppression ou vivre un rapport de domination. Elle ajoute que « l'accusation suprême qu'on peut porter contre quelqu'un dans un milieu queer c'est de dire qu'une personne nous met dans l'inconfort. C'est une valeur qui est très très forte dans le milieu queer. » (Amélia). Joshua, lui, justifie le caractère essentiel de ne pas opprimer ni dominer quelqu'un d'autre dans les cercles militants queers.

« … [À] quoi bon s'organiser en groupe avec des gens avec qui on a des affinités pour mener à bien des projets, [...] si ... si on ramène des trucs du monde extérieur qui nous ... qui nous blessent ou nous oppressent. Je pense que d'une certaine façon ça permet de créer une bulle qui peut être salutaire, une espèce de break, de pause de ce qui est parfois difficile à vivre à l'extérieur. » (Joshua).

Sybile, quant à elle, parvient à pointer du doigt l'importance d'être dans un milieu où l'organisation est anti-oppressive en comparant ses expériences militantes passées :

« Si je pense par exemple, au milieu militant étudiant anticapitaliste, contre la hausse des frais de scolarité, dans un milieu homme hétéro cisgenre, je ne suis pas tant à l'aise de militer là. Il doit y avoir des dynamiques de groupe qui me dérangent. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, à les dénoncer. Mais dans les milieux féministes queers, je n'ai pas peur de parler, de dire mon opinion, je lève la main et je me lance. Alors que, dans les assemblées générales d'école, je ne participe pas. Et si je vais au micro, je tremble. Mais sinon je ne sais pas.... je me sens plus safe dans les milieux féministes queers. C'est plus

friendly. » (Sybile).

Pour Dimitri, un mode d'organisation anti-oppresif est central, parce qu'il aide le mouvement à ne pas reproduire les rapports d'oppression qui encadrent les relations sociales dans la société en général ou dans d'autres mouvements et qui mènent à l'exclusion de personnes souvent vulnérables et particulièrement marginalisées.

« C'est encore une fois une affaire de solidarité. Qui parle au nom de qui? Ces enjeux-là sont vraiment importants, surtout quand t'es féministe. C'est pour ça que je suis un peu dégoûté de ... d'une certaine frange du féminisme. C'est pareil pour l'exclusion des personnes trans des espaces non-mixtes par certaines féministes. J'avais écrit un article là-dessus en disant que si on était matérialiste, on devait s'intéresser à l'oppression matérielle que vivent les personnes trans. Et tu la reproduis [l'oppression matérielle] en excluant les femmes trans des espaces féministes, parce qu'en tant que femmes, elles vivent du sexisme et tu nies leur identité de femme. » (Dimitri).

Pour Dimitri, refuser de reconnaître l'autodétermination d'une personne revient à avoir une attitude oppressive. A contrario, être anti-oppressif, c'est laisser de la place à toutes les personnes, ainsi qu'à leur autodétermination personnelle, aussi bien dans l'organisation que dans la participation aux activités. Et parce que les questions d'autodétermination sont centrales, mais difficiles à prendre en compte sans reproduire de rapports d'oppression dans des cadres mixtes, Dimitri parle de l'instauration d'organisations, de groupes ou d'activités en non-mixités visant à réduire les rapports d'oppression et de domination au sein même du milieu militant queer.

Selon lui, bien que le queer cherche à rendre plus fluides les catégories de genres et de sexualités par la mixité, les membres du mouvement n'en ont pas moins une position sociale qui ne doit pas être niée ni opprimée sous couvert de fluidité et de mixité. Selon Breton, Jeppesen, Kruzynski et Sarrasin (2015), un cadre anti-oppression implique que les membres d'un groupe ou d'un mouvement ont conscience qu'ils et elles prennent part, de différentes façons et selon les situations, à des relations d'oppression/privilège. Les membres appartenant

à un groupe de personnes dominantes ont des privilèges et doivent en avoir conscience, pour les identifier et nommer les mécanismes d'oppression multiples, dans le but de les combattre (9). Ainsi, les militant.es queers cherchent, selon Dimitri, à garder à l'esprit que les brouillages des normes et des catégories n'effacent pas les positions sociales et les structures d'oppression et qu'un travail doit être fait pour démasquer ces dernières. Dans la façon de s'organiser, le respect de l'autodétermination et la prise en compte des structures d'oppression se manifestent, par exemple, sous cette forme :

« Ce qui est intéressant, c'est qu'à Pervers/Cité, j'pense y a un an ... il y a eu 5 ateliers non-mixtes. Mais c'est une non-mixité auto-identitfiée, donc si tu t'identifies comme trans ou comme personne racisée, t'es la bienvenue. Ça permet de ne pas avoir un contrôle identitaire émanant de l'extérieur. Si tu t'identifies, tu viens! Ça c'est intéressant comment le queer a retravaillé ces notions et intégré aussi une perspective matérialiste des combats des structures d'oppression. » (Dimitri).

Quentin évoque pour sa part la volonté d'inclure dans l'organisation d'événements des personnes dont le rôle est explicitement d'être à l'écoute des personnes, d'être à l’affût des situations d'oppression, d'agression et de domination qui pourraient survenir pour maintenir un espace sécuritaire (safe(r) space).

« … toute la question de safer space, une question qui revenait souvent. C'est quoi un safer space? Ça a fini par écoeurer les gens mettons, de se poser cette question-là. Même si elle a donné lieu à une tentative d'avoir des active

listeners ou écoutants actifs dans les espaces, ou alors créer des brigades, y a

des gens qui ont créé ça par la suite... (pensif) » (Quentin).

Dans cet extrait, Quentin mentionne également que cette volonté perpétuelle de vouloir contrer les rapports de domination et d'oppression peut être épuisante, sans nécessairement donner les résultats escomptés, ce qui peut mener à des frustrations. Dimitri résume bien cette frustration qui peut survenir lorsque le moindre élément potentiellement oppressif est scruté à la loupe et empêche l'organisation d'actions. Dans cette recherche effrénée d'une organisation sans oppression, il semble penser que les militant.es anglophones sont encore plus attentifs et attentives que les militant.es francophones.

« Je pense que c'est dans le militantisme anglophone généralement, on va plus relever vraiment tous les trucs d'oppression, on va être beaucoup là-dedans avec une grande sensibilité, comme :"il faut pas faire certaines choses parce que ...". À un moment donné, y avait une manifestation, une Gay Pride et le thème c'était 3011, l'Odyssée du futur. Nous, on voulait faire une manif post- apocalyptique, en étant habillé.es en zombies. Et là, quelqu'un a réagi en disant que dans les années 90, on disait dans les médias que les personnes séropositives étaient des zombies, et donc que certaines personnes pourraient se sentir oppressées. Donc, il y a vraiment une attention très forte mise sur certains petits détails. Des fois ça permet de relever des bonnes choses, mais ils sont vraiment trop intenses et des fois ça bloque l'action. Parfois ça empêche un peu d'agir. » (Dimitri).

Dimitri est le seul à avoir mentionné le risque de bloquer les actions en ne focalisant que sur le potentiel oppressif d'une action. Si son récit ne suffit pas à dire que l'observation de cette différence entre les militant.es anglophones et francophones est partagée par l'ensemble des participant.es, cela montre au moins que le mode d'organisation anti-oppressif possède ses limites et qu'il apparaît difficile de prendre en compte toutes les oppressions quand les militant.es s'organisent pour poser des actions.

En résumé, les différents éléments identifiés par certain.es militant.es interviewé.es concernant les façons de s'organiser participent d'une volonté de réduire les rapports d'oppression et de domination au sein du milieu militant queer. Pour la plupart des participant.es, la mention d'un mode d'organisation anti-oppressif est centrale dans leur engagement militant, étant parfois même à son fondement. Le cadre anti-oppressif fonctionne dans deux directions complémentaires. En premier lieu, s'organiser de façon anti-oppressive, c'est prendre en compte l'autodétermination des personnes ainsi que leur confort dans les espaces, événements et activités. En deuxième lieu, réduire les rapports d'oppression et de domination implique que les membres privilégié.es par leur position sociale doivent en avoir conscience et chercher activement à réduire ces privilèges. Plusieurs éléments organisationnels peuvent aider en ce sens : organiser des événements non-mixtes dans le respect de l'autodétermination des personnes et/ou nommer plusieurs personnes chargées de démasquer les rapports d'oppression dans tout événement militant queer, par exemple. Dimitri et Quentin pointent néanmoins du doigt la difficulté que représente un mode d'organisation anti-oppressif, notamment lorsqu'il s'agit de passer à l'action.