• Aucun résultat trouvé

4. Champs d'action : sexualités, identités de genre et autres oppressions

4.3. Luttes en situations

Si dans le discours toutes les oppressions doivent être combattues, en pratique, les participant.es affirment que les luttes se font en fonction des situations des militant.es. Alors que les parcours d'entrée dans le mouvement queer sont très divers, l'implication militante est toujours ancrée dans une situation qui est vécue. Dans cette section, je montre premièrement que l'implication et les champs d'action des participant.es au sein du mouvement sont dépendants de leur situation individuelle. Deuxièmement, au travers des propos des participant.es, j'observe que la situation implique des degrés d'implication différents selon la situation de privilège du ou de la participant.e. Non seulement les champs d'action varient d'un.e participant.e à un.e autre, mais le degré aussi. Troisièmement, grâce à une réflexion minoritaire d'un participant, je comprends que la variabilité des deux précédents paramètres a une incidence sur la construction de l'identité collective du mouvement. Dans ce dernier, il est difficile, et parfois contradictoire, de chercher à créer une unité au sein de la diversité des situations et des identités.

La situation correspond, selon Sztulwark et Benasayag (2003), aux conditions matérielles d'existence, aux expériences vécues d'une personne (44). Par exemple, Liam confie que les champs d'action de son implication militante dépendent de sa propre situation et des difficultés qu'il rencontre. Il est très impliqué dans les enjeux trans parce que sa situation de personne trans constitue une grande part de sa vie et de son identité. Avant de s'impliquer dans les luttes trans, Liam a milité dans d'autres mouvements dans lesquels il trouvait également un moyen de lutter pour la reconnaissance de ses différentes identités.

« J'ai décidé d'aller dans le Village et j'ai rencontré des personnes qui sont lesbiennes. Donc, c'est par là que je suis rentré dans le militantisme en premier. J'ai milité pour les personnes lesbiennes parce que dans ce temps-là, je m'identifiais comme ça. Je ne savais pas ce que c'était être trans. » (Liam).

Il est également un militant antiraciste. Sa situation comme personne racisée lui donne envie de s'impliquer dans la lutte antiraciste, parce qu'il estime pouvoir comprendre mieux que d'autres personnes non racisées comment combattre les oppressions et les discriminations racistes. La lutte n'a de sens que parce qu'elle concerne intimement les participant.es. Comme le mentionnent Sztulwark et Benasayag (2003), une situation doit être habitée. Les personnes qui vivent une situation sont les mieux placées pour la transformer (21; 77-78). Liam connaît les effets du racisme et de la transphobie, il vit ces deux oppressions quotidiennement. Et parce qu'il les vit, il peut, par ses actions militant.es, trouver un moyen de lutter contre les oppressions qu'il subit.

Le degré d'implication selon les enjeux est également à prendre en compte. Amélia affirme son soutien aux personnes trans qui s'organisent pour faire modifier la loi concernant le changement de mention de sexe pour les personnes trans. Elle ajoute cependant qu'elle ne se sent pas à l'aise de mener cette lutte elle-même parce qu'elle ne fera pas usage du changement de mention de sexe, même si la loi est modifiée de façon à ce que les chirurgies et stérilisations ne soient plus obligatoires. Elle préfère que les personnes directement concernées par le projet de loi agissent et fassent entendre leur point de vue pour reprendre du pouvoir sur leur propre situation.

Cette position de soutien en retrait revient à plusieurs reprises lors des entrevues. Les militant.es queers, qu'ils ou elles soient des personnes cisgenres ou trans, sont très

préoccupé.es par les luttes trans. En se déclarant allié.es, comme Dimitri ou Sybile par exemple, les personnes militantes queers cisgenres sont clair.es par rapport à leur participation aux luttes spécifiquement trans : elles soutiennent ces luttes, sans pour autant souhaiter être sur le devant de la scène.

Avoir conscience de sa propre situation importe donc pour se sentir légitime ou non de lutter, mais aussi pour développer une conscience des privilèges. En parlant avec Joshua de sa position marginale en tant que militant queer, il précise qu'il revendique particulièrement sa position marginale parce qu'il possède certains privilèges qui le lui permettent :

« … c'est sur que moi je suis une personne cis blanche avec une apparence masculine fake c'est sur que ... comment je peux dire ça ... ? ... comme cette marginalité-là, je la ... je me réclame de ça, mais je sais que de par ce que je viens de nommer probablement, je vais être la dernière personne qui va subir des conséquences de profilage politique, de profilage racial, de profilage, etc. Donc moi je suis confortable par rapport à ça, mais d'autres personnes, ça peut être nettement plus compliqué là. Je pense qu'il y a aussi la question des privilèges qui doivent être nommés … » (Joshua).

En effet, la question des privilèges est très importante pour les militant.es. Tout.es les participant.es ont reconnu avoir certains privilèges tout en étant dépourvu.es de certains autres. Cette sensibilité aux diverses situations et à la connaissance de sa propre situation est un travail quotidien pour les militant.es. Sybile explique d'ailleurs sa situation et sa compréhension de ses propres privilèges :

« Je suis cisgenre, donc il y a une partie du brouillage des normes que je ne fais pas. En ce moment, je fais un travail réflexif personnel où je me demande justement ce que c'est que d'être cisgenre. Réfléchir à mes privilèges, en prendre conscience et essayer de le faire comprendre aux autres personnes cisgenres. » (Sybile).

Si la lutte en situation est essentielle, parce qu'elle permet aux militant.es une prise de pouvoir sur leur situation, la variabilité qui en dépend a un impact sur le mouvement queer. Le mouvement semble alors, selon Quentin, lutter sur tous les fronts. « […] c'est les revendications des personnes trans, mais là est-ce que c'est vraiment des revendications queers? Les revendications liées au travail du sexe ne sont pas non plus spécifiquement liées au queer. Est-ce que le queer aurait des revendications particulières à lui? » (Quentin). En englobant de nombreuses réalités niées ou stigmatisées dans le reste de la société, le militantisme queer devient le pourfendeur de nombreuses luttes qui sont menées par ailleurs

par d'autres groupes ou mouvements. Le mouvement queer apparaît donc comme étant éclaté, au sens où il est difficile de saisir quelles sont ses limites sur le plan des champs d'action. Ceci n'est pas sans incidence sur la capacité du mouvement à bâtir une identité collective fondée à la fois sur l'unité, mais aussi sur la diversité des situations.

À ce propos, Joshua, Quentin, Alex et Dimitri partagent leurs réflexions qui soulignent aussi bien le caractère fondamental de la création d'une unité dans la diversité, que ses dangers. Joshua affirme que :

« … en terme de communauté, ça peut être quelque chose qui est super utile et une identité qui ne soit pas nécessairement rigide, mais qui a une certaine ... fixité, que ce soit pas assez évanescent pour que les gens puissent s'y reconnaître, pour mener des projets, pour mener de la mobilisation politique, culturelle, […]. Mais je pense pas que le fait que le queer soit quelque chose de mouvant, que ça exclût toute possibilité qu'il y ait une identité ou qu'il y ait quelque chose qui se rattache, à la fois par rapport à l'individuel puis au collectif. […] Je pense que c'est intéressant le fait que ça soit un peu diffus, ça permet de ratisser peut-être un peu plus largement, dans ce sens qu'il y a des gens qui se définissent peut-être comme plus, ... je sais pas comme, peut-être plus avec des tendances ... je sais pas hétérosexuelles, mais qui se définissent comme plus queer par rapport aux politiques plus que par rapport à la sexualité. Ou je connais certaines personnes qui se définissent comme lesbiennes, mais que le terme de lesbienne, elles trouvent que c'est peut-être moins en adéquation avec ce qu'elles ressentent, avec ce qu'elles veulent vivre. Puis peut-être par rapport à la question de la communauté, je pense qu'un peu comme quelqu'un qui se définit comme n'importe quoi ... étudiant, il y a un lien avec la catégorie qu'on appelle "les étudiants", même si des étudiants, y en a de toutes sortes. […] Je ne pense pas que c'est quelque chose qui est trop rigide par rapport à la définition qu'on en fait. […] On peut en sortir, on peut ajouter des choses, on peut en retrancher. […] Je pense que c'est intéressant le fait justement que ça soit pas trop avec des règles très très prescriptives, puis si t'as pas l'item numéro 9 sur la liste des 20 trucs, ça veut pas dire que t'es dehors là. » (Joshua).

Rejoignant le discours de Joshua, Dimitri pense qu'être un.e militant.e queer, c'est avoir des positions politiques liées à des oppressions vécues. L'identité individuelle est à dissocier de l'identité collective du mouvement. Ainsi, la diversité des identités individuelles et des situations n'est pas un frein à une unité autour des diverses oppressions combattues. Selon Melucci (1996), ce processus est normal dans la construction de l'identité collective d'un mouvement :

« l'identité collective assure la continuité et la permanence du mouvement dans le temps, elle établit les limites de l'acteur par rapport à son environnement social. Elle régule le membership des individus, elle définit les préalables pour rejoindre le mouvement, et le critère par lequel ses membres se reconnaissent eux/elles-mêmes et sont reconnu.es » (75, traduction libre).

Quentin voit d'un autre œil la constitution d'une identité collective queer, estimant que le processus implique une invisibilisation de la diversité des identités, mais aussi des discours militants au profit d'un ensemble de valeurs.

« Je vois le queer comme un identifiant générationnel, parce qu'en effet, on l'a vu apparaître, queer était là pour remplacer gais et lesbiennes, en fait pour problématiser le fait qu'on fasse un acronyme LG, et maintenant qu'on parlerait de LGBT. Mais là, on voit le queer apparaître lui-même dans l'acronyme, avec LGBTQ. Donc queer devient plus juste un terme parapluie, mais obtient sa propre identité dans ça, et finit par recréer le même problème qu'on voulait éviter en créant ce terme-là. Donc on finit par réinvisibiliser la diversité au sein du parapluie, on recréé une hiérarchisation entre les identités mettons lesbiennes, trans, bi là-dedans. […] Je pense que la communauté a créé un mode de vie. Et je pense que tu rentres dans le queer et t'as pas le choix de... Il y a un ultra-gauchisme dans le queer, t'as pas le choix on dirait d'adopter toutes les valeurs. Il faut que tu sois à la fois pro-polyamour, pro- travail du sexe, si tu milites pas par rapport au VIH... Il faut que tu sois le plus militant possible, il faut que t'aies l'air hors des politiques les plus progressistes au monde, sans réfléchir à la façon dont tu as acquis ces politiques. On est dans une société qui n'en parle pas habituellement de ces choses-là, pis d'un coup il faut que ça t’apparaisse de suite, il faut que tu tombes dans ces valeurs-là qui sont très proches des valeurs anarchistes. » (Quentin).

Selon Quentin, ce processus qui admet l'importance de préalables et de critères pour faire partie du mouvement va à l'encontre de la démarche militante queer, dans la mesure où ce mouvement se fonde sur des valeurs non hiérarchiques et intersectionnelles rejetant toute conformité. Alex et Dimitri vont dans le même sens en critiquant la tendance de certain.es militant.es à vouloir être le ou la plus queer selon des critères de conformité, comme si une identité collective était coulée dans le béton.

Dans cette section, j'ai montré que les divers champs d'action des militant.es queers, soutenus par des principes non hiérarchiques et intersectionnels, s'agencent d'une façon différente d'un.e militant.e à l'autre. Les luttes queers sont des luttes en situation, c'est-à-dire que l'implication des militant.es dépend de la situation d'oppression/privilège de ces dernier.es. La diversité des militant.es qui composent le mouvement pose donc un défi au processus

d'identité collective qui se fonde sur une multitude de situations et divers degrés d'implication dans les différents champs d'action. Concernant cette tension, plusieurs militant.es interviewé.es affirment que la formation d'une identité collective vise à permettre aux personnes qui vivent différentes oppressions de se réunir principalement en vertu de leur position marginale dans la société, alors que d'autres soulignent une tendance du processus d'identité collective à créer des critères et préalables pour participer au mouvement, ce qui manque de cohérence pour un mouvement qui cherche à libérer les militant.es des catégories oppressives. Si cette tension est bien présente, Melucci affirme cependant qu'une définition des critères et préalables qui fondent l'appartenance des membres à un mouvement est un passage obligé dans la construction de l'identité collective d'un mouvement, donc de la définition même du mouvement.