• Aucun résultat trouvé

6. Mode d'organisation

6.1. Groupes d'affinités

6.1.2. Dynamique de « drama »

Si les groupes d'affinités tirent leur force d'une forte solidarité entre les membres, l'envers de ce type de relations ne doit pas être négligé. D'ailleurs, trois participants (Dimitri, Alex et Quentin) n'hésitent pas à indiquer la fragilité et le caractère instable des groupes affinitaires lorsque des membres sont en désaccord ou dans une situation conflictuelle. Toutefois, la plupart des participantes n'ont pas mentionné cette difficulté, ce qui peut laisser penser que les groupes affinitaires restent très fructueux pour comprendre la solidarité des militant.es queers qui participe au processus d'identité collective.

Dans cette section, je montre que les groupes affinitaires sont en proie à la dynamique de « drama », pour reprendre l'expression de Dimitri. Premièrement, je remarque que toute tension, désaccord ou conflit au sein d'un groupe affinitaire le met rapidement en péril parce que sa solidarité est ébranlée. C'est la dynamique de « drama ». Deuxièmement, il est important de mentionner que cette dynamique, bien qu'elle ne mène pas toujours à un point de rupture, est toujours sous-jacente et révèle que la gestion de conflits est difficile au sein de petits groupes peu structurés et que l'identité collective n'est pas un état de fait. Elle n'est pas formée une fois pour toutes, elle demande à être sans cesse construite.

Les relations affinitaires présentent une principale faiblesse. Pour Alex, ces relations mènent trop souvent à des tensions et des disputes entre les membres.

« Je trouve que dans les organisations, à un moment donné, il arrive toujours plein de conflits interpersonnels. Souvent les gens ont les mêmes buts, mais des idées très différentes sur comment se rendre à ce but. Et ça cause beaucoup de conflits qui deviennent, je trouve, très personnels, émotifs, lourds. Je n'ai plus l'énergie pour ça. Quand il s'agit de sujets LGBT, on dirait que c'est encore plus émotif parce que les gens deviennent super défensifs sur leur identité. Au moment où on introduit des éléments intersectionnels, on dirait que ça cause plein de chicane. En même temps, on ne peut pas passer par-dessus ça. » (Alex).

Quentin, quant à lui, témoigne d'un événement violent au sein du groupe qui a mené plus ou moins directement à la disparition de PolitiQ, par manque de solidarité.

« En novembre 2011 je crois, aux alentours du Trans day of remembrance (TDOR), il y a eu une agression dans notre groupe entre deux ex, dont la relation avait mal fini, créant des tensions. Un des deux a frappé l'autre, ce qui a eu pour effet de diviser la communauté... Le groupe a eu de la misère à se relever, mais on a continué quand même pendant deux ans à se réunir, mais on arrivait plus à reprendre, à y mettre de l'énergie, il n'y avait plus de cohésion. On a essayé de partir des projets par la suite, mais à un moment donné on a pensé qu'il valait mieux dire que le groupe était mort, plutôt que de continuer en prétendant faire des choses alors qu'on ne faisait plus rien. » (Quentin).

Une fois l'alchimie du groupe brisée, les consensus au sein du groupe se font rares, parce que des dynamiques interpersonnelles négatives prennent trop de place. Sans cohésion et sans consensus possible, puisque les liens de confiance et d'amitié se brisent, l'existence même du groupe est remise en question. Les membres ne se reconnaissent plus mutuellement comme faisant partie d'un même système de relations.

Sans aller nécessairement jusqu'à la rupture, Dimitri reconnaît qu'il est parfois difficile de faire fonctionner un groupe de petite taille où tout le monde se connaît et dans lequel les décisions veulent être prises de façon consensuelle. À propos du P!nk Bloc, Dimitri explique que les initiatives proviennent de personnes différentes selon les moments, mais que chaque membre peut donner son avis, que ce soit en approuvant, en critiquant ou en nuançant une initiative. L'initiative est publiée sur le groupe Facebook du P!nk Bloc Montréal, laissant l'opportunité à tous les membres d'en prendre connaissance et de se joindre ou non à l'action.

« On lâche un appel pour faire un P!nk Bloc. Pis ça peut arriver des fois qu'il y ait des trucs qui sont publiés et qui posent problème. Là, y a des gens qui peuvent réagir et dire qu'ils sont pas à l'aise avec ça. C'est arrivé une ou deux fois puis ... Oui, on prend la critique de dire que c'est ciscentré, par exemple, que ça ne prend pas en compte les réalités trans. Je pense qu'on est ouverts et pour l'instant ça se passe bien. Mais c'est des enjeux de personnes, puis il y a des moments où c'est plus tendu. Moi ça me fait toujours peur dans les groupes, parce que groupe = drama. Quand tu es dans un groupe, il y a toujours du drama à quelque part, mais pour l'instant ça se passe bien, donc nous sommes content.es (Rires). » (Dimitri).

Ainsi, même si les membres ont toujours en tête les dangers inhérents d'une rupture de cohésion au sein des groupes militants queers, les conflits qui surviennent ne trouvent pas une seule réponse unique et systématique. Selon Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski (2007), certains conflits se règlent à l'interne, d'autres précipitent la dissolution d'un groupe, sans toutefois mettre en péril le mouvement, puisque les membres du groupe dissout sont déjà impliqué.es dans d'autres groupes, ou décident d'en créer un nouveau avec de nouveaux et nouvelles membres (7). Le caractère affinitaire des groupes implique donc souvent que la durée de vie des groupes est limitée, et en même temps, il implique une possibilité de se ré- investir dans d'autres groupes sans tracer des frontières claires qui séparent ces derniers. Selon Delisle-L'Heureux et Kruzynski (2007), les affinités prennent la forme de réseaux fluides où il est difficile de classer les militant.es comme appartenant à tel ou tel groupe (5). Ceci est pertinent à relever pour montrer la complexité du processus de construction de l'identité collective : d'une part, l'identification ou le sentiment d'appartenance à un groupe militant est fort parce que des liens de solidarité unissent les militant.es, et d'autre part, les frontières entre les différents groupes sont très étanches et les transformations, disparitions et apparitions de nouveaux groupes sont nombreuses parce que les affinités se font et se défont, sans pour autant que la solidarité au sein du mouvement plus large soit remise en question.

En conclusion, les relations affinitaires et les groupes qui se forment sur leur base présentent une force en même temps qu'un défi dans le processus de construction de l'identité collective du mouvement queer francophone montréalais. Comme je l'ai montré grâce aux extraits d'entrevues, les militant.es ont en commun de trouver dans les relations affinitaires, qui les lient aux autres membres, une source importante de solidarité. D'une façon moins unanime, cependant, quelques militant.es mentionnent le désavantage que procure une forte proximité entre les membres. La dynamique de « drama » déstabilise facilement les petits groupes d'affinités qui ne survivent pas nécessairement au conflit. Cette instabilité ne signifie pourtant pas un bris de la solidarité au sein du mouvement, car de nouveaux petits groupes naissent suite à ces conflits et viennent revitaliser le mouvement. L'identité collective du mouvement se construit donc au grès des groupes affinitaires qui se font et se défont. Selon les contextes et les conflits, la solidarité du mouvement est ébranlée, sans pour autant s'effondrer, car des frontières floues séparent les groupes qui continuent d'alimenter la vitalité et l'engagement au sein du mouvement.

6.2. Structure organique, hiérarchies plates, accessibilité et